E N T R E T I E N E X C L U S I F
Les Publications Albert René lui ont toujours confié la traduction en anglais des aventures d'Astérix, et cela malgré le changement d'auteurs, Jean-Yves Ferri et Didier Conrad ayant succédé à René Goscinny and Albert Uderzo.
L'interview suivante, publiée le jour même de la parution du nouvel album d'Astérix, Le Papyrus de César, traduit en anglais par Anthea Bell, (Asterix and the Missing Scroll) a été menée en anglais par Julian Maddison, et traduite par Pascale Tardieu-Baker. Les biographies de M. Maddison et de Mme. Tardieu-Baker se trouvent après l'interview.
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Julian Madison. Avant d’aborder spécifiquement la question d’Astérix, avez-vous une philosophie générale concernant la façon d'approcher une traduction et le rôle du traducteur?
Anthea Bell. Oui, et elle est toute simple : je cherche à faire une traduction qui semble d’abord avoir été écrite, et même pensée, en anglais. Cela me situe dans l'école aujourd’hui démodée du traducteur dit «invisible ». Quand je traduis un texte, je cherche toujours à trouver la voix qui convient à son auteur, à devenir autant que possible l'auteur. C’est une façon de travailler qui se rapproche de celle d’un acteur, une métaphore d’ailleurs fréquemment utilisée pour la traduction.
J.M. Les premiers Astérix en anglais sont sortis en 1969, soit huit ans après le premier album en français et trois ans après que le petit Gaulois ait rencontré un très grand succès en France. Aviez-vous entendu parler d'Astérix avant que l’on vous propose de le traduire ?
A.B. Oui, en fait j'ai d’abord vu un album d'Astérix chez l’un de nos amis, Derek Hockridge, professeur de français à Leicester Polytechnic, dont les enfants avaient le même âge que les nôtres, à mon mari et à moi ; ils fréquentaient tous la même école. Derek et son épouse Dilys avaient un album chez eux et me l'ont montré. Ma première réaction a été que la bande dessinée n’était pas vraiment ma tasse de thé, mais quand j’ai commencé à le lire, j’ai tout de suite remarqué à quel point Astérix était drôle.
J.M. Ayant accepté de vous charger de la traduction, avez-vous lu tous les albums français sortis jusque-là avant de commencer à traduire le premier, Astérix le Gaulois ?
A.B. Quand j’y repense, je ne suis pas sûre, mais il y a certainement eu des conversations avec Brockhampton Press, comme s’appelait alors la division ouvrages pour la jeunesse de Hodder & Stoughton, à propos des albums à traduire en premier. Bien évidemment, nous avons dû commencer par Astérix le Gaulois. Les suivants ont été choisis pour leur potentiel à intéresser le grand public : Astérix et Cléopâtre, à cause du film avec Liz Taylor et Richard Burton, Astérix Gladiateur, pour familiariser les lecteurs avec le thème romain et, peu de temps après, Astérix chez les Bretons, qui avait de grandes chances de rencontrer le succès au Royaume-Uni. Le tour de Gaule d'Astérix, même s’il se situe très tôt dans la chronologie française de la série, a attendu un certain temps une version anglaise à cause de toutes les spécialités culinaires locales françaises qui y sont mentionnées. Mais c’est dans cet album que l’on rencontre pour la première fois Idéfix (rebaptisé par nos soins Dogmatix) suivant nos héros comme le petit chien qu’il est, jusqu'à ce qu’Obélix remarque son nouvel ami et se retourne pour le caresser. Les lecteurs anglophones, par conséquent, le rencontrent d'abord dans Cléopâtre, quand Obélix veut lui apprendre à rapporter des menhirs dans le village, en hiver.
J.M. Pouvez-vous m’expliquer comment on en est venu à vous demander de traduire Astérix ?
