Personne n'est plus qualifié pour narrer à nos lecteurs l'histoire peu banale de Lieserl et de ses rapports avec le savant allemand que Michele Zackheim, auteure d'EINSTEIN’S DAUGHTER: The Search for Lieserl (et d'autres ouvrages fascinants [1]). Pendant de nombreuses années, elle a travaillé dans les arts visuels en tant que muraliste, artiste d'installation, graveuse et peintre. Ses œuvres ont été largement exposées et figurent parmi les collections permanentes du Musée national des femmes artistes de Washington et de nombreux autres musées des États-Unis. Elle est titulaire de deux distinctions de la Fondation nationale (américaine) pour les Arts. Michele Zackheim enseigne l'écriture créatrice inspirée d'une perspective visuelle à l'École des arts visuels de la ville de New York. Elle a très aimablement accepté de nous donner l'article qui suit.
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En 1987, The New York Times a fait état de la découverte d'une correspondance amoureuse entre Albert Einstein et Mileva Marić. On y apprit qu'en 1902, avant leur mariage, ils avaient eu une fille du nom de Lieserl. Jusque-là, il n'avait jamais été question de Lieserl dans la biographie d'Einstein.
Mileva Marić et Albert Einstein
J'ai été intriguée à l'idée qu'au fin fond des Balkans se cachait le mystère d'un enfant manquant d'Albert Einstein dont le destin, qui plus est, demeurait inconnu. Aussi impétueusement que naïvement, je décidai alors de la retrouver.
Il me fallut près de sept ans pour écrire Einstein’s Daughter: The Search for Lieserl. Mes recherches m'entraînèrent dans de longs voyages à Londres, Berlin, Zurich, Berne et Budapest, en plus de trois séjours en Serbie – deux fois pendant la guerre qui faisait rage là-bas et une fois quand renaissait l'espoir d'une solution.
Albert Einstein avait toujours été mon idole. Dans ma petite ville de Californie, c'était le seul personnage juif qui échappât au discours antisémite. Il ne m'était jamais venu à l'idée que je puisse un jour le détester profondément. Et pourtant, c'est ce qui se produisit.
* * *
Un jour de 1994, je circulais sur l'autoroute qui longe la baie de San Francisco jusqu'à Albany (Californie). C'était un jour de brouillard et les effluves marines embaumaient l'air de la baie. J'avais un rendez-vous avec Evelyn Einstein, la petite-fille d'Albert. Une première rencontre qui allait marquer le début de quinze ans d'une amitié mouvementée.
Evelyn m'accueillit à l'entrée de sa demeure et revint vite s'asseoir dans un fauteuil roulant décoré de babioles en plastique Star Trek aux couleurs criardes. C'était une femme lourde, d'allure assez quelconque, avec des cheveux poivre et sel coupés courts. Elle portait un pantalon noir, des sandales Birkenstock fauves et un chemisier écarlate. (Chaque fois que je l'ai rencontrée au cours des quinze années qui suivirent, elle portait toujours le même chemisier, propre et bien repassé.) Autour du cou, un collier auquel était attachée une broche en argent Star Trek, munie d'un bouton.
« J'aime appuyer sur ce bouton, » me dit-elle après m'avoir serré la main. « Regardez. » Elle appuya et le gros bruit qui me surprit la fit éclater de rire.
Alors qu'elle m'entraînait dans la salle de séjour, entre des piles de cartons humides, j'avais l'impression d'un retour en arrière et de me retrouver dans les pièces des maisons de sa grand-mère Mileva à Titel et à Novi Sad, en Serbie. Le mobilier d'Evelyn était du même style – lourd, noir et peu accueillant. Impossible de dire si les tissus d'ameublement étaient gris ou tout simplement miteux.
Quelques jours plus tôt, un tuyau d'eau avait sauté et inondé le séjour. Les tables étaient couvertes de piles de papiers mouillés. Des cartons fangeux s'entassaient sur le canapé. J'allais vite m'habituer à ce décor : un dépôt de souvenirs chaotique et sens dessus dessous.
Lorsque j'essayais de compatir à ses ennuis, elle me rit au nez. “Oh, ne vous inquiétez pas,” dit-elle. “Ma maison est toujours un peu en désordre.”
Evelyn m'invita à déplacer quelques cartons et à m'asseoir sur un canapé défoncé. Elle reprit place dans son fauteuil roulant, en face de moi.
“Voulez-vous m'excuser” dit-elle, “d'être aussi peu présentable pour vous accueillir mais, voyez-vous, ma mère ne m'a jamais appris à m'habiller. Et, comme vous pouvez le constater,” ajouta-t-elle en accompagnant son propos d'un ample geste du bras, “j'ai hérité du côté souillon de ma famille. Je ne suis pas élégante. Il faudrait me tuer pour me faire porter des bas nylon. J'ai toujours eu les hauts talons en horreur ! De toute façon, j'essaie de me fondre dans la masse.”
Tout à coup, toutes sortes de pendules se mirent à sonner.
“J'ai vingt carillons suisses,” dit Evelyn, dominant le vacarme, *et j'adore la cacophonie.”
Evelyn semblait éprouver un plaisir pervers dans la confusion. J'appris vite qu'au téléphone ou en personne, elle entamait toujours une conversation avec prudence. Si je l'entretenais de ma famille, elle commençait à s'animer. Lorsque nous en étions au milieu de notre entretien, elle parlait librement et facilement, avec un humour merveilleusement pétillant. Et je pouvais toujours compter sur ses analyses vivantes – et originales – de la politique mondiale.
