E N T R E T I E N E X C L U S I F
L'interview suivante a été menée en anglais par Skype entre Los Angeles et Montréal
S. S. - l'interviewée | J. G. - l'intervieweur |
traduction :Jean Leclercq (original interview in English)
Jonathan : Vos parents sont nés à Toronto. Vous avez grandi à Montréal et vous parliez l'anglais à la maison. Vous avez appris le français à l'école, mais ce n'est qu'à l'adolescence que vous vous êtes vraiment familiarisée avec cette langue. Comment cela s'est-il produit ?
Sherry : Ma mère était résolument tournée vers l'avenir... Elle admettait que le français était important à Montréal ! Cela peut paraître banal aujourd'hui, mais j'ai grandi dans une ville qui, en fait, était encore une ville coloniale - avec une minorité anglophone puissante et très autarcique. Ce que certains, à partir des années 1960, ont ressenti comme une évolution intolérable (ceux qui se sont sentis menacés, voire exclus, par une ville francophone) était vécu par d'autres comme une époque d'intense fièvre politique, économique et sociale. Le fait de suivre un cours de français de niveau universitaire alors que j'étais encore au lycée, m'a fait envisager les choses très différemment. J'étais de plus en plus attirée par la culture francophone.
Jonathan : À certains égards, Montréal vous semble comparable à Calcutta. (Plus tard, vous écrirez Villes en traduction : Calcutta, Trieste, Barcelone et Montréal, paru aux Presses de l'Université de Montréal en 2014). Pouvez-vous nous expliquer ?
Sherry : Calcutta et Montréal ont été fondées à la même époque de l'histoire coloniale – 1609 pour Calcutta, 1642 pour Montréal. À l'origine, Montréal est une ville française, puis survient la Conquête de 1759 et Ville-Marie devient Montréal. Les deux villes résultèrent d'une division de l'espace – une zone plus moderne et spacieuse, tranchant sur le reste du tissu urbain. Bien sûr, en Inde, les lignes de partage colonial sont très différentes de ce qu'elles sont au Québec où ce sont deux puissances européennes qui sont en situation de concurrence et où la présence autochtone a été largement occultée. Mais, la configuration linguistique et spatiale de Calcutta et de Montréal obéit aux mêmes principes colonialistes et l'interaction entre les différentes parties de la ville a connu des dynamiques analogues. Ce que j'ai appris, c'est qu'il y avait beaucoup à découvrir dès lors qu'on considérait Calcutta et Montréal comme des villes en traduction. L'histoire de la Renaissance bengalie, telle qu'elle s'est déroulée dans tout Calcutta est à la fois riche et fascinante – c'est l'histoire d'innovations scientifiques et artistiques qui ont été le fruit de l'interaction entre les communautés. Il en est de même, mutatis mutandis, de Montréal. Une histoire culturelle de la ville depuis les années 1940, par exemple, témoigne de l'ouverture de nombreuses nouvelles passerelles entre les communautés de la ville. Des personnalités littéraires comme Mavis Gallant, F.R. Scott ou A.M. Klein ont tissé des liens culturels entre francophones et anglophones — dans le journalisme et la poésie. Mais il convient de noter que la traduction n'est pas toujours une réussite et qu'il n'est pas inutile d'étudier le cas des traductions loupées.
Jonathan : Vous allez ensuite étudier la littérature comparée à l'université Brandeis, aux États-Unis, puis vous faites votre maîtrise à Paris et vous obtenez un diplôme de l'École Pratique des Hautes Études (EPHE), le tout couronné par un doctorat de littérature comparée de l'Université de Montréal. Votre parcours professionnel est assez inhabituel : d'abord traductrice littéraire, vous passez ensuite à la traductologie. Parmi les fonctions que vous avez occupées figurent celles de professeure au Département d'études françaises de l'Université Concordia et de membre de l'Académie des Lettres du Québec. Dans la longue liste de vos publications figure le livre Translating Montreal: Episodes in the Life of a Divided City qui vous valu de figurer parmi les finalistes du Grand Prix du Livre de la Ville de Montréal. Certains pourront y voir une activité solitaire, mais vos écrits sont cependant largement reconnus, ainsi qu'en témoignent les nombreux prix que vous avez reçus, notamment le Prix André-Laurendeau 2012 qui récompense des travaux en sciences humaines. [1]
Pendant votre brillante carrière, quels progrès avez-vous constatés quant au rôle du traducteur littéraire?
Sherry : L'essor de la traductologie en tant que discipline universitaire est un des succès spectaculaires des trois dernières décennies. La progression a été exponentielle – livres, revues, programmes universitaires, cours d'été, et j'en passe. C'est une matière particulièrement importante en Europe, et la traduction littéraire est de plus en plus considérée comme une activité créatrice. Il me semble que les traducteurs sont, d'une manière générale, mieux reconnus, et cela grâce au magnifique travail accompli par les associations de traducteurs, les grands traducteurs et les milieux universitaires qui accordent davantage d'attention à leurs travaux et les étudient sérieusement. Au Canada, la traduction littéraire jouit d'un soutien de l'État et d'un certain degré de reconnaissance par le grand public. Mais, on reproduit souvent les mêmes platitudes. Il nous faut œuvrer davantage à la reconnaissance de la valeur créatrice de la traduction – non seulement sur la scène canadienne, mais à l'échelon international.