A.B. Brockhampton Press, que j’ai mentionnée plus tôt, m’avait amenée à Leicester où vivait son directeur général, après que mon mari, Antony Kamm, soit devenu éditeur en chef de la division. J’avais déjà traduit en anglais plusieurs livres pour enfants depuis le français et l’allemand pour Brockhampton et on m'a demandé si, avec Derek, je voudrais m’essayer à Astérix. Dix ans s’étaient écoulés depuis la première publication d’un album de la série en France, et trois éditeurs de langue anglaise avait déjà refusé ce projet, estimant les calembours et jeux de mots intraduisibles.
J.M. Comment se passait la collaboration avec Derek Hockridge ?
A.B. L'idée était (a), que dans une traduction aussi inhabituelle qu'une bande dessinée pleine de traits d’esprit et de jeux de mots, deux personnes se renvoyant la balle valaient mieux qu'une, et (b) que Derek en tant que professeur de français serait à même de fournir toutes les connaissances pertinentes nécessaires, tandis que je me concentrerais sur la traduction anglaise elle-même. Malheureusement, Derek est mort il y a quelques années après avoir été malade un certain temps.
J.M. Je présume qu’à l’origine, vous travailliez à partir des albums déjà sortis. Plus récemment, pour que la version anglaise puisse être publiée en même temps que l'original français, j’ai cru comprendre que vous travaillez à partir du tapuscrit du texte sans voir les images. Cela entrave-t-il le processus de traduction d’une manière ou d’une autre ?
A.B. Il était certes plus facile de travailler à partir des albums français déjà imprimés, mais je n'ai jamais eu à traduire complètement sans images. Pour les histoires précédentes, à la fois écrites et dessinées par Albert Uderzo, nous avions au moins à notre disposition l’avant dernière version des dessins au crayon à temps pour une relecture finale. En ce qui concerne les deux premiers ouvrages de la nouvelle équipe, Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, j'ai reçu les dessins au crayon en même temps que le tapuscrit. Je ne vois les couleurs qu'à la publication. Pour cet album, une dernière bulle restait à venir. J’ai pris note de son contenu pour Bryony Clark, qui met en place tous les caractères pour la langue anglaise grâce à l’astucieux alphabet informatique qu’elle a inventé il y a plusieurs années.
J.M. Lorsque vous avez été confrontée à la traduction du premier album, diverses décisions ont dû être prises sur la façon dont celui-ci et les suivants seraient traités. Pouvez-vous nous parler de certaines d’entre elles ?
A.B. Tout d'abord, nous avons dû définir la ligne à adopter en ce qui concerne les noms propres. Comme vous le savez, seule une minorité d’entre eux sont authentiques (Jules César, Brutus, Cléopâtre). Dans l'original, la plupart sont des adaptations ingénieuses de phrases en français, qui se terminent en « us » pour les Romains et en « ix » pour les Gaulois, par analogie avec Vercingétorix. En raison des différences entre l’ordre des noms et des adjectifs dans les deux langues, il n’est pas facile d'inventer d’ingénieux noms composés en anglais. Comme il existe dans notre langue de nombreux adjectifs se terminant en « ous » nous pouvons les utiliser (pour les noms romains), souvent en supprimant le « o » de la terminaison. Nous obtenons ainsi un Romain appelé Nefarius Purpus (pour 'nefarious purpose', mauvaises intentions), par exemple. Et le barde du village, Assurancetourix en français devient Cacofonix en anglais à cause de la cacophonie épouvantable qu’il produit en chantant et en jouant de son instrument. Parfois, un cadeau se présente : deux petits légionnaires romains, qui n’apparaissent qu’une fois, sont devenus en anglais Sendervictorius et Appianglorius, deux noms qui viennent de l'hymne national britannique ('Send her victorious, Happy and glorious'). C’était dans Astérix Gladiateur. Enfin, des décennies plus tard, j’ai eu la chance de pouvoir me tourner une autre fois vers notre hymne national : Confoundtheirpolitix, le nom anglais du personnage Doublepolémix- qui évoque le journaliste et militant politique Julian Assange, provient de la deuxième strophe, dans laquelle on demande à Dieu de châtier durement les ennemis du monarque : 'Confound their politics, / Frustrate their knavish tricks' (Contrecarrez leur politique/ Déjouez leurs déplorables roueries).
