L'interview suivante a été menée en anglais par Skype entre Los Angeles et Beyrouth, Liban. Les réponses ont été traduites en français par l'interviewee elle-même. [ENGLISH VERSION]
Lina Choueiri - l'interviewée | Jonathan. G. - intervieweur |
LMJ : Où êtes-vous née, où avez-vous fait vos études et dans quelles langues ?
LC : Je suis née à Mansourieh, un village juché sur une colline du Metn, à la périphérie de Beyrouth. J'ai commencé l'école avant l'âge de trois ans et j'ai appris le français comme deuxième langue. Au Liban, le choix d'une deuxième langue est important parce que c'est dans cette langue-là que toutes les matières seront enseignées à l'école. J'ai appris les mathématiques, les sciences, et même l'histoire-géographie en français. Dès l'âge de neuf ans et jusqu'en terminale, j'ai appris l'anglais en troisième langue. En général, c'était à raison d'un cours d'une heure par semaine. Après le bac, j'ai obtenu deux licences de deux universités différentes : une licence en mathématiques de l'Université américaine de Beyrouth (AUB) où la langue de l'enseignement est l'anglais ; et une licence en littérature française de l'Université Saint-Joseph (USJ) dont la langue d'enseignement est le français.
LMJ : Où avez-vous fait vos études supérieures et quel poste occupez-vous actuellement ?
LC : Mes efforts pour compléter mon mastère en littérature française ont été interrompus à deux reprises par la guerre civile au Liban. C'est pourquoi j'ai voyagé aux États-Unis. J'ai d'abord étudié l'anglais à l'English Language Institute de George Mason University, en Virginie. Il fallait que je fasse des progrès en anglais, langue que je n'utilisais que très peu dans ma vie au Liban. J'ai obtenu un mastère en sciences du langage de Georgetown University et, ensuite, un doctorat en linguistique de l'University of Southern California, à Los Angeles. Il m'a fallu sept ans pour terminer le doctorat, en travaillant à différents projets de recherche et en cherchant à établir de nouveaux contacts professionnels tout en renforçant ceux que j'avais déjà, avant de retourner au Liban.
LMJ : Dans quel domaine êtes-vous spécialisée ?
LC : Je suis grammairienne et ma thèse de doctorat porte sur la syntaxe des relatives restrictives en arabe libanais. En ce moment, je suis professeure associée de linguistique au département d'anglais de l'Université américaine de Beyrouth (AUB).
LMJ : Vos compétences en grammaire arabe servent-elles en pratique ?
LC : La différence entre l'arabe standard et les différents arabes parlés est bien connue. Mais il se peut que vos lecteurs et lectrices ne sachent pas qu'il n'y a pas assez de recherche sur les variétés d'arabes parlés, notamment en ce qui concerne leurs règles grammaticales et leurs structures. Il est donc difficile, sinon impossible, pour les orthophonistes, par exemple, de reconnaitre les caractéristiques des parlers arabes et de diagnostiquer certains aspects des troubles de la parole chez les enfants. À cet égard, je collabore avec des orthophonistes travaillant au Liban.
LMJ : Vous avez cité les deux universités de Beyrouth où vous avez fait simultanément vos études de deuxième cycle. Si l'on se pose la question de savoir pourquoi un jeune Libanais choisit l'une ou l'autre, en quoi cela reflète-t-il ses préférences linguistiques ?
LC : En examinant les raisons pour lesquelles les étudiants libanais choisissent leur université, il est difficile de privilégier les préférences de langue d'enseignement. Par exemple, l'AUB et l'USJ, deux universités privées, sont parmi les meilleures universités au Liban, mais les frais de scolarité à l'AUB sont nettement plus élevés qu'ils ne le sont à l'USJ. Cela peut jouer un rôle important dans le choix, puisque nous n'offrons pas une grande aide financière aux étudiants. De plus, les critères d'admission diffèrent d'une université à l'autre. Il n'y a donc pas de relation directe entre les préférences linguistiques et le choix d'université.
L'une de mes étudiantes en mastère (qui mène une étude sur les choix de langues parmi les étudiants) constate que plus d'un tiers des étudiants de l'USJ ont étudié l'anglais comme deuxième langue, tandis que près de la moitié des étudiants de l'AUB ont étudié le français comme deuxième langue. Les deux universités cherchent la diversification des milieux sociaux et des contextes économiques desquels sont issus leurs étudiants, mais ils ne sont pas à la recherche d'une diversité linguistique. La situation actuelle n'est donc pas le résultat d'un effort concerté de la part de ces deux universités.
LMJ : Pouvez-vous nous dire quelques mots de la rivalité entre le français et l'anglais au Liban ? Cela remonte-t-il aux accords Sykes-Picot [1] qui ont abouti à placer le Liban sous mandat français, après la Première guerre mondiale ?
