Nous publions ci-après l'analyse de deux livres sur Paris que nous a donnée notre collaboratrice Marie Houzelle. Marie est née dans le sud de la France et vit maintenant à Ivry, près de Paris.Elle a ete notre « Linguiste du mois de novembre 2014 ».
Marie séjourne volontiers à Londres, Berlin, Dublin, Amsterdam, Brooklyn ou Berkeley chez des inconnus qui, en échange, habitent son appartement. Elle écrit surtout en anglais mais pourrait bien prendre goût à la langue de Marcel Proust.
On trouve ses poèmes et nouvelles dans Serre-Feuilles, Pharos, Orbis, Van Gogh’s Ear, Narrative Magazine, dans son chapbook No Sex Last Noon (I Want Press), et dans le recueil Best Paris Stories. « Hortense on Tuesday Night » (en anglais) et « Belle-famille » (en français) sont disponibles en Kindle Single. Son roman Tita (Summertime Publications) a paru en
septembre 2014 et la version numérique est maintenant disponible. Une traduction allemande sera publiée prochainement par Random House Germany. Marie a très aimablement accepté de nous donner la recension qui suit.
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Préface:
Ernest Hemingway, A Moveable Feast, Scribner, 1964 et 2009 ; Paris est une fête, Gallimard 1964 et 2011.
Robert Wheeler, Hemingway's Paris : A Writer's City in Words and Images, Yucca Publishing, 2015
Éditions
Paris est une fête, premier livre posthume d'Ernest Hemingway, est publié par Scribner en 1964 et immédiatement traduit en français par Marc Saporta pour Gallimard. En 2009 Seán Hemingway, petit-fils de l'auteur, propose, toujours chez Scribner, une édition "restaurée", qui sera suivie d'une édition française (Gallimard, 2011) "revue et augmentée".
Seán (fils de Gregory, le second fils de Pauline Pfeiffer, deuxième épouse Hemingway), réprouve les "importants amendements" des éditeurs de 1964 (Mary, quatrième épouse Hemingway, et Harry Brague de Scribner). Il réorganise l'ensemble, supprime la préface et le dernier chapitre (fabriqués à partir d'extraits), et annexe plusieurs textes que Hemingway avait rejetés. Ses retours au manuscrit, parfois justifiés, sont souvent regrettables — il lui arrive de remplacer un paragraphe fort bien édité par un brouillon filandreux. Gallimard suit le remaniement de Sean Hemingway (les textes supplémentaires sont traduits par Claude Demanuelli) mais retourne rarement au manuscrit brut et conserve pour l'essentiel l'agréable version de Marc Saporta.
Paris est une fête commence comme une plaisante flânerie à la découverte de la ville, à la rencontre de ses habitants. Les Hemingway vont se présenter à Gertrude Stein, qui les reçoit aimablement dans son "vaste studio" orné de "beaux tableaux" et leur offre "des liqueurs odorantes, incolores, renfermées en des carafons de cristal taillé". Truculente et péremptoire, Miss Stein leur enjoint d'acheter des tableaux plutôt que des vêtements, conseille au jeune écrivain d'abandonner le journalisme et lui explique que "l'acte commis par les homosexuels mâles est laid et répugnant," tandis que les femmes "peuvent vivre heureuses ensemble".
Hemingway s'attache à la libraire Sylvia Beach, gentille, "friande de plaisanteries et de potins". Il compatit avec Jean, le serveur généreux de la Closerie des Lilas qui, comme ses collègues, est contraint par la nouvelle direction du café à raser sa "moustache de dragon" et à porter "une veste blanche de barman américain".
Ford Maddox Ford, cocasse dans un dialogue sur la définition du gentleman, est un menteur qui sent horriblement mauvais. Ezra Pound, champion du "mot juste" à qui Hemingway demande ce qu'il pense de Dostoïevski (mais il n'a "jamais lu les Rrousses") rend des services à tout le monde mais n'a aucun discernement. En plus, il est n'est pas doué pour la boxe et Hemingway est "gêné de le voir s'exhiber." Quant à Wyndham Lewis, Hemingway n'a "jamais vu quelqu'un qui eût un air plus répugnant."
Ford Maddox Ford Ezra Pound Wyndham Lewis
Stein n'est pas épargnée. Dans "Une bien étrange conclusion" Ernest, introduit par la femme de chambre, ne peut s'empêcher d'entendre Gertrude, au premier étage, en train d'implorer sa "compagne" ; extrêmement mal à l'aise, il s'enfuit. "C'est ainsi que cela finit pour moi, assez stupidement," écrit-il. Dans une lettre à Pound, il donne une autre version de la rupture : "Je suis resté ami avec cette vieille salope jusqu'au jour où elle m'a mis dehors quand elle a perdu le sens commun avec la ménopause."
Taille
Scott Fitzgerald apparaît d'abord assis sur un tabouret de bar, "un petit garçon avec un visage mi-beau mi-joli", "des jambes très courtes" et l'air "pas particulièrement en forme". Il s'empresse de demander à Hemingway si sa femme et lui ont couché ensemble avant d'être mariés. Puis ses yeux s'enfoncent dans les orbites et sa peau se tend sur son visage "jusqu'à lui faire une tête de mort." Hemingway propose de l'emmener dans un dispensaire, mais les amis de Fitzgerald disent que "ça le prend de temps en temps".