J.M. Les aventures d’Astérix ont connu un énorme succès en partie parce qu’elles se prêtent à plusieurs niveaux de lecture. Ceci était-il évident dès le début et est-ce une caractéristique que vous avez gardée consciemment - voire même sur laquelle vous avez insisté - dans les versions anglaises, ou cela se fait-il automatiquement simplement en traduisant l'original ?
A.B. Notre objectif a toujours été de refléter le français en travaillant délibérément l'humour à différents niveaux. Mais cela doit venir naturellement ; il nous a parfois fallu attendre des années avant de pouvoir utiliser une vieille blague : par exemple, quand César répond au messager de mauvais augure qui lui annonce “The slaves are revolting” par “And so are you”, jeu de mots sur les deux sens de revolting, se révolter et être répugnant. Cela n’est pas à la portée des enfants de moins de huit ans. Mais il y a également dans le français de longs échanges de plaisanteries culturelles, comme les citations de Victor Hugo sur la bataille de Waterloo tirées des Châtiments dans Astérix chez les Belges, remplacées en anglais par diverses citations de Byron (extraites du Pèlerinage de Childe Harold à propos du bal de la duchesse de Richmond la veille de la bataille) ainsi que quelques citations familières de Shakespeare et de Milton.
J.M. Lors de précédentes discussions sur Astérix vous avez toujours dit que parfois, vous aviez simplement dû accepter qu’une blague particulière était intraduisible. Vous deviez donc trouver une alternative à mettre au même endroit, ou ailleurs, dès que possible, afin de maintenir le même « quota de blagues ». Diriez-vous que cette politique demandait plus de créativité que d'habitude de la part du traducteur ?
A.B. Je pense que c’est peut-être plutôt que je me dois d’être plus vigilante que d'habitude quant à la nécessité de traduire l'esprit plutôt que la lettre du texte original.
J.M. Certains albums ont certainement dû se révéler plus compliqués à traduire que d'autres. Vous avez déjà mentionné Le tour de Gaule d'Astérix. Pourriez-vous commenter quelques-uns des problèmes que vous avez eu à surmonter avec les albums suivants, Astérix en Corse et Astérix chez les Belges ?
A.B. L’album sur la Corse était ardu parce que les connaissances générales sur cette île sont rares dans le monde anglo-saxon. Nous savons que Napoléon Bonaparte y est né et c’est à peu près tout. Le défunt chanteur Tino Rossi n’est pas très connu chez nous. Je me suis raccrochée au thème napoléonien avec le nom du fier chef corse, qui tire en français son interminable nom, Ocatarinetabellatchitchix, de l’une des chansons de Tino Rossi.
En anglais, il s’appelle Boneywasawarriorwayayix, d'après une chanson de matelots anglaise bien connue (Boney étant Bonaparte). La Belgique, encore une fois, nous est surtout familière pour la bataille de Waterloo. Comme nous, les Britanniques, l’avons remportée avec l'aide de nos alliés prussiens, on pourrait s’attendre à ce qu’un écrivain britannique l’ait célébrée avec un poème épique martial, et c’est exactement ce qu’a fait Sir Walter Scott. Mais il n’était manifestement pas au même niveau que Victor Hugo puisqu’en Angleterre, un couplet anonyme de l’époque disait : « Sur la plaine sanglante de Waterloo/ Sont tombés bien des soldats valeureux/ Mais aucun d’eux, ni par le sabre ni par le feu/ Autant à plat que Walter Scott ». Dommage !
J.M. Lors de conférences que vous avez données, vous avez dit que dans Astérix chez les Bretons le choix de faire s’exprimer les Britanniques avec un style aristocratique et désuet n’était peut-être pas la meilleure solution. J’ai toujours considéré que c’était une excellente solution et une façon très drôle de trouver un équivalent à la technique de Goscinny dont les « Bretons » parlaient français en utilisant l’ordre des mots anglais. Quelle alternative aviez-vous ?
