analyse de livre
Nous sommes heureux de retrouver notre contributeur fidèle, Grant Hamilton. Traducteur agréé diplômé de l'Université Laval, M. Hamilton est le fondateur propriétaire d'Anglocom, cabinet de Québec spécialisé en communication d'entreprise en anglais et en français. M. Hamilton collabore régulièrement aux activités de formation de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) et de l'American Translators Association (ATA) et il enseigne l'adaptation publicitaire du français en anglais dans le cadre du certificat de traduction de la New York University. En 2009, l'ATA lui a décerné le prix Alicia-Gordon pour la créativité en traduction.
M. Hamilton est l'auteur de diverses publications. Lancé en 2011, son livre Les trucs d'anglais qu'on a oublié de vous enseigner est un recueil de billets sur la langue anglaise inspirés en grande partie des questions que ses clients francophones lui ont posées au fil des ans. Avec son complice langagier François Lavallée, il a publié en 2012, chez Linguatech éditeur, un recueil de gazouillis sur la traduction intitulé Tweets et gazouillis pour des traductions qui chantent. Nombre de ses articles sont également parus dans The ATA Chronicle et dans la revue Circuit de l'OTTIAQ, dont Translating for Quebec : 8 Essential Rules to Follow, Creative Thinking: Doing What a Machine Cannot et Translation in Canada.
Grant Hamilton joue un rôle prépondérant dans le milieu de la traduction et au sein de sa collectivité. Il siège au conseil d'administration de l'OTTIAQ, il a été vice-président de la division Entreprises de traduction de l'ATA de 2009 à 2012 et il préside la division du Québec du programme Le Prix du Duc d'Édimbourg, qui souligne les efforts et l'engagement des jeunes de 14 à 24 ans. En août 2014, M. Hamilton organisa le séminaire On traduit dans les Laurentides, cinquième d'une série de rencontres de formation pour traducteurs œuvrant dans la combinaison de langues anglais-français.
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« Le français et le japonais sont identiques d'un point de vue crucial : ils ne sont ni l'un ni l'autre l'anglais. »
Ma première langue, celle que ma mère m'a parlé dès ma plus tendre enfance, c'est l'anglais. Une langue riche et expressive, étonnante de beauté à l'occasion, souple et rigide à la fois, mais surtout d'une complexité à faire pleurer celui qui l'apprend sur le tard. Cette langue, aussi compliquée soit-elle, domine aujourd'hui la terre entière. Et j'en récolte tous les avantages.
Dans son exquis traité sur la langue, la romancière japonaise Minae Mizumura se désespère de nous, anglophones :
« Je suis abasourdie de la naïveté de ces gens pourtant très intelligents dont la langue maternelle est l'anglais. Ils ne sont jamais, eux, condamnés à réfléchir aux questions de langue. »
The Fall of Language in the Age of English changera peut-être la
donne. Succès de librairie à sa sortie au Japon,
l'ouvrage sonne l'alarme quant à l'envahissement de l'anglais et
à la lente évolutiondu japonais vers un rôle de second plan dans son propre pays. Comble de l'ironie, cette œuvre est passée inaperçue dans le reste du monde jusqu'au jour où Juliet Winters Carpenter, professeure d'anglais à l'Institut féminin d'arts libéraux Doshisha
et Mari Yoshihara, professeure d'études américaines a l'Université d'Hawaï à Mãnoa, l'ont traduite en anglais.
Un plaisir à parcourir, ce livre explore l'univers linguistique japonais si mal connu. L'auteure partage anecdotes, faits historiques, observations personnelles et constats linguistiques pour dresser un portrait du Japon d'hier à aujourd'hui et décrire son rapport avec la présence toujours plus étouffante de l'anglais.
L'histoire personnelle de Mme Mizumura la rend particulièrement apte à aborder ce sujet. Partie vivre aux États-Unis avec sa famille à l'âge de douze ans, elle y restera quelque vingt ans sans jamais s'y sentir véritablement à l'aise. Adolescente, elle se réfugie dans la lecture des classiques de la littérature japonaise en rêvant à son pays natal. Et jeune femme, elle s'inscrit à l'Université Yale en lettres françaises et critique littéraire dans un geste qu'elle qualifie aujourd'hui de refus de l'anglais et de sa vie américaine. Elle regagnera finalement le Japon où elle deviendra romancière à succès.
Le lecteur francophone appréciera à coup sûr les nombreux parallèles qu'elle dresse entre le français et le japonais. Elle raconte, par exemple, avoir constaté une différence entre les jeunes Japonais de sa génération partis étudier aux États-Unis et ceux partis étudier en France. Les premiers cherchaient à acquérir une formation de pointe dans un domaine précis et, pour eux, l'apprentissage de l'anglais était le moyen d'y parvenir. Les derniers, par contre, se rendaient en France pour y apprendre la langue, comme si leur seul but était de traîner dans les cafés en fumant des Gauloises et en parlant un français impeccable. « Rétrospectivement », conclut-elle, « le fait que la langue française ne serve plus à l'acquisition de connaissances présageait déjà son sombre avenir. »
Mme Mizumura partage aussi ses réflexions sur la littérature et sa place dans le développement d'une langue nationale. J'ai été étonné d'apprendre que la littérature japonaise est subitement passée, en 1887, d'une tradition de chinois classique à une écriture en langue japonaise, de telle sorte que les Japonais d'aujourd'hui ne peuvent même plus lire les grands classiques de leur propre pays. Elle décrit l'interaction entre le chinois et le japonais et explique la naissance du système d'écriture japonais, qui puise dans les idéogrammes chinois en y greffant deux autres alphabets, phonétiques. Le jeu entre ces alphabets procure aux auteurs des outils stylistiques qu'on imagine à peine en français !
Mais cet ouvrage, tout agréable soit-il à parcourir, véhicule un message dur à encaisser : toute langue qui ne se défend pas est condamnée à mourir. Quand Mme Mizumura prend à partie les Japonais qui prétendent que la langue et la culture japonaises se portent très bien, je pense à ma propre frustration devant les gens de chez nous qui ne s'inquiètent guère de l'anglicisation insidieuse de Montréal. Il est faux, dit-elle, de croire que son identité est bien à l'abri derrière une frontière et sur une île du Pacifique. « Ce qui rend japonais les Japonais, ce n'est pas leur pays ni leur sang, mais bien la langue japonaise qu'ils parlent. »
L'auteure traite de la même question que Claude Hagège dans son ouvrage Contre la pensée unique, mais elle le fait d'une manière plus posée et raisonnée. Elle suscite des questionnements ; elle nous amène à réfléchir sur toute la notion de langue et sur la valeur intrinsèque d'une langue ; elle nous met au défi d'aimer et de valoriser notre langue. Elle livre enfin un message percutant et essentiel pour toute la francophonie. Vite, une traduction française !
Grant Hamilton
D'autres articles sur ce blog :
Défense de la langue française face à l'américanisation
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À tout seigneur, tout honneur...
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