LC : Il existe peu d'études sur la situation linguistique au Liban. Je présente ici un simple aperçu (peut-être un peu simpliste). Pour certains, l'étude du multilinguisme au Liban devrait nous ramener aux Phéniciens [2] . Moi, je vais commencer par la période ottomane, entre le 16ème siècle et la fin de la Première Guerre mondiale, lorsqu'au Liban, on pouvait identifier différentes sortes de bilinguismes au sein d'une classe éduquée restreinte, comme par exemple, le bilinguisme arabe-turc, français-arabe, ou bien anglais-arabe. Les bilingues français-arabe et anglais-arabe durant cette période étaient plutôt des chrétiens instruits dans des écoles missionnaires catholiques (françaises) ou protestantes (américaines) qui avaient été établies principalement dans la deuxième moitié du 19ème siècle.
Bien que la présence du français dans l'enseignement précède le mandat français (qui a duré de 1918 à 1943), ce dernier a permis d'établir le français comme langue officielle au Liban, à côté de l'arabe. C'est à ce moment-là que le français s'est répandu parmi les différentes religions et sectes. Lorsque le Liban a obtenu son indépendance, le français a été abandonné comme langue officielle, et l'arabe reste la seule langue officielle du pays. Nous observons maintenant un déclin du français comme langue d'enseignement à l'avantage de l'anglais. Il est quand même important de signaler que le multilinguisme au Liban est un phénomène de l'éducation.
LMJ : La mondialisation a-t-elle fait pencher la balance vers l'anglais ?
LC : Il est vrai que la domination de l'anglais dans le monde n'a pas épargné le Liban. On est de plus en plus conscients que l'anglais est une langue importante pour l'avenir du Liban et des Libanais. L'anglais est perçu comme la langue la plus importante pour le commerce/l'entreprise, les relations internationales, la technologie et les sciences. Le français est encore considéré comme la langue de la culture. Mais, tandis que peu de Libanais considèrent le français plus important que l'anglais, beaucoup d'entre eux considèrent que la connaissance de l'anglais est aussi importante que la connaissance du français. Le fait est aussi que le Liban publie encore un quotidien en français et un en anglais (ainsi que plusieurs en arabe). Bien qu'un grand nombre d'universités utilisent l'anglais comme principale langue d'enseignement, le français a maintenu sa position dans les écoles.
Sur un plan personnel, mon père m'a poussée à poursuivre mes études universitaires aux États-Unis, au moment où mon français était beaucoup plus fort que mon anglais, parce qu'il pensait que l'anglais pouvait ouvrir plus de perspectives de carrières.
LMJ : Pour quels motifs les gens préfèrent-ils une ou plusieurs de ces trois langues ?
LC : [Vous trouverez en partie une réponse ci-dessus, en particulier en ce qui concerne la séparation des taches entre le français et l'anglais.]
Au départ, je tiens à souligner qu'en plus de l'arabe, l'arménien, le kurde, et le syriaque sont parmi les langues vernaculaires de certains groupes minoritaires au Liban. L'arabe libanais est la langue maternelle de la majorité des Libanais, celle qu'ils apprennent à la maison. L'arabe standard est acquis dans le cadre scolaire. Comme je l'ai dit plus haut, à l'école, la plupart des matières sont enseignées dans une deuxième langue, généralement le français ou l'anglais. Lorsque les parents choisissent une école pour leurs enfants, ils font en fait le choix de la langue qui va devenir leur deuxième langue. En parlant aux parents à propos de leur choix d'écoles pour leurs jeunes enfants, j'entends souvent l'argument suivant : l'anglais est facile, accessible, et nécessaire pour une future carrière, nos enfants auront à l'apprendre tôt ou tard. Le français est plus difficile que l'anglais, et pour bien l'apprendre, nos enfants doivent l'apprendre à l'école. Dans ces cas, les parents font le choix d'écoles où le français est la langue de l'enseignement. Cet argument est fait par des parents francophones et même par ceux qui ne le sont pas. Il semble que les libanais aujourd'hui ont une préférence pour le trilinguisme, mais plus de recherche serait nécessaire pour répondre à cette question avec plus de précision.
LMJ : Les gens considèrent-ils le français ou l'anglais comme des langues coloniales ?