A.B. En fait, il n'y avait pas vraiment d’alternative, donc je suis ravie que le résultat vous plaise. A la fin, il faut bien mettre quelque chose sur le papier. Mais le français est plus drôle !
J.M. Y a-t-il une traduction d'une section difficile d'Astérix dont vous êtes particulièrement fière ?
A.B. J’aime assez le long passage dans Le Cadeau de César ; où, dans l'auberge du village, Astérix se bat en duel avec un soldat romain ivre tout en composant une ballade, comme Cyrano de Bergerac dans la pièce d’Edmond Rostand. La version anglaise utilise peut-être le plus célèbre combat à l’épée de la littérature anglaise, Hamlet et Laërte à côté de la tombe d'Ophélie, avec de nombreuses citations de la pièce. Shakespeare à la rescousse !
J.M. A-t-il jamais été nécessaire d’ignorer une section difficile d’une traduction et de prendre le temps d’y réfléchir en continuant le travail ? Si oui, des exemples précis vous viennent-ils à l'esprit ?
A.B. Oh, il est toujours nécessaire de sauter des choses un moment avant d’y revenir. Ma première ébauche est toujours jonchée de petites notes lugubres disant, « il manque une blague ici », ou « nouveau nom romain/ gaulois nécessaire »," etc. Y revenir après une nuit de sommeil est toujours une bonne idée. Je pense que c’est Freud qui a souligné que les solutions se présentent souvent pendant la nuit. Je suis en désaccord avec lui sur de nombreux sujets, mais pas celui-là.
J.M. Êtes-vous jamais tombés sur des références culturelles ou des blagues que ni vous ni Derek Hockridge ne compreniez complètement ? Avez-vous dû demander des explications à des amis français ou aux auteurs ?
A.B. Je ne me souviens qu’aucun de nous deux n’avait relevé une référence au port grec du Pirée, et c’est Goscinny qui nous l'a fait remarquer.
J.M. Pour ses recherches, Goscinny s’est basé sur La Guerre des Gaules de Jules César, l’Histoire de Rome d’André Piganiol etc. Avez-vous dû faire des lectures de fond sur la Gaule ou l'Empire romain avant d’attaquer les traductions ?
A.B. J'avais déjà étudié le latin au niveau du General Certificate of Education A Level (l’équivalent britannique du baccalauréat), bien que mon école ne m’ai pas permis de passer l'examen - à l'époque, on ne pouvait choisir que trois matières, et j’avais opté pour l'anglais, le français et l’allemand. On m’avait pourtant permis d'assister aux cours et une partie de la Guerre des Gaules de Jules César figurait parmi les ouvrages au programme ; je pense qu’il s’agissait du récit de sa tentative d'invasion de la Grande-Bretagne. Astérix a un cousin britannique dans les albums, Jolitorax (en anglais Anticlimax). Je soupçonne René Goscinny d’avoir donné aux anciens Grands-Bretons des noms finissant en « ax » parce que César mentionne un roi du Kent appelé Segovax, mais malheureusement je ne lui ai jamais demandé, et il est trop tard désormais.
J.M. Goscinny conservait toujours des cahiers contenant les noms de personnages qu'il avait utilisés pour éviter les doublons. Ceux-ci ont été transmis à Uderzo qui a continué cette pratique. Faites-vous de même pour les noms anglais ?
A.B. Absolument. Il existe maintenant environ 400 noms de personnages et de lieux réinventés – entre autres. Dans le nouvel album, nous découvrons d'autres instruments de musique du barde. En plus de sa lyre, il est pourvu d’un zinzinium [que j’ai appelé crazichord], d’un beuglophon [devenu moomoophone], et d’un orypilinx [rebaptisé infuriatina]. Ceux-ci lui valent une place d'honneur lors du banquet final.
J.M. J’ai cru comprendre que Goscinny lisait toutes les traductions en anglais avant leur publication. Vous a-t-il jamais fait des suggestions ?
