Notre nouvel invité, Jim Chevallier, qui habite North Hollywood (Californie), est historien culinaire, spécialiste de la gastronomie française du haut Moyen Âge et de l'histoire du pain français. Il a rédigé deux livres sur l’histoire du pain : About the Baguette: Exploring the Origin of a French National Icon et August Zang and the French Croissant: How Viennoiserie Came to France. Traducteur du français vers l’anglais, spécialisé en gastronomie, il s’est attelé à la traduction de l’ouvrage Histoire de la vie privée des Français depuis l'origine de la nation jusqu'à nos jours de Pierre Jean-Baptiste Le Grand d’Aussy, lequel constitue le premier livre d’histoire exhaustif de la cuisine française, publié en trois volumes. M. Chevallier a publié plusieurs traductions d’extraits de cet ouvrage, dont le plus populaire est A History of Wine in France from the Gauls to the Eighteenth Century. Il a également traduit plusieurs livres de recettes de cuisine médiévale, dont Le Viandier de Taillevent (How To Cook A Peacock: Le Viandier: Medieval Recipes From The French Court). Notre invité a aussi contribué à la rédaction d’importants ouvrages de référence, notamment le Dictionnaire Universel du Pain (Laffont, 2010), Oxford Encyclopedia of Food and Drink in America (seconde édition, 2012), et Consuming Culture in the Long Nineteenth Century (2010).
Voici par la suite son analyse de l'important livre, The Language of Food, redigé par Dan Jurafsky, professeur de linguistqiue et d'informatique à l'université de Stanford, dans la Californie.
L'analyse de Jim Chevallier a été traduite de l'anglais par notre contributrice douée et fidèle, Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). http://traduction.desim.ca
Lorsqu'on voit un livre sur la nourriture écrit par un linguiste, on peut croire qu'il s'agit d'un autre livre populaire qui « révèle » l'origine des mots liés à la nourriture d'une manière divertissante, mais superficielle; on peut également s'attendre à ce que le livre soit une réflexion aussi sérieuse et complexe que la pensée structuraliste sur la mode de Roland Barthes. Dan Jurafsky (à gauche) est tout à fait qualifié pour écrire sur cette question : il enseigne la linguistique à l'Université Stanford en Californie et est un lauréat d'un prix MacArthur ("Genius Grant") . Cependant, il ne s'emprisonne pas dans le carcan de sa prodigieuse érudition et il semble allergique, ou, à tout le moins, indifférent au jargon. Quant aux origines des mots liés à la nourriture, il en explique évidemment quelques-unes, mais d'une manière qui est tout sauf superficielle. De plus, il ne se limite pas à étudier la nourriture avec pour seules lorgnettes celles de la linguistique, de l'étymologie et d'autres domaines connexes : plusieurs chapitres traitent des messages implicites des menus, des critiques de restaurants et des listes d'ingrédients. Dans d'autres chapitres, il examine la grammaire de la cuisine, c'est-à-dire comment, dans différentes cultures, la séquence des services de nourriture provoque des attentes en matière de plats de la même manière que la grammaire d'un locuteur anglophone le prépare à attendre le verbe peu de temps après un nom, tandis qu'un locuteur germanophone attend patiemment le verbe à la fin d'une phrase.
Lorsque l'auteur s'attarde à l'histoire de termes précis, il va au-delà de l'étymologie et explique les nombreuses déclinaisons souvent très différentes qui ont un même mot comme origine. Par exemple, le mot arabe sharab a donné naissance à siropus en latin alors qu'un mot semblable, sharbat, a engendré sherbert en anglais et sorbet en français. Vermicelli (« petits vers »), le nom d'origine des pâtes alimentaires, était vermeseil en vieux français, puis vermiseles en yiddish, avant de devenir vremzel et de nos jours chremsel – qui n'est plus du tout une pâte alimentaire, mais une crêpe servie durant la Pâque juive.
Une pâtisserie italienne en pâte d'amande appelée caliscioni est devenue la spécialité d'Aix-en-Provence, le calisson d'Aix, et sa version fromagée est le calzone. Maccurruni, un mot à l'origine incertaine, est devenu maccherone, un genre de ravioli ou de gnocchi; peu après, le mot macaron a d'abord désigné une friandise à l'amande (friandise qui a précédé le terme lui-même). La langue anglaise l'a transformé en macaroon; la noix de coco ayant été à la mode pendant une courte période au 19e siècle, aux États-Unis le mot désignait une friandise à la noix de coco. Pendant ce temps, macaroni est devenu un type de pâte alimentaire.