Evelyn était souvent difficile à vivre, mais j'appréciais son intelligence perspicace et son humour. Lorsque je la rencontrais, je pouvais lui faire plaisir en l'emmenant à son restaurant de sushi favori de Berkeley et en lui offrant tout ce qu'elle voulait. Une fois, en fin d'après-midi, après un monceau de sushi, elle me dit : “Le plus souvent, je suis seule. Je vis assez recluse. Mes problèmes contribuent à faire le vide autour de moi. Je me sens totalement abandonnée. Un jour viendra où vous-même sortirez de ma vie. Vous n'avez que patience à prendre.”
De nombreuses années passèrent avant que ses exigences et son insatiable besoin d'attention finissent par m'épuiser, exactement comme elle l'avait prédit.
Mais, rétrospectivement, elle était la seule de cette famille à posséder un sens de l'humour.
* * *
Hans, le fils d'Einstein, et sa femme Frieda avaient adopté Evelyn par l'intermédiaire d'une institution de Chicago. On lui avait dit que ses parents étaient de simples travailleurs agricoles. Mais, Frieda avait confié à une amie intime qu'en réalité Evelyn était la fille d'Albert ; qu'elle était le fruit de l'une de ses nombreuses liaisons. [2] Einstein avait insisté pour que Hans l'adopte, malgré une épouse malade à l'époque.
Je ne connais pas la vérité, bien que j'aie appris cette histoire de plusieurs sources.
Evelyn tenta de faire analyser l'ADN d'Einstein à partir de fragments de son cerveau. “La cervelle du grand homme s'était à ce point désintégrée dans le formol qu'elle était inutilisable. Mais,” disait-elle, “Il reste à se demander si deux travailleurs agricoles du Middle West pouvaient avoir une fille possédant mon QI.” Celui d'Evelyn Einstein était de 178.
“Hans Albert, mon père adoptif, peut en fait être mon frère – et mon frère, Bernhard, mon neveu. Et quand je suis de bonne humeur, tout ce scénario me procure un délice pervers !”
Evelyn n'aimait pas l'image emblématique d'Einstein tirant la langue. Elle a été prise il y a 64 ans, après un anniversaire fêté au Princeton Club. Albert était fatigué et voulait qu'on cesse de le photographier. C'est compréhensible, n'est-ce pas? Mais, pourquoi cette photo a-t-elle été considérée comme révélatrice de son humour ? Il n'avait pas envie d'être drôle ; il était détestable. Tirer la langue est considéré comme un geste de mépris, une insulte. Mais, l'auréole de sainteté qui nimbait Albert Einstein avait la vie dure. Il était devenu une icône.
Certes, il était souvent amusant, captivant et plein de sagesse – mais toujours avec ses amis, ses amantes et le grand public, pas avec les siens. En famille, il était bourru et rancunier. Son entourage ne m'a jamais raconté une anecdote amusante à son sujet.
En 1997, à l'approche de l'anniversaire d'Evelyn, je lui demandai ce qu'elle désirait le plus au monde. “Je voudrais rencontrer l'acteur Robin Williams. C'est la personne la plus intelligente, la plus drôle et la plus intuitive que j'ai vue.”
J'écrivis à Robin Williams et, en l'espace de deux semaines, j'obtins de lui un rendez-vous avec Evelyn. Tous deux vivaient dans la région de San Francisco. À l'heure dite, il se rendit en voiture chez Evelyn, accompagné de son secrétaire. Ils passèrent deux heures ensemble. Elle était transportée. Au téléphone, après l'entrevue, sa voix semblait plus optimiste que jamais auparavant. Je lui demandai comment s'était déroulée la rencontre.
“Je ne me rappelle pas avoir rencontré une personnalité célèbre,” me répondit-elle. Je lui en rappelais quelques-unes : son grand-père, Robert Oppenheimer, la fille de Churchill, l'amorce d'idylle entre elle et le neveu d'Edward Teller.
Robert Oppenheimer Edward Teller
“Ils n'étaient pas du même calibre !” s'exclama Evelyn. “C'étaient des gens ordinaires, Williams est exceptionnel.”
Michele Zackheim, traduction Jean L. ENGLISH VERSION
[1] Le premier roman de Michele, Violette’s Embrace, raconte la démarche d'une artiste américaine lancée sur les traces de l'écrivaine et héroïne culte française Violette Leduc. Broken Colors, narre l'itinéraire du peintre Sophie Marks de l'Angleterre de l'après-guerre 39-45 au Paris de la même époque, à la campagne italienne et jusque dans le sud-ouest des États-Unis. Le plus récent des romans de Michele, Last Train to Paris raconte l'histoire de Rose Manon, en poste à Paris comme correspondante étrangère et qui se trouve prise au piège de la terreur. Des décennies plus tard, il lui faut gérer les conséquences d'une décision qui lui a arraché le cœur. Ce roman se situe dans la tradition des succès de librairie tels que la Suite Française d'Irène Némirovsky.
Violet's Embrace Broken Colors The Last Train to Paris
[2] Note historique :
Lieserl et Evelyn sont-elles la même personne ? Je n'ai pas tout compris.
Rédigé par : Geraldine | 17/11/2015 à 00:41
Je suis comme Géraldine, je n’ai pas compris grand-chose.
J’ai plus l’impression qu’il s’agit d’une mythomane : cela ne colle pas du tout avec ce que je sais de la famille Einstein dont un ami fait partie.
Rédigé par : Beila Goldberg | 21/11/2015 à 19:42