A.B. Il se contentait généralement de remarques très aimables - mais s’il faisait une suggestion, c’était de l’or en barre et elle était instantanément intégrée à la traduction. De son vivant, il lisait attentivement toutes les traductions en anglais. Il avait grandi en Argentine et parlait couramment anglais. Après sa mort, les Éditions Albert René ont envoyé toutes les traductions en différentes langues à une agence à Paris qui les vérifiait, et j’ai eu la chance d’y rencontrer une dame formidable, une Anglaise appelée Penelope qui vivait en France et savait exactement comment les versions anglaises devaient fonctionner.
J.M. Dans une interview de 1973, Goscinny a salué les traductions d'Astérix en anglais et a suggéré que la traduction avait parfois amélioré les plaisanteries d'origine. A ce moment-là, aviez-vous connaissance de son approbation?
A.B. Oui, il était extrêmement gentil (voir ci-dessus). Cependant, je ne pense pas qu'il soit possible d'améliorer l’original !
J.M. Avez-vous eu des contacts ou des discussions avec Uderzo du vivant de Goscinny ou quand il a aussi endossé le rôle de l'écrivain ?
A.B. Du vivant de Goscinny, c’étaient en quelque sorte des duettistes - c’est surtout lui qui parlait mais, de temps en temps, Uderzo faisait un commentaire perspicace qui lui volait immédiatement la vedette. Ils travaillaient très bien ensemble et étaient très accueillants. Je me souviens m’être retrouvée plus tard avec Albert Uderzo au Festival du Livre d'Edimbourg, et aussi quand un groupe d’entre nous est venu de Londres pour se rendre au parc Astérix. La dernière fois que je l'ai vu, c’était à la Foire du livre de Francfort il y a quelques années.
J.M. Quelle a été votre implication dans les versions anglaises des films d'animation d'Astérix ?
A.B. Elle a été très limitée surtout pour les derniers films où, sur l'écran, les plaisanteries ont principalement été remplacées par des pitreries. Je dirais que c’est un art différent.
J.M. Astérix a rencontré un énorme succès - en particulier en France, en Allemagne et au Royaume-Uni - mais moins en Amérique. A votre avis, quelle en est la raison ? Goscinny avait vécu aux Etats-Unis et travaillé avec des dessinateurs américains comme Harvey Kurtzman et Will Elder. Uderzo a été inspiré par Disney et dessinait à l’encre avec une plume pour se rapprocher des dessinateurs américains ; la potion magique est à Astérix ce que les épinards sont à Popeye, l’ADN d’Astérix est fortement influencé par les Etats-Unis.
A.B. Oui, tout à fait, mais, à mon avis, l’influence de la tradition européenne de l'humour est plus déterminante. D’où le succès auprès du grand public de la série des Astérix; dans toute l'Europe et dans d'autres parties du monde anglophone (en Afrique du Sud et en Australasie, par exemple). Mes amis américains proclament qu'eux et leurs enfants adorent Astérix, mais ce sont généralement des enseignants, des universitaires, des éditeurs ou des traducteurs, donc un échantillon assez réduit de la population. Je vois deux raisons possibles à cela : d'abord, les Français et les Britanniques ont derrière eux de nombreux siècles d'histoire, et les deux apprécient l'humour de l'anachronisme. L’Amérique du Nord ne possède pas autant d’histoire dont se moquer. Deuxièmement, je ne pense pas que l'ironie soit aussi répandue dans les livres américains pour la jeunesse. Je traduis souvent pour les États-Unis et dans le cas de la fiction pour enfants, des éditeurs inquiets m'ont souvent demandé si une phrase était ironique, alors que le sarcasme serait évident en Europe. La série des Astérix comporte une bonne dose d'ironie.
J.M. Vous-a-t-on jamais demandé de traduire une bande dessinée autre qu’Astérix ?
A.B. Oui, Derek et moi avons traduit huit albums Iznogoud pour Egmont Publishing, mais ils n’ont jamais rencontré le même succès qu’Astérix.