Vous n'êtes pas trop étourdis, j'espère?
En fait, Jurafsky explique clairement l'évolution linguistique et culinaire des termes. Chaque phase de cette évolution est présentée de manière concrète et cohérente et amène le lecteur en douceur vers les plats inconnus du passé ou vers les plats familiers qui revêtent des atours différents. La compréhension est facilitée par l'ajout de recettes. Même si le livre n'est pas du tout un livre de cuisine, d'ambitieux cuisiniers pourraient s'occuper durant de longues heures à tenter de reproduire toutes les recettes, un exercice qui résulterait en une grande variété de préparations interculturelles perses, arabes, égyptiennes, péruviennes, nippo-espagnoles, britanniques, chinoises, mexicaines, américaines, italiennes et françaises, qui transcenderaient les siècles et même les millénaires.
Ce qui nous amène à un autre aspect du livre, lequel constitue un livre d'histoire culinaire d'une grande érudition. La plupart du temps, la linguistique sert de levier pour mettre en place un autre bloc d'histoire. Seulement quelques chapitres sont axés davantage sur l'étude du langage culinaire et son usage plutôt que sur la nourriture citée dans le texte. Non seulement ces chapitres n'ont rien d'universitaire, la majorité des lecteurs les trouveront divertissants et riches d'information.
Dans ces chapitres, il explique les résultats de ses propres analyses de textes liés à l'alimentation. Par exemple, dans un menu, « chaque lettre supplémentaire à la longueur moyenne des mots qui décrivent un plat est associée à une augmentation de 18 sous du prix du plat. » Les textes des emballages de croustilles chères comportent davantage de mots complexes et les textes des marques économiques, des mots plus simples. Les critiques rédigées par les consommateurs et non par les professionnels du marketing ont des caractéristiques distinctes, comportant des « mots positifs [ou négatifs] qui expriment une émotion. » Le langage des critiques négatives est plus créatif et diversifié que celui des critiques positives. Certains mots ont un « symbolisme sonore »; certaines voyelles ont notamment une association symbolique plus « légère » ou plus « lourde ».
Deux aliments emblématiques de la culture culinaire des États-Unis sont abordés plus particulièrement dans le livre : la dinde et le ketchup. Après tout ce qui a été mentionné précédemment, le fait que ni l'un ni l'autre n'ait une origine purement américaine n'étonnera personne. Ce qui devrait être le cas de la dinde, puisque cet oiseau est occidental. Mais regardons seulement le mot : comment un oiseau originaire du Nouveau Monde a-t-il pris en anglais le nom d'un pays du Moyen-Orient (Turkey) et en vieux français poullet d'Inde? D'autant plus que ce ne sont pas ces seuls noms qui suggèrent des origines étrangères de cette exportation culinaire américaine, laquelle a été si rapide en Europe : « La propagation de la dinde en Europe a été étonnamment rapide, puisque dès le milieu du 16e siècle la dinde était présente en Angleterre, en France, en Allemagne et en Scandinavie. » (Même si Jurafsky n'en fait pas mention, cette popularité vient peut-être du fait que la viande de dinde ressemblait à celle du paon, viande de luxe, mais qu'elle était bien plus tendre que cette dernière.)
Quant au ketchup, son histoire commence de l'autre côté du globe à titre de... sauce de poisson. Un condiment semblable a déjà existé en Occident : le garum de l'empire romain. Tout comme l'ancêtre du ke-tchup chinois, le garum était fait à base d'intestins de poissons fermentés. Même si le nom chinois a fini par s'implanter en Occident, en Indonésie il a donné naissance à kecap, qui signifie uniquement « sauce ». Janoksy nomme « blanchissage sémantique » ce processus d'abandon d'une partie de la signification d'un mot. En Occident, le mot a d'abord conservé son sens d'origine. Cependant, lorsque les Britanniques préparèrent leur propre version du ketchup, celle-ci comportait des anchois et des champignons, qui devinrent l'ingrédient principal. Mais lorsque les tomates ont remplacé les champignons, les anchois sont toutefois demeurés dans la recette.
Et si vous vous demandez ce que goûtent les anchois dans du ketchup aux tomates, eh bien, il y a une recette pour ça (de 1817).
Nice.
Rédigé par : senee | 25/10/2021 à 01:25