Quelques jours plus tard, à la Closerie des Lilas, Hemingway propose de l'accompagner à Lyon, où il a abandonné sa voiture "à cause du mauvais temps". Fitzgerald manque le train où les deux hommes avaient rendez-vous et n'est pas à l'hôtel prévu. Quand il rejoint Hemingway le lendemain matin il a déjà commencé à boire ; après le petit-déjeuner, les deux hommes prennent un whisky ensemble et se sentent "tous deux beaucoup mieux". La "petite Renault" n'a plus de toit ("Zelda l'avait fait couper"). Les averses se succèdent, et les bouteilles de Mâcon blanc que Hemingway débouche au fur et à mesure des besoins. Après une conversation sur la congestion pulmonaire, ils partagent une chambre à Chalon-sur-Saône pendant que leurs vêtements sèchent. Là Fitzgerald décide qu'il est en train de mourir et qu'il doit absolument prendre sa température ; Hemingway le calme avec un thermomètre de bain. Après plusieurs citronnades au whisky, les deux hommes peuvent se rhabiller, descendre dîner et boire au restaurant. Là, Fitzgerald s'évanouit.
Tout cela est assez amusant mais, ici comme ailleurs, Fitzgerald apparaît comme irresponsable, détraqué, entièrement soumis à Zelda — pire, comme un alcoolique "qui ne supporte pas l'alcool" et ne sait pas jouir de la vie. Au contraire, Hemingway se dévoue pour son ami, arrive en avance à la gare, règle les additions et les problèmes ; surtout, il est en bonne santé, heureux. Il considère le vin "comme un aliment normal et sain et aussi comme une grande source de bonheur, de bien-être et de plaisir."
Fiction
Les plaisirs, évoqués avec une éloquente précision, sont simples et sains : "bons cafés" où on peut travailler tranquillement, appartement modeste mais "chaud et gai" où dormir ensemble, marche en montagne, ski, "civet de lièvre avec une bonne sauce au vin rouge", "kirsch de la vallée et schnaps fabriqué avec la gentiane de la montagne" ; et finalement, Hadley attendant son mari sur un quai de la gare : "Elle souriait. Il y avait du soleil sur son beau visage hâlé par la neige et le soleil".
Mais là, à Schruns, où Hemingway retourne après avoir signé un contrat à New York et s'être attardé à Paris avec Pauline Pfeiffer, c'est la fin : "les riches" sont arrivés. Jusque-là (c'est ainsi que se termine la première édition), les Hemingway étaient "très pauvres et très heureux."
La pauvreté, dans de nombreux chapitres, est un thème insistant, exubérant. Non seulement Hemingway ne peut pas acheter de livres mais il se prive de déjeuner pour que sa femme et son fils puissent manger. Il y a même un moment où il est tellement pauvre qu'il doit renoncer à "une terrible envie d'aller aux courses" parce que maintenant, il a "une femme et une enfant à charge".
En réalité, les Hemingway ne sont pas pauvres du tout. Si Ernest, qui dit avoir gagné "beaucoup d'argent, au début, dans le journalisme," obtient au maximum 1 200 $ par an, Hadley, au moment où il l'épouse, possède un capital de 50 000 $ qui produit 3 000 $ par an, deux fois le revenu moyen d'un Américain et dix fois celui d'un Français. Par ailleurs, un mois après le mariage, elle hérite encore 10 000 $ d'un oncle.
À partir de janvier 1924, Hemingway cesse de travailler pour le Toronto Star : c'est "le temps de notre extrême pauvreté". Sauf qu'il a donné au Toronto Star Weekly un article intitulé "Paris, la ville où on vit bien avec 1 000 $ par an".
En somme, les Hemingway ont largement de quoi vivre et Ernest, loin de subvenir aux besoins de son épouse, est principalement puis totalement entretenu par elle.
Que va penser Hadley quand elle lira le livre ? "Il est beaucoup question de pauvreté ici," écrit Hemingway dans l'un des fragments publiés en 2009. "Hadley comprendra j'espère pourquoi certaines choses ont été changées et pourquoi il fallait que ce soit de la fiction."
Héritages
Dans Hemingway's Paris, Robert Wheeler nous assure que le Paris de Hemingway, loin d'être fictionnel, est encore là, toujours là. Wheeler ne le cherche pas seulement dans les lieux que l'écrivain fréquentait mais plutôt là où il ressent, imagine, devine sa présence. En noir et blanc, effaçant de la ville tout ce qui pourrait évoquer notre époque, ses photos sobres et pieuses tentent de ressusciter les sensations, les émotions qui auraient pu, il y a presque un siècle, être celles d'Ernest Hemingway.
[photos supplémentaires se trouve dans le blog HEMINGWAY'S PARIS
Wheeler n'oublie pas Madame Hemingway. Il l'évoque souvent, dans ses textes : fidèle adoratrice, attendant son mari à la maison ; ou accablée de chagrin après la trahison, fidèle à Hemingway qui présente Hadley comme constamment extasiée et toujours d'accord : "Bien sûr, Tatie", "Naturellement", "Quelle chance que tu aies découvert cet endroit", "Très bien", "Tu es tellement gentil", "Nous avons trop de chance", "Je crois que ce serait merveilleux, Tatie".
Il faut du moins savoir gré à Wheeler de rompre avec la fiction de l'artiste héroïque et affamé qui se sacrifie pour sa famille : dès le début de son livre, il décrit le jeune couple arrivant à Paris avec "pour lui, la ferme intention de devenir un grand écrivain, pour elle, quelques héritages qui allaient leur permettre de vivre."
Marie Houzelle
Article précédent concernant Hemingway dans ce blog :
Hemingway fut-il, comme l'isthme de Panama, un pont entre ambos mundos ?
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