J.M. Greg, auteur de la série des Achille Talon et scénariste de bande dessinée aussi prolifique que Goscinny, était devenu directeur littéraire de Dargaud, l'éditeur d’origine d'Astérix en France. Il avait jugé les traductions d'Astérix en anglais trop britanniques pour le marché américain. Il a fait effectuer des traductions locales pour l’album d’Astérix, La Grande Traversée et pour un autre Goscinny que vous avez traduit, Iznogoud on Holiday (Les vacances du calife). Les Astérix américains ont été traduits par Robert Steven Cohen. Panoramix est devenu Magigimmix, Assurancetourix, Malacoustix et Ordralphabétix, Epidemix. Avez-vous jamais lu ces traductions ?
A.B. Oui - en fait, il y existe cinq Astérix américains mais, malgré tout, ils n’ont pas eu sur le marché américain l'énorme impact auquel on aurait pu s’attendre. Je suis parvenue à mettre la main sur des exemplaires pour mes amis Catherine Delesse et Bertrand Richet, qui ont écrit un livre sur les traductions en anglais, Le Coq gaulois à l'heure anglaise.
J.M. Avez-vous dû faire des modifications pour traduire les deux derniers albums de Ferri et Conrad ?
A.B. Ferri & Conrad ont hérité d'une tradition bien établie, mais les traditions elles-mêmes évoluent avec le temps. Cependant, l'approche de la traduction reste la même et la transition entre les auteurs s’est effectuée en douceur. Dans Astérix chez les Pictes, le premier album de Conrad et Ferri, je me souviens d'avoir eu à convaincre les éditeurs français que le tronc d'arbre lancé par Obélix devrait vraiment être appelé un « caber » en anglais - comme dans l’épreuve de jeté de tronc d’arbre, « tossing the caber », aux Jeux des Highlands. En fait, le mot vient du gaélique écossais.
J.M. Comment le lectorat anglais d'Astérix a-t-il évolué depuis vos débuts ?
A.B. Je me souviens qu’au départ, certaines bibliothèques pensaient qu’avoir ces albums en rayon et les prêter n’étaient pas dignes d’elles. Ce n’est plus le cas !
J.M. Initialement, Uderzo avait prévu d’interdire la sortie de nouveaux albums d'Astérix quand il aurait pris sa retraite. Comme Hergé avec Tintin, il voulait que les personnages continuent à exister à travers le merchandising, les films etc., mais pas qu’ils vivent de nouvelles aventures. Il est revenu sur cette décision, a vendu les droits à Hachette – ce qui a provoqué une bataille juridique avec sa fille - et a supervisé la transition avec d'autres auteurs (actuellement Ferri et Conrad). Avez-vous des commentaires sur cette affaire qui a fait beaucoup de vagues dans la presse française ?
A.B. Non, ce n’est certainement pas à moi de commenter. Compte tenu de la décision qui a été prise, je suis simplement heureuse de faire ce que je peux pour perpétuer la tradition en anglais, parce que je ressens une grande affection envers cette série à laquelle je suis très fidèle. Je pense qu'elle est unique à notre époque.
J.M. Pourriez-vous définir ce qui la rend unique ?
A.B. Je veux dire qu'elle est unique non pas parce qu’il s’agit d’une bande dessinée traduite qui a du succès dans le monde anglo-saxon, car il y a toujours Tintin d'Hergé, mais plutôt parce qu’elle fait appel au sens de l’humour de ses lecteurs à différents niveaux, de simples calembours qui font lever les yeux au ciel à du comique de répétition assez complexe qui repose sur divers phénomènes culturels.
J.M. Au fil des ans, vous avez dû recevoir du courrier intéressant concernant Astérix. Avez-vous des exemples que vous pourriez partager avec nous ?
A.B. Je me souviens d'une adolescente australienne qui m’avait dit que les albums avaient vraiment éveillé son intérêt pour la Rome antique, et m’a demandé ce qu'elle pourrait lire d’autre à ce sujet (je lui ai indiqué les romans policiers romains de Lindsey Davis qui se passent sous le règne de Vespasien). Les gens ont tendance à supposer qu'Astérix est principalement pour les garçons, alors je suis ravie que des filles m’écrivent aussi. Et mes propres petites-filles aiment beaucoup ces livres.
