Notre invitée, Annie Freud est une éminente poétesse britannique et une des descendantes de la lignée des Freud, devenue elle aussi célèbre par ses œuvres intellectuelles.
Elle est la fille du peintre Lucian Freud et la petite-fille, par sa mère, du sculpteur Sir Jacob Epstein, ainsi que l'arrière-petite-fille de Sigmund Freud. [1]
Annie Freud a fait ses études secondaires au Lycée Français de Londres, puis étudia l'anglais et la littérature européenne à l'université de Warwick.
Depuis 1975, elle a travaillé par intermittence comme brodeuse, notamment de tapisserie, artiste et enseignante. Son premier recueil de poèmes, The Best Man That Ever Was, a été publié en 2007 : le second, The Mirabelles, 2010, a été présélectionné pour le Prix T. S. Eliot et le troisième The Remains, est paru en juin 2015.
"Freud's poems are chaotic, hectic and witty; are a romp through London, its melancholy and beauty; are a sumptuous tumble through love, appetites and desire." (The Poetry Archive.)
Notre intervieweur, Jean-Paul Deshayes, est ancien professeur agrégé d'anglais et formateur en IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) ayant également enseigné le français à Londres pendant dix ans du collège à l’université. Jean-Paul poursuit son activité de traducteur pour la presse magazine. Bien que retraité, il s’occupe diversement : échanges avec d’autres traducteurs, lectures variées, bricolage et arts martiaux, voyages à Londres avec son épouse anglaise pour rendre visite à leur fille et sa petite famille. Il considère la traduction (thème et version) comme un exercice intellectuel particulièrement stimulant et s’y adonne à la fois professionnellement et pour son plaisir personnel.
Très friand de poésie sous toutes ses formes, il apprécie autant Robert Browning que Robert Frost ou les poètes romantiques anglais. Coïncidence : la Bourgogne du Sud où il réside est la terre natale de Lamartine dont il ne se lasse jamais de relire le magnifique poème« Le lac ».
M. Deshayes a mené l'interview en anglais, puis traduit les questions et les réponses en français. La version anglaise est disponible ici.
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J-P.D. : Votre tout premier recueil de poèmes The Best Man That Ever Was a été couronné par un prix littéraire et l’originalité de votre style vous a valu d’être saluée comme une « voix nouvelle » en poésie. Cette qualification vous semble-t-elle appropriée ?
A.F. : Je n’aime guère commenter ce que j’écris, mais quand je reviens à The Best Man That Ever Was, je trouve que ces premiers poèmes sont empreints d’une vivacité débordante qui ne manque jamais de me faire sourire.
J-P.D. : Vous êtes venue assez tardivement à l’écriture poétique. Cette vocation était-elle latente ? Avez-vous jamais pressenti qu’elle était enfouie en vous et n’attendait que le moment opportun pour se révéler ?
A.F. : Cette envie d’écrire de la poésie était réprimée plutôt que masquée. En un sens, elle l’est toujours. Souvent, j’ai le sentiment d’être incapable d’écrire, de m’interdire ce plaisir particulier. Et puis, soudain, un coup de chance, c’est l’inspiration. Alors, j’écris beaucoup et très vite.
Il y a bien d’autres poèmes que j’ai hâte de coucher sur le papier, mais je dois attendre comme un chat devant un trou de souris… et puis, cela me vient brusquement ! J’évite de trop penser à ces choses-là parce que je ne veux pas prendre des habitudes qui risquent de scléroser mes idées sur ma façon de travailler.
Être venue à la poésie sur le tard a des avantages. Parfois, j’ai l’impression d’avoir accumulé, pendant toutes ces années, une réserve d’expériences et de poèmes déjà tout rédigés.
J’ai toujours exercé des activités artistiques très diverses, le théâtre, la peinture, la broderie, la tapisserie, l’écriture de scénarios mais, souvent, avec une autocensure qui était un frein à un travail fructueux. Quand je me suis mise à écrire des poèmes et à les lire en public, quelque chose a changé en moi et ce processus est devenu irréversible. Je suis reconnaissante à toutes celles et tous ceux qui m’ont encouragée dans cette voie et m’ont aidée à accomplir cette transformation.
J-P.D. : Que faisiez-vous avant de devenir « poète à temps complet » si l’expression est permise ?
