A Memoir

Gregory Rabassa
(Si c'est là trahir, le mal-être de la traduction : Mémoires) [1]
New Directions; First Edition 2005
Recension

Notre invitée est Helen Oclee-Brown, traductrice commerciale du français et l’espagnol vers l’anglais. Elle est diplômée des langues modernes de l’Université de Southampton et elle a un mastère en traduction spécialisée de l’Université de Westminster. Après avoir travaillé pour une agence internationale de marketing et une jeune entreprise de traduction, Helen s’est lancée dans le monde de traduction indépendante en 2009. Elle croit fermement à l’importance des associations professionnelles. En effet, Helen est membre actif de l’ITI (Institute of Translation and Interpreting) et MET (Mediterranean Editors and Translators). Helen habite dans le comté de Kent, en Angleterre. Nous accueillons chaleureusement sa première contribution à notre blog. Helen@HelenOcleeBrown.co.uk

Son nom vous est peut-être inconnu, même si certains de ses livres sont sur vos étagères. Gregory Rabassa est un géant de la traduction littéraire. Il a traduit une bonne trentaine d'auteurs hispanophones et lusophones,
souvent latino-américains. Ses traductions ont fait découvrir aux lecteurs anglophones le riche courant de littérature moderne d'inspiration populaire, porté pendant le « Boom » par des auteurs tels que Julio Cortázar,
Mario Vargas Llosa et, bien sûr, Gabriel García Márquez.
Mince mais stimulant, If This Be Treason réunit les mémoires de Rabassa. Généreusement pimenté de friandises linguistiques, de faits historiques et de références littéraires, le livre est à l'évidence l'œuvre d'un orfèvre qui vous empêche vraiment de vous endormir. Bien que ce soient des mémoires illustrées d'anecdotes personnelles, Rabassa garde toujours ses distances. Peut-être, parce qu'en tant que traducteur, il a l'habitude de rester en marge, de suivre tout simplement ce que disent les auteurs, une idée sur laquelle il insiste « au point d'en être assommant » (selon ses propres termes).
Et pourtant, suivre un auteur mot à mot ne signifie pas esquiver toute responsabilité. Loin de là. La plus lourde tâche du traducteur est d'affronter sa propre trahison, comme Rabassa le fait dans la première des trois sections de son livre. Il y joue du vieux cliché italien traduttore, traditore. Lui-même, ou tout traducteur, trahit-il la langue, la culture, l'auteur ou, pire encore, se trahit-il en traduisant ? Comme les traducteurs le savent bien, une certaine forme de trahison (ou de perte) est presque inévitable. En fait, Rabassa va jusqu'à dire que la traduction est pur mimétisme parce que nous ne pouvons rendre parfaitement dans une langue ce que nous disons dans une autre. Et pourtant, il nous faut tenter de le faire. Comme le dit Rabassa, « la traduction est peut-être impossible, mais on peut au moins essayer ».
Rabassa se sert aussi de la première section pour fouiller dans son passé. Pour être tombé dans la traduction, il y était assez bien préparé. Né de parents qui aimaient les mots et avec des grands-parents de quatre pays différents, il était à bonne école et se lança dans une brève carrière militaire qui le conduisit loin en Europe et en Afrique, comme cryptographe. Rabassa poursuit en faisant en sorte de traiter de sujets aussi épineux que la traductologie (« dinosaure » fier de l'être, il n'en raffole pas), les grandes maisons d'édition (il ne les apprécie guère non plus) et le rôle du traducteur tel qu'il le conçoit (là encore, il n'y a qu'à suivre le texte).
Il manifeste un certain mépris pour l'enseignement de la traduction: « J'ai essayé d'enseigner ce qui ne se peut enseigner. Comme je l'ai déjà dit, on peut expliquer comment on traduit, mais comment dire à un élève ce qu'il faut écrire sans le dire soi-même ? On peut lui dire quels livres lire, mais on ne peut les lire à sa place. » Et lire est un sujet infiniment important, aussi idiot que cela puisse paraître, parce que Rabassa lit rarement les livres qu'il traduit avant de se mettre à l'ouvrage : « Quand je traduis un livre, je le lis tout simplement en anglais ». Faut-il préciser que Rabassa conçoit la traduction comme un art, non comme un métier (« On peut apprendre à Picasso à mélanger les couleurs, mais on ne peut lui apprendre à peindre ses demoiselles d'Avignon »).