J.M. Avez-vous un Astérix préféré ?
A.B. En choisir un serait beaucoup trop difficile !
J.M. Si on insiste beaucoup, Uderzo admet toujours qu’Obélix est son personnage préféré. Êtes-vous d'accord ?
A.B. Encore une fois, je trouve qu'il est difficile de choisir. Je pense qu’il est important de dire que l'humour des histoires est fondamentalement bienveillant. On m'a demandé de vérifier que le ton d’un livre de jeux basé sur leurs aventures convenait bien, et j’ai découvert une description d'Astérix tordant le bras d'un Romain « jusqu'à ce qu'il hurle de douleur ». Ça n'allait vraiment pas.
Nous voyons très régulièrement des Romains comiquement mal-en-point, gémissant parce qu'ils sont meurtris et couverts de bosses, mais jamais du vrai sang qui coule. Et Jules César, l'ennemi traditionnel des Gaulois, devient presque un ami.
J.M. Diriez-vous qu’Astérix a fait progresser votre carrière et renforcé votre réputation en tant que traductrice ? Étant donné que vous traduisez également depuis l'allemand et le danois et que vous couvrez des domaines aussi variés que l'histoire de la cuisine, les romans modernes, des œuvres de Freud...Il ne semble certainement pas que vous soyez cataloguée « traductrice de livres pour enfants ».
A.B. Eh bien, la variété est l'essence même de la profession de traducteur. Nous ne devons pas être catalogués. Même si j’adore Astérix et ses amis, cela ne m'a pas empêchée de traduire une biographie tout à fait sérieuse de l'empereur Auguste par l'historien allemand Jochen Bleicken, récemment publiée par Penguin. Je n’ai jamais eu l’intention d’être traductrice, c’est arrivé par hasard, et Astérix s‘est avéré être un hasard particulièrement plaisant.
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Julian Maddison - l'intervieweur
Dès l'âge de six ans, Julian a fait connaissance avec Astérix (en anglais) grâce à un ami de la famille. Les aventures du jeune Gaulois lui ont plu. En habitant en France, il a découvert d'autres livres de Goscinny. S'apercevant que bon nombre d'entre eux n'avaient jamais été traduits en anglais, cela le décida à apprendre le français.
Pascale Tardieu-Baker - la traductrice de l'interview
Pascale est une traductrice et interprète indépendante qui travaille de l’anglais vers le français (et vice-versa à l’oral).
Après des études de langues, plusieurs années passées à Londres à enseigner le français et trois enfants, elle a décidé de se diriger vers la traduction, domaine qui l’intéressait depuis longtemps. Une fois sa maîtrise en poche, elle a effectué des traductions pour diverses publications (dont Le Point, et, plus récemment la traduction en français du supplément New York Times pour le quotidien Le Figaro, qu’elle a supervisé à partir de septembre 2011). Elle a sous-titré de nombreux films, traduit des ouvrages sur l’art contemporain, et travaillé pour le Grand Palais et l’école du Louvre, participé au projet Qantara (les cultures du pourtour méditerranéen) pour l’Institut du Monde Arabe, enseigné la traduction orale et écrite pour la maîtrise de traduction de l’université de Londres, traduit un manuel de méthodologie destiné aux défenseurs des droits de l’homme pour la fédération internationale des droits de l’homme ainsi que des dépêches Wikileaks, et collabore à la traduction de Perspectives économiques en Afrique pour l’OCDE.
La traduction aide à étancher sa curiosité naturelle et sert d’alibi à sa boulimie de films, livres et magazines.
Lecture supplémentaire :
Le Papyrus de César : nous avons lu le dernier Astérix
Le Figaro, 21.10.2015
Asterix is back and takes Rome into info age - BBC News
Je pense que si Astérix n'a pas eu beaucoup de succès aux Etats-Unis, c'est peut-être parce que les Etats-Unis représentent un peu en Europe ce que l'empire romain représente pour le pays gaulois dans la bande dessinée.
Merci pour cet interview très intéressante!
Rédigé par : Elsa Wack | 25/03/2020 à 01:36