A.F. : Je ne me décris pas comme un « poète à temps plein » parce que ce n’est pas ainsi que je fonctionne. Je n’écris pas tous les jours, je n’essaie d’ailleurs pas de le faire. Mais en tant qu’auteur et artiste, je me vois comme une sorte de chasseur-cueilleur-fouineur, toujours en quête d’un mot ou d’une expression qui surprend, de quelque chose qui est tombé au sol, à moitié enterré, un fragment d’objet en porcelaine, une tournure que quelqu’un a utilisée, quelque chose de brisé, un oiseau ou un animal, des mots sur un bout de papier, un nom de lieu, une couleur ou encore une histoire insolite. Si cela éveille quelque chose en moi, je le mets en réserve jusqu’à ce que je sois prête (ou, mieux encore, pas prête) et que cela m’incite alors à écrire.
J’ai enseigné dans différents secteurs et occupé des postes importants dans des organismes publics. J’ai également réalisé des broderies sur des vêtements destinés à des célébrités.
J-P.D. : L’écriture poétique constitue-t-elle une rupture totale avec « l’avant » ou y a-t-il toujours un lien avec ces activités antérieures, essentiellement pratiques ?
A.F. : Composer des poèmes et être publiée a été une rupture radicale pour moi parce que cela a modifié la façon dont je me percevais. J’ai cessé d’étouffer mon talent, cessé de me comparer systématiquement aux autres. J’ai découvert que j’habitais dans un nouveau monde merveilleux.
La rupture a été également radicale sur d’autres plans. Pendant très longtemps, je n’ai pas eu de buts bien définis. Quand j’ai constaté que l’on avait du plaisir à écouter mes poèmes, c’était comme si j’avais découvert une nouvelle drogue. Lire en public me procurait des sensations très fortes et c’est toujours le cas.
Lorsque mon premier recueil a été publié, j’étais toujours brodeuse professionnelle, mais je me suis aperçue qu’il fallait que je mette cette activité en sommeil pendant quelques années et que je ne me concentre que sur un seul objectif Aujourd’hui, avec la publication de mon troisième recueil, je me sens libre de faire ce que je veux. J’ai davantage d’ambitions et suis prête à travailler d’arrache-pied : c’est une joie immense.
J’ai également compris que je peux et que j’ai besoin de travailler de différentes façons sur des matériaux divers – par le biais de l’écriture, du dessin et de la peinture – avec toujours autant d’application et en ne faisant jamais les choses à moitié. Toutes ces activités s’enrichissent mutuellement et m’assurent cette liberté qui m’est nécessaire pour me consacrer à ce qui me tient à cœur. Aujourd’hui, à plus de soixante-cinq ans, je dois prendre soin de ma santé.
J-P.D. : Être poète, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Cette écriture vous apporte-t-elle une grande satisfaction, un sentiment d’épanouissement ?
A.F. : Imaginer quelqu’un en train de lire mes poèmes me procure une vive émotion car c’est, en quelque sorte, un rapport qui s’installe. Savoir que les actes, les images, les pensées, les visions et les sentiments qui ont nourri mes poèmes occupent à présent l’esprit d’un lecteur qui les modifie et les réinterprète à sa façon, c’est tout simplement stupéfiant. Voilà ce qu’être poète signifie pour moi, mais je n’y pense jamais quand j’écris. Le célèbre poète américain Billy Collins analyse avec brio ce rapport entre lui-même et le lecteur.
Il n’est pas facile d’expliquer cette joie de la composition. C’est comme si on se trouvait au cœur d’un paysage dont tous les éléments et tous les objets réclament votre attention et vous supplient de les montrer sous leur vrai jour. On en rejette certains, on en garde d’autres.
J’éprouve un immense plaisir à écrire des poèmes. Si je suis contente du résultat, je me sens pareille au chasseur qui redescend de la montagne en portant son gibier sur l’épaule.
J-P.D. : À vos yeux, la poésie est-elle « la création » par excellence comme l’indique son étymologie ? En quoi diffère-t-elle des autres arts créatifs ? Est-elle l’outil qui convient le mieux à votre mode d’expression actuel ?
A.F. : Ce qui différencie la poésie des arts plastiques et activités artistiques créatrices est que ses matériaux bruts sont les mêmes que ceux que l’on utiliserait pour demander une barre chocolatée dans un magasin. En tant que tel, c’est le plus démocratique de tous les arts. Et pourtant, malgré la banalité de ce langage, l'influence des grands poèmes définissant le canon littéraire est tellement puissante et universelle qu’elle est véritablement sans bornes.
J-P.D. : Vous avez réalisé de très belles illustrations pour The Remains. Avez-vous jugé qu’elles étaient un complément nécessaire, voire indispensable, de vos poèmes ?
A.F. : Dans The Remains, mon nouveau recueil, les images font partie intégrante des poèmes. Toutefois, elles ne visent pas à en éclairer le sens, mais plutôt à montrer qui je suis et ce qui m’intéresse et me passionne. C’était une façon de faire preuve d’un plus grand sérieux envers mon travail et paradoxalement, d’être aussi plus libre et d’introduire une note gaie.