LC : Dans une perspective globale, le français, comme l'anglais, peuvent être considérés comme des langues coloniales. D'un point de vue local, comme on peut le voir dans l'aperçu historique présenté plus haut, la présence du français au Liban est antérieure à la présence coloniale des Français dans la région. Durant le mandat français, qui a duré un peu plus de deux décennies, le français est devenu une langue officielle au Liban et s'est répandu parmi la classe éduquée. Mais le français a perdu son statut officiel à la suite de l'indépendance du Liban. En ce sens, l'expérience du Liban sous mandat français est différente de l'expérience coloniale d'autres pays, où les langues coloniales ont gardé leur statut officiel et où les langues autochtones étaient privées de prestige, même après que ces pays aient obtenu leur indépendance. Peut-être que la principale différence réside dans l'importance de l'arabe au Liban, cette langue prestigieuse, dont la tradition culturelle est de longue date, et qui reste étroitement liée a l'identité nationale.
LMJ : Vous avez participé à une émission radiophonique de BBC/PRI (Public Radio International, USA) intitulée : « Beyrouth est-elle la capitale mondiale de l'alternance codique ? » En l'occurrence, l'alternance codique est l'habitude qu'ont les Libanais de commencer une phrase dans une langue et de la terminer dans une autre. Au cours de cette émission, un autre linguiste a déclaré : « La façon dont les gens pratiquent l'alternance codique à Beyrouth n'a son pareil nulle part ailleurs. À Los Angeles, quelqu'un peut parler espagnol à la maison et anglais au travail. Mais, à Beyrouth, nous sommes entre Libanais, alors pourquoi changer de langue ? Sauf pour des raisons particulières, vous ne verrez jamais deux Français conversant en allemand, en espagnol ou en chinois. Mais ici, dans un certain sens, c'est une façon de parler. » Êtes-vous d'accord ?
LC : Je suis d'accord que l'alternance codique à Beyrouth, au sein de certains groupes de jeunes gens éduqués, peut être décrite comme «une façon de parler ». Il est vrai que les jeunes Beyrouthins éduqués peuvent passer de l'arabe au français ou à l'anglais, ou aux deux langues durant les conversations avec leurs amis libanais. Rien ne les oblige à l'alternance codique, mais ils la font de toute façon.
Les analyses traditionnelles de l'alternance codique ne présentent pas d'explication satisfaisante ; mais ces analyses sont fondées sur l'hypothèse du monolinguisme en tant que norme. Dans un tel contexte, l'alternance codique exige une explication, parce qu'elle s'écarte de cette norme. Dans les groupes multilingues à travers le monde, les productions «mixtes» telles que celles des jeunes beyrouthins sont en fait très communes; elles peuvent même être une façon typique de parler. À mon avis, et dans cette perspective, le phénomène beyrouthin ne serait pas aussi unique qu'on le prétend.
LMJ : Merci de ces observations très intéressantes. Parmi les dizaines de linguistes que nous avons invités à cette rubrique, vous êtes la première représentante du Proche-Orient et nous espérons que vous ne serez pas la dernière !
LC : Je vous remercie. Je suis ravie de pouvoir partager mon expérience avec vos lectrices.et vos lecteurs.
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Note de la Rédaction :
[1] Accords conclus, le 16 mai 1916, entre la France et le Royaume-Uni, respectivement représentés par François Georges-Picot et Sir Mark Sykes. Ces accords jetaient les bases d'un partage des dépouilles de l'empire ottoman, en découpant des zones d'influence. Après la défaite de l'empire ottoman (1918), les accords furent entérinés à la conférence de San Remo par la Société des Nations qui confia au Royaume-Uni un mandat sur l'Irak, la Transjordanie et la Palestine, tandis que la France obtenait un mandat sur le Liban et la Syrie. Voir: Comment l'Empire ottoman fut dépecé, Le MONDE diplomatique; L'avenir du Moyen-Orient et ses minorites: Un Sykes-Picot II ? Démocratie ?, Le MONDE, 25.01.2016
[2] Les Phéniciens sont un peuple antique originaire des cités de Phénicie, région qui correspond approximativement au Liban actuel. L'accomplissement le plus connu de la civilisation phénicienne est la mise au point de l'alphabet phénicien qui est sans doute à l'origine des alphabets les plus répandus dans le monde antique, même s'il ne s'agit pas du premier alphabet.
Le linguiste du mois précedent : John Ashbery
Z2016/1
Ces informations sur les langues au Liban sont tres interessantes. C'est souvent au Travers de langues qu'on retrace l'histoire d'un pays ou d'une region. J'ai lu cette interview avec plaisir.
Rédigé par : Marilyn Sarah Aich | 27/01/2016 à 18:04
Je suis toujours à la fois heureuse et étonnée quand quelqu'un dit que le français est la langue de la culture et des belles lettres. L'allemand, l'anglais, le chinois, l'arabe etc. ont pourtant aussi leurs cultures et belles lettres, et les traditions orales ne sont sans doute pas à négliger non plus.
Peut-être le français au Liban est-il un peu l'équivalent du latin en France et en Suisse?
Rédigé par : Elsa Wack | 29/01/2016 à 07:37