Dans son édition du 18 juin dernier, notre confrère Le Monde se fend exceptionnelle-ment d'un éditorial en anglais intitulé "Britain beware, 'Brexit' could be your Waterloo." (« Messieurs les Anglais, le Brexit pourrait être votre Waterloo »). Titre quelque peu codé puisqu'il comporte une allusion à la bataille de Fontenoy et une autre à celle de Waterloo, encadrant le néologisme Brexit, contraction de Britain exit : la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne [1] . À bien y songer, le carnage de Mont Saint-Jean, s'il a marqué la fin de l'épopée napoléonienne et le début de la suprématie britannique en Europe, a aussi instauré un siècle de paix relative sur le continent et permis un remarquable essor de l'économie, des sciences, des arts et des lettres. Donc, à quelque chose malheur est bon. Partant de là, les auteurs de l'article mettent en garde leurs amis d'outre-Manche contre la tentation du splendide isolement et le chant des sirènes de Nigel Farage, les conjurant de rester membres de l'Union européenne lorsque leur Premier ministre, M. David Cameron, leur donnera l'occasion de choisir par voie de référendum. Comme en 1815, amis britanniques, votre avenir est en Europe !
J.L.
Pour commenter de façon plus approfondie (et, peut-être, plus humoristique) l’éditorial du Monde, nul ne nous a semblé mieux placé que Françoise Pinteaux-Jones, Française d’origine qui vit depuis longues années en Angleterre, et dont le nom de famille à lui seul sous-entend le degré d'immersion dans les deux pays et les deux cultures. Voici ce qu'elle nous écrit :
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On a marqué en grande pompe au Royaume Uni le bicentenaire de la bataille de Waterloo. Une imposante cérémonie fut célébrée à St Paul en la présence du Prince Charles et de son épouse, la Duchesse de Cornouailles qui partageait avec d'autres invités la distinction d'avoir eu un ancêtre ayant participé à la bataille. Des expositions, des reconstitutions historiques, émissions de radio et de télévision ont marqué « Waterloo 200 », dont une sérialisation du 'pavé' d'Andrew Roberts (1000 pages sur Napoleon the Great) fort opportunément sorti ces jours-ci. Il s'agit en l'occurrence d'un pavé dans la mare car l'auteur, dont la réputation nationaliste n'est plus à faire s'y montre « par moment d'une obséquiosité embarrassante » (dixit The Independent), bien dérangeante en tout cas pour un public que n'embarrassent pas les clichés de la propagande de l'époque – fort bien illustrée par ailleurs dans une exposition au British Museum.
Pour un peuple de marchands, [….] être envahi par une armée de pratiques qui payent bien, avoir à nourrir des héros parfaitement solvables, que peut désirer de plus un pays industriel ? La Belgique n'est pas du reste, par elle-même, fort belliqueuse, car son histoire atteste, depuis des siècles, qu'elle se contente de fournir un champ de bataille aux autres nations.
Le pays devait encore payer pour le savoir…
En France, l 'humeur est plus sombre, « une nation fière, fait observer Le Monde, n'accepte pas facilement la défaite » : on n'en veut pour témoin que Victor Hugo dont la lamentation résonne jusqu'à nos jours dans les écoles.
Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !
La réverbération de l'évènement dans la littérature de nos pays donne une mesure de la férocité de cette bataille. C'est en effet de ses 23 700 morts et 65 400 blessés qu'on se souvient : quand Byron lamente
« … cette plaine d'ossements, le tombeau de la France, le funeste Waterloo ! » il constate avec Hugo
Comme fut reprise dans l'heure la fortune et ses dons
Et le succès changeant enfui sur ses talons.
Très en vue, l'aigle prit son dernier envol, mais
Par les flèches des nations rassemblées forcé au sol,
Laboura la plaine de ses serres sanglantes,
Les ambitions d'une vie, ses œuvres réduites à néant ;
Il traine les anneaux brisés qui enchaînaient le monde.