Jonathan : Votre plus récent ouvrage, Translation Effects: The Shaping of Modern Canadian Culture (produit en collaboration avec Kathy Mezei et Luise von Flotow, McGill-Queen's University Press, pp. 496) traite, entre autres choses, du bilinguisme. Pour ceux de nos lecteurs qui ne l'ont pas lu ou qui n'auront pas l'occasion de le lire, pourriez-vous nous dire quelques mots du bilinguisme à la canadienne ?
Sherry : Dans le livre, nous soutenons qu'à bien des égards, le bilinguisme officiel a masqué les réalités multiformes de la traduction au sein de la société canadienne. Et le livre - qui réunit une trentaine d'essais – montre comment la traduction intervient dans de nombreux aspects de la vie littéraire et culturelle – qu'il s'agisse des langues des Premières Nations, des langues des immigrants ou des transactions inégales entre l'anglais et le français. Si le bilinguisme est un élément important de notre identité, et qui permet au pays de fonctionner, il ne s'applique qu'aux réalités juridiques du pays. Les réalités culturelles sont moins lisses, plus inégales, mais aussi à l'origine de nouveaux mélanges.
Jonathan : Alors, pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il consenti de si grands efforts pour promouvoir et protéger le bilinguisme ?
Sherry : Sous sa forme actuelle, le bilinguisme a résulté de l'agitation politique des années soixante. Au Québec, il existe un fort mouvement séparatiste, toujours prêt à resurgir et, dans ces années-là, il était très fort. En promettant une présence française d'un bout à l'autre du pays, le bilinguisme officiel était une réponse à cette crise. Mais, le Canada a aussi une politique multiculturelle qui confère des droits culturels aux différents groupes dits "ethniques". Ces droits sont parfois en opposition les uns avec les autres, ou perçus comme tels. Il est vrai que le bilinguisme officiel est resté en place depuis déjà plusieurs décennies, et qu'il semble avoir bien rempli sa mission. Mais, si le gouvernement a d'abord fait toutes ses traductions dans ses propres services, il les externalise désormais presque toutes et n'assure plus de formation.
Jonathan : Il semble que dans son livre intitulé "Bilinguisme", le Dr Paul Christophersen du Collège universitaire d'Ibadan (Nigeria), ait écrit qu'il est presque impossible à un locuteur soi-disant bilingue d'être à 100% efficace dans les deux langues.
Sherry : Certes, le parfait bilinguisme n'existe pas. Le bilinguisme est presque toujours asymétrique. Toutefois, il existe beaucoup de Québécois qui "fonctionnent" aussi bien dans une langue que dans l'autre. Généralement, c'est une aptitude orale. L'écrit est une autre histoire. Il y a très peu de gens qui rédigent aussi bien dans une langue que dans l'autre et, par exemple, si beaucoup peuvent tout aussi bien lire dans les deux langues, au Québec, les institutions littéraires demeurent assez séparées. Mais, pour ce qui est du bilinguisme vécu au quotidien, il y a un nombre étonnant de gens qui peuvent s'en prévaloir, notamment à Montréal. Et si les franco-Canadiens ont été jadis "forcés" d'être bilingues, ce sont maintenant les Montréalais anglophones qui sont de plus en plus bilingues. Mais, quant à être à 100% efficace, je dirais que ce n'est pas vraiment un indicateur utile. Qu'est-ce qu'être à 100% efficace quand il s'agit d'une langue ?
Jonathan : M. John Woodsworth, traducteur russe-anglais et auteur d'un rapport remis au gouvernement canadien il y a de nombreuses années, a proposé que Radio-Canada remplace sa formule actuelle de réseaux de télévision distincts en anglais et en français par un réseau unique bilingue, avec un programme quotidien composé d'émissions intégralement ou essentiellement produites au Canada, tantôt en anglais et tantôt en français, avec sous-titrage dans l'autre langue.
Sherry : C'est une idée intéressante, mais qui risque peu de se concrétiser. C'est le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) qui réglemente ces questions. Or, il y a vingt ans, il a fermé un réseau radiophonique bilingue qui alternait l'anglais et le français. Vu la position du gouvernement actuel à l'égard de la radiodiffusion publique, nous serons déjà heureux de pouvoir conserver un réseau public de radiodiffusion, à plus forte raison, de le révolutionner.
Jonathan : Au cours de ce bref entretien, nous n'avons fait qu'effleurer les intérêts très divers que vous portez aux questions historiques et culturelles qui influent sur les traductions. Toutefois, nous espérons que cela donnera à nos lecteurs une idée de ce qu'ils trouveront dans n'importe lequel des nombreux livres que vous avez écrits. Merci beaucoup.
[1] André Laurendeau (1912-1968), romancier, dramaturge, journaliste et homme politique canadien, il fut l'un des artisans de la Révolution tranquille, ce vaste mouvement intellectuel de transition socio-politique vers un Québec autonome, sécularisé et démocratique. Collaborateur, puis rédacteur en chef du Devoir, le grand quotidien d'opinion montréalais, André Laurendeau a coprésidé (de 1963 jusqu'à sa mort le 1er juin 1968) avec Davidson Dunton, la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, connue également sous le nom de Commission Laurendeau-Dunton. C'est un autre écrivain et journaliste, Jean-Louis Gagnon, qui lui succéda en 1968. La Commission a rendu un volumineux rapport qui a constitué le socle de la politique de bilingusime et de biculturalisme appliquée depuis par le gouvernement fédéral canadien. L'action d'André Laurendeau en faveur de l'éducation des jeunes et de l'émancipation des femmes a si profondément marqué le Québec que plusieurs établissements d'enseignement et distinctions diverses portent son nom.
Discours de Mme. Simon en français - 1 heure 25 minutes
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