J-P.D. : La poésie a-t-elle un but? Cherche-t-elle uniquement à nous faire porter un regard différent sur le monde et sur autrui ?
A.F. : Je pense que le but de la poésie est d’élargir et d’enrichir notre expérience de la vie ainsi que le champ des possibilités qu’elle nous offre. Je crois également que la métaphore est nécessaire à la compréhension du réel. Sans elle, point de salut !
J-P.D. : J’ai remarqué que bon nombre de vos poèmes sont inspirés par des fleurs, des plantes, des fruits (mirabelles), des légumes (aubergine) ou des anecdotes amusantes (comme dans « A memorable omelette ») et ne sont pas sans humour. Est-ce que vous affectionnez certains thèmes en particulier ?
A.F. : J’aime écrire sur des choses que je peux toucher et qui me sont familières. Les paroles que vous a adressées quelqu’un que vous aimez jouent un rôle important dans une relation et, parce qu’elles sont édifiantes, elles sont un don unique. Tout cela se retrouve dans mes poèmes et si c’est amusant de surcroît, c’est d’autant plus précieux. À propos « A Memorable Omelette » : l’œuf en tant que sujet et image est présent dans bon nombre de mes poèmes. Une autre image récurrente est celle du lac.
J-P.D. : Comment vous viennent « les mots justes » ? Arrivent-ils aisément ou sont-ils le fruit d’une recherche laborieuse?
A.F. : Généralement, tout commence par deux ou trois mots qui résonnent en moi. Parfois, ils en génèrent aussitôt d’autres, parfois c’est moi qui m’acharne trop et, dans ce cas, je cherche ailleurs.
Il m’arrive fréquemment de reprendre quelque chose que j’avais abandonné et qui, étonnamment, me parle de nouveau et où je discerne des possibilités. Alors, je suis heureuse de m’atteler à la tâche. Je me suis aperçue qu’éprouver de la haine pour le sujet traité peut être très utile, voire nécessaire à l’élaboration d’un poème.
J-P.D. : Vous avez effectué une partie de votre scolarité au Lycée Français de Londres ? Cette éducation a-t-elle exercé une influence formatrice sur l’adolescente que vous étiez ?
A.F. : Le Lycée Français proposait un enseignement rigoureux, mais ne procurant aucune stimulation intellectuelle: le débat était exclus et, pour chaque matière, il fallait tout savoir sur le bout des doigts. Pourtant, je me félicite de cet apprentissage par cœur qui m’a énormément servi.
J-P.D. : À la page 45 de The Remains, sous le titre « My chosen subject », vous commencez par le nom de Baudelaire et terminez par un vers de ce grand poète. Sa poésie vous a-t-elle marquée ? Pourtant, alors que sa forme est très classique, la vôtre semble toujours changeante et, parfois même, peu conventionnelle.
A.F. : Les poèmes de Baudelaire sont de ceux que j’adore par-dessus tout. Pour moi, Les Fleurs du Mal sont une sorte de leçon sur tous les aspects de la vie. J'admire leur perfection formelle ainsi que l’extraordinaire beauté et hardiesse de la langue. Mon préféré est le sonnet intitulé Correspondances.
J-P.D. : Lorsqu’on écoute les poèmes dits par leurs auteurs, je pense à Dylan Thomas ou à Robert Frost, entre autres, notre perception de leur œuvre semble radicalement différente. Pour vous, la poésie est-elle destinée avant tout à être lue à voix haute ?
Thomas Frost
A.F. : Je pense que la lecture de la poésie à voix haute est tout à fait nécessaire à sa survie en tant qu’art. C’est également un moyen essentiel et divertissant pour faire connaître de nouveaux talents. Néanmoins, je préconise aussi la lecture attentive qui, par la discipline qu’elle exige, permet au lecteur de se familiariser avec le poème et d’entrevoir son importance et son rapport avec le passé.
J-P.D. : Si vous pouviez donner un seul conseil à un poète en herbe, que serait-il ?
A.F. : Je lui recommanderais de regarder beaucoup de films, d’accumuler des lectures dans tous les genres littéraires, de peindre et de dessiner, d’apprendre une langue étrangère, de jouer d’un instrument et de nouer de solides amitiés avec d’autres poètes.
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[1] Par coïncidence, notre linguiste du mois d'octobre sera la traductrice Anthea Bell qui a traduit d'allemand en anglais "The Psychopathology of Everyday Life" de Sigmund Freud.
Je trouve très intéressant de savoir que la haine du sujet peut être utile à l'élaboration d'un poème.
Mais est-ce que cela reste ensuite de la haine?
Rédigé par : Elsa Wack | 29/09/2015 à 23:08