Cette année marque le quatre-centième anniversaire de la publication d'El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, l'immortel chef-d'œuvre [1] de Miguel Cervantes de Saavedra (1547-1616), ou plutôt de la seconde partie des aventures du Chevalier de la Triste Figure, la première partie étant sortie en 1605. D'ailleurs, peu s'en fallut que cette suite ne soit jamais connue. En effet, c'est parce qu'un faussaire du nom d'Alonzo Fernandez de Avellaneda avait eu l'insolence [2] de faire paraître, à Tarragone en 1614, une prétendue suite à la première partie que Cervantès reprit la plume pour achever enfin le récit auquel il travaillait depuis dix ans, nous léguant ainsi l'œuvre complète en 1615, juste avant de mourir. [3]
« Rêver un impossible rêve...
Porter le chagrin des départs »
(Extrait de La Quête, chanson écrite par Jacques Brel en 1967, pour la version française de la comédie musicale américaine Man of La Mancha).
Cervantès fut au monde des lettres ce que Vélasquez fut à celui de la peinture. L'ensemble de son œuvre – et pas seulement le Don Quichotte – a inspiré de très nombreux écrivains (Molière, Florian, Hugo, Flaubert, Kafka, Twain et Borges, pour ne citer que ceux-là) et compositeurs d'opéras parmi lesquels : Purcel, Miari, Mazzucato, E. Boulanger, Frédéric Clay et Jules Massenet auxquels il convient d'ajouter le poème symphonique de Richard Strauss et de nombreuses chorégraphies. Plus près de nous, citons aussi la comédie musicale Man of La Mancha (livret de Dale Wasserman, paroles de Joe Darion et musique de Mitch Leigh), créée à Broadway le 30 octobre 1965. L'œuvre fit une telle impression sur le chanteur belge Jacques Brel qu'il voulut en faire une adaptation française, L'homme de la Manche, dont la première eut lieu au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le 4 octobre 1968, avec le trio Jacques Brel (Don Quichotte), Dario Moreno (Sancho Pança) et Joan Diener (Dulcinée).Le Chevalier errant lui-même a encore inspiré des artistes comme Goya, Daumier, G. Doré, Picasso et Dali, ainsi que nombre de sculpteurs.
Portrait de Cervantès par le peintre mexicain Octavio Ocampo [5]
Mais, qu'en est-il des traductions ? Saint-Simon raconte que le Roi, voulant se gausser d'un courtisan, lui avait conseillé d'apprendre l'espagnol. Se croyant pressenti pour une mission importante à la cour d'Espagne, le courtisan s'était mis ardemment à l'ouvrage. Quelque temps après, se trouvant sur le chemin du Roi, celui-ci lui demanda s'il avait suivi son conseil. « Oui, Sire », répondit-il. Et le Roi de répliquer : « Heureux homme, vous allez pouvoir lire Don Quichotte dans le texte. On prétend que les traductions ne valent rien ! ». Certes, il y eut de multiples traductions (et dans toutes les langues) et les traducteurs ont été livrés à l'alternative que nous connaissons bien du dépaysement ou de la domestication. Mieux encore, certains ont voulu accroître l'intérêt du récit en altérant sa traduction. Un juste milieu semble avoir été trouvé au XVIIIe siècle par J.-P. Claris de Florian, petit-neveu de Voltaire, grand hispaniste, passionnément épris de tout ce qui était espagnol.
Sur le plan du vocabulaire, on relève que si l'espagnol a créé l'adjectif quijotesco et l'anglais son équivalent quixotic, le français n'a admis que le substantif donquichottisme (en 1789), sans aller jusqu'à l'adjectif « donquichottique », les bons dictionnaires donnant : chimérique. Et pourtant, ne sommes-nous pas tous un tantinet donquichottiques, voire donquichottesques. Anatole France a écrit : « Nous avons tous en notre for intérieur un don Quichotte et un Sancho que nous écoutons ».
Jean Leclercq
[1] Dans un sondage effectué il y a quelques années par l'Académie royale de Norvège et portant sur cent écrivains du monde entier, le Don Quichotte s'était classé meilleur roman de tous les temps.
[2] Non content de contrefaire le Maître, Avellaneda l'avait aussi insulté, le qualifiant de vieux et de manchot. Dans le prologue de la seconde partie du Don Quichotte, Cervantès lui fit cette réplique cinglante : « Les cicatrices des braves sont comme des étoiles qui guident les autres au ciel de l'honneur ! ». Peut-on être plus donquichottesque ?
[3] Toujours à l'occasion du 400e anniversaire de la publication de la seconde partie du Don Quichotte, le planétarium de la ville de Pampelune (Espagne) et la Société espagnole d'Astronomie font actuellement campagne pour que l'Union astronomique internationale (IAU) donne le nom de Cervantès et de quatre personnages de son roman à un petit système planétaire composé d'une étoile et des quatre satellites de celle-ci (qui s'appelleraient respectivement : Don Quichotte, Rossinante, Sancho Pança et Dulcinée).
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[4] À Madrid, deux monuments ont été édifiés à la gloire de Cervantès, celui de la Plaza de Espaňa, où il est entouré de ses personnages, et un autre, en position assise, sur la place qui s'ouvre en face de l'édifice des Cortes.
[5] Composition surréaliste réunissant l'écrivain et les principaux acteurs de son œuvre majeure. Don Quichotte est représenté montant Rossinante avec, sur la tête, le plat à barbe en cuivre que son délire lui a fait prendre pour l'armet de Mambrin (chap. XXI du livre).
Lectures complémentaires :
Cervantès, Miguel de Saavedra. Don Quichotte. (Traduction de J.-P. Florian). Paris, Éditions Baudelaire, 1965. 590 p.
Ilan Stavans. Quixote : The Novel and the World. New York, W.W. Norton and Company, Inc., 2015.
The Intolerable Dream - Don Quixote at 400
The New Criterion, November 2015
Comme toujours, Jean nous instruit avec sa vivacité d'esprit et Jonathan l'illustre de la plus belle des façons.
J'ai eu le privilège de voir et d'entendre L'Homme de la Mancha à La Monnaie (l'Opéra de Bruxelles) en1968.
Un moment inoubliable d'intense musique et de folie qui a été immortalisé à Bruxelles par une grande et double sculpture de Jacques Brel et Dario Moreno chevauchant leurs montures.
Rédigé par : Beila Goldberg | 13/11/2015 à 19:01