Waterloo hante les écrits de Balzac, Chateaubriand, Stendhal, d'autres encore mais c'est par Hugo qu'on peut juger du traumatisme :
"Waterloo est de toutes les batailles rangées celle qui a le plus petit front sur un tel nombre de combattants. Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue; soixante-douze mille combattants de chaque côté. De cette épaisseur vint le carnage." Et d'y consacrer un livre entier des Misérables – où l'on trouve Thénardier à pied d'œuvre…
… Raillée par Le Monde la rare discrétion d'un François Hollande peu soucieux de se joindre aux « dirigeants de la Perfide Albion » se comprend un peu. Le journal ne se félicite pas moins du bilan plus équilibré dont on se montre aujourd'hui capable envers cet épisode sanglant. On se console ici en notant, avec nos poètes, que l'Empereur était seul contre tous : de l'aveu même du Duc de Wellington « peu s'en était fallu ». Mais, selon le journal, franco-centrique en diable, « qui se souvient aujourd'hui de Wellington ? »
Ainsi rasséréné, Le Monde peut se réjouir de ce qu'après 1815, avec le Congrès de Vienne, une ère de stabilité s'est ouverte en Europe grâce aux rencontres régulières organisées par les gouvernements européens, lors desquels les crises peuvent être résolues – une idée qui avait de l'avenir… Tandis que la Grande Bretagne entreprend sa Révolution industrielle, ailleurs les « nobles idées issues de la Révolution française firent leur chemin. Elles ouvrirent la voie à la modernisation des sociétés européennes, à un âge d'or pour la science, les arts et la littérature. »
Et ce n'est pas tout : l' « autre spectaculaire conséquence de Waterloo », en dépit d'escarmouches et de rivalités mesquines, c'est l'entente devenue cordiale entre les deux pays et qui désormais les verra combattre côte à côte « pour le meilleur et pour le pire ». Selon cette analyse, le « XIXe siècle commence vraiment en 1815, tout comme le XXe commence en 1914. ». Presque sur sa charnière, Le Champ de Waterloo, composé par Hardy en 1876, prégnant, a valeur de mémoire comme de prémonition. Le poète évoque la bataille par le biais de la nature qu'elle anéantira, dont le vers de terre qui
S'enfonce en frétillant quittant scène si âpre
Se croyant à l'abri, ignorant
du rebutant flux rouge qui l'engloutira.
Ici l'évocation de 1815, augure d'autres êtres
Piétinés et brisés en un tombeau bourbeux,
Des épis en herbe qui jamais ne seront d'or,
Et des fleurs en bouton qui jamais ne s'épanouiront
et rend l'appel par lequel Le Monde conclut son éditorial, « Aujourd'hui, avec solennité, nous disons à nos amis d'outre-Manche : attention, le Brexit pourrait être votre 'Waterloo' » d'autant plus poignant. Soixante-dix ans de paix et de prospérité, c'est quand même un progrès sur le siècle dernier. Encore faudra-t-il que l'Union Européenne se montre à la hauteur de ses ambitions, réitérées par Frans Timmermans, Premier Vice-président de la Commission lors de la commémoration:
« Une unité dans la diversité, pas une unité dans l'uniformité. Une unité qui n'est pas imposée par la violence et l'agression, mais qui se fonde sur les valeurs de la démocratie et du dialogue, de l'ouverture et de l'égalité des chances, de la liberté et de l'état de droit.
Cette idée a abouti à la création de l'Union européenne: une Union qui ne remplace pas les États-nations d'Europe, mais qui repose sur eux et les soutient dans un monde où, sans cette Union, ils pourraient facilement perdre leur souveraineté et leur force. »
Çà reste à voir…
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[1] Il existe en Grande-Bretagne tout un mouvement structuré d'euro-scepticisme, ainsi qu'un journal intitulé « BRITEXIT », dont la devise est : « Get Britain Out ».
British EU Debate (45 minutes) :
Lecture supplémentaire :
Perfide Albion (première partie)
Françoise Pinteux-Jones
Perfide Albion (seconde partie)
Françoise Pinteux-Jones
Defeated and inglorious? Why is Napoleon not treated with more respect in France?
The Independent, 9 July 2015
The Silence about Europe right now makes me nervous
Natalie Nougayrède
The Guardian, 17 April 2015
1000 Years of Annoying the French
Stephen Clarke, Black Swan Books, 2011
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