La deuxième section est la partie la plus fournie du livre. Rabassa y traite de la trentaine d'auteurs qu'il a traduits, et il les envisage dans l'ordre chronologique, car chaque œuvre a influé, dans une certaine mesure, sur la suivante. C'est une question d'expérience après tout. Rabassa se souvient de certains auteurs avec beaucoup d'affection; il a rencontré bon nombre d'entre eux, a noué de grandes amitiés ou a tout simplement étudié leurs œuvres pendant ses études. Il en encense certains: Juan Benet est le Proust espagnol, Gabriel García Márquez, l'héritier direct de Cervantès et, Clarice Lispector, « le physique de Marlène Dietrich et la plume de Virginia Woolf » - Peut-on dire mieux ? Sa phraséologie discrète convient aussi au destin douloureux de Lispector, évoqué avec une brutale simplicité : « la vie n'a pas été tendre avec elle ».
Comment s'en étonner, Rabassa consacre plus de pages à Gabriel García Márquez, dont il a traduit six romans, qu'à aucun autre auteur. L'écrivain aurait d'ailleurs dit qu'il préférait la traduction anglaise de Rabassa à son original. Selon son habitude, Rabassa accueille ce compliment en termes notoirement modestes: « J'ai l'impression [...] que, chez Gabo, les mots anglais étaient déjà là, dissimulés derrière l'espagnol et tout ce que j'avais à faire était de les dénicher. » Soit dit en passant - et c'est assez choquant - Rabassa n'a perçu aucune redevance pour ce travail.
La politique est un thème incontournable, mais Rabassa ne s'y attarde guère. Le réalisme magique, cette expression tant débattue, était dans l'esprit de Rabassa un appel folklorique à la liberté et à la justice. Ailleurs, il narre brièvement les difficultés qu'il a éprouvées à échanger des brouillons avec José Lezama Lima à Cuba. Il raconte aussi comment « les brutes qui ont si souvent dirigé ces pays » ont contraint les écrivains à explorer les tréfonds du psychisme latino-américain. Face au poids d'une telle histoire, il est difficile de ne pas partager sa jubilation malicieuse à l'idée que Demetrio Aguilera-Malta – l'auteur de Siete lunas y siete serpientes (roman que Rabassa a traduit en anglais) et le fondateur du parti socialiste équatorien – ait dû sa grande chance à ce phare du capitalisme qu'est le Wall Street Journal.
Tout au long du livre, Rabassa minimise son rôle, observant de manière assez charmante qu'il est « bien conscient que le traducteur est l'écuyer de l'écrivain, mais qu'après tout, c'est Sancho Pança qui a permis Don Quichotte ». Il estime qu'il lui appartient de transposer plutôt que de traduire, et il met beaucoup de soin à faire en sorte que ses traductions conservent ce sens de l'altérité. Pour cela, il propose un petit test amusant : lire la traduction avec l'accent de terroir du personnage. Combien d'entre nous se sont surpris à le faire en lisant une de ses traductions ?
Dans la troisième (et très courte) section, Rabassa juge sa propre trahison – il a auparavant écarté toutes les autres autorités (souvent auto-proclamées). Cela va nous rassurer, il souffre du même mal que beaucoup de traducteurs : il n'est tout simplement jamais satisfait de son travail quand il le relit. On ne peut jamais être trop sûr de soi-même. Alors, nous autres traducteurs, sommes-nous à ce point coupables? Je vous laisserai le soin de découvrir le verdict.
Certains ont reproché à ce livre d'être un peu succinct, mais je soupçonne qu'il l'est à dessein. Les vraies reines du spectacle sont les œuvres elles-mêmes, à la fois les textes originaux en espagnol ou en portugais, et la lecture que Rabassa en a faite en anglais. Dans cet esprit, j'estime que ce livre, parce qu'il est brillant, devrait comporter un avertissement au lecteur. Si vous avez la chance (ou la malchance, selon votre point de vue) d'avoir un esprit curieux, ce mince ouvrage pourra vous prendre plus de temps que vous ne l'imaginiez initialement. Pour ma part, je n'ai pu m'empêcher de me reporter aux originaux de ma collection et d'en comparer des passages aux exquises traductions de Rabassa. À mon avis, ce n'est pas du temps perdu.
H.O-B. (traduction de Jean Leclercq) ENGLISH VERSION
[1] Traduction libre de vos serviteurs, avec l'aide de Jean-Paul Deshayes, notre terminologue-conseil.
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