analyse du langage
Kamel Daoud
Nicole Dufresne, Senior Lecturer Emeritus (professeure honoraire), Département de français et des études francophones, à l'Université de Californie, Los Angeles (U.C.L.A.), a bien voulu rédiger la recension suivante à notre intention.
Le narrateur du roman de Kamel Daoud, « Meursault, contre-enquête », avait sept ans lorsque Meursault a tué son frère,
l'arabe sans nom du roman d'Albert Camus. Soixante-dix ans plus tard, il confie ses souvenirs à un inconnu dans un bar -- c'est à dire son point de vue sur le meurtre de son frère, sa contre-enquête. Un long monologue plein de rancœur qui va à l'encontre du récit de Meursault, cet homme dénué d'émotion. L'écriture de Kamel Daoud est passionnée et imagée contrastant avec le style sans lyrisme de « L'Etranger ». Cette contre-enquête ne s'intéresse donc pas à ce qu'a vécu Meursault – cette enquête-là est résolue -- mais construit une toute autre histoire qui établit l'identité du mort et surtout les oppositions existentielles qui ont empêché le petit frère d'acquérir sa propre identité. L'homme absurde ici, c'est lui.
Dans les premiers chapitres, tout tourne autour du jour fatidique du meurtre de Moussa et de la réaction de la mère. C'est la période de l'Algérie coloniale. En 1942, le narrateur enfant ne parlait pas français, il l'a appris à l'école plus tard. Au contraire de Moussa, ce « dieu sobre et peu bavard » (19), Haroun a appris à se servir des mots, à se créer « une langue à moi » (12). Il nous sert une longue diatribe qui attaque aussi bien les Français que les Arabes, le colonialisme que le nationalisme, la religion que le blasphème, les femmes – Marie-Fatma, sœur ou prostituée -- et Oran, ville arabe et française, donc ville de décadence putride. Une langue de haine et une vision lubrique de la ville coloniale. Toutefois les métaphores de la ville comme sexe de femme et surtout ses odeurs nauséabondes sont traduites avec trop de réserve : «cela sent la vieille pute» (22), «it's like an old whore» (12 tr) ; « les effluves d'un sexe de femme » (22), « the scent of a woman's sex » (13 tr). Le texte abonde de références négatives sexuelles envers la femme, comme « odeur de femelles rivales » (28), et il faut rappeler qu'en français le terme femelle appliqué à une femme est très péjoratif, ce que « female rivalry » (18 tr) ne rend pas. Ici la traduction reste trop neutre et prudente. On n'y détecte pas la vulgarité méprisante envers la femme de mauvaises mœurs, celle qui retient l'attention des jeunes Arabes « désœuvrés ».
Par contre, la traduction est fluide quand l'original est écrit en français «non arabisé» : c'est à dire lorsque le narrateur devenu adolescent, a appris le français – une langue qui n'est pas la langue « colorée et improvisée » de sa mère. A l'école, il acquiert « la possibilité de nommer autrement les choses et d'ordonner le monde avec mes propres mots » (47). Il doit s'approprier la langue française et construire sa propre histoire à partir des mots des colons. Ainsi, lorsque « le frère de l'Arabe » parle de sa vie à lui et de celle de Meursault, la langue est plus réfléchie, moins imagée et la traduction plus facile. Vingt ans après le meurtre de Moussa, la lecture de «L'Etranger» l'a bouleversé «par son mensonge sublime et sa concordance magique avec ma vie » (58), «It overwhelmed me with its sublime lying and its magical accord with my life» (48 tr). La traduction presque littérale fait justement ressortir cette « concordance ».
Dans l'original, la mère arabe s'appelle M'ma. La traduction choisit Mama, ce qui paraît enfantin et trop intime pour la relation mère-fils du texte. Garder M'ma serait beaucoup plus authentique. D'autant plus qu'en d'autres endroits, le traducteur a gardé des mots français, «pieds-noirs» (intraduisible sans explication), «café au lait» (une boisson bien française) ou arabes (en italiques) haïk, roumis. Par contre, traduire négritude par « Negro-ness » pour établir un parallèle avec « Arab-ness » (60 tr) donne un équivalent assez maladroit. Le terme aurait pu être laissé en français.
Le roman joue sur la notion d'étranger – en français, cela signifie aussi bien « stranger » que « foreigner » ou « unknown ». Notons par exemple l'inconnu du bar qui écoute le vieux narrateur, un « jeune universitaire » dont l'étranger de Camus est le héros : il est étranger car il vient de Paris où il vit en exil – un Algérien, sans doute ; étranger aussi de par sa profession élitiste -- « Inspecteur universitaire » ironise le narrateur, « Mr. Student detective ». En anglais il faut nécessairement choisir entre « foreigner » et « stranger ». Ainsi « cimetières d'étrangers » devient « cemetery for foreigners », cependant il doit s'agir des Français d'Algérie, les roumis. Enfin, le narrateur est « le héros unique » (98), the « sole protagonist » (88 tr) qui interprète tout ce qui est étranger.
Le narrateur a perfectionné son français avec Meriem, une femme qu'il a connue en 1963. «La langue française est ainsi devenue l'instrument d'une enquête pointilleuse et maniaque» (100), « the main tool of a meticulous and maniacal investigation » (90). Le texte devient donc naturellement linéaire, plus facile à rendre en anglais. Néanmoins, il faut attendre la fin du récit pour comprendre la construction en cercles (comme Oran) et arriver au point central où le narrateur se retrouve en Meursault comme un sosie. Si bien que Daoud introduit en italiques deux pages tirées directement de « L'Etranger » (150-152) où seuls les noms et la date du meurtre sont changés : le prêtre devient imam, soutane devient gandoura, et Marie, Meriem. Cependant, sans raison apparente, la traduction élimine les italiques (140-142 tr).
Daoud insiste sur l'étrangeté de son roman : c'est « un livre étrange… une contre-enquête » désordonnée et imaginaire (131), « a counter-investigation » écrite pour la mère. Le meurtre du Français par Haroun en 1962, apparaît comme « un contrepoids à l'absurdité de notre situation » (132). « I had to counterbalance the absurdity… » (122) La notion de contre / counter est essentielle au roman car il s'agit d'une seconde enquête qui va contrecarrer celle de « L'Etranger ». Dans le titre en français, « Meursault, contre-enquête », la mise en apposition avec la virgule devant «contre-enquête» indique clairement ce nouveau dossier. L'omission de l'article signifie qu'il s'agit d'un fait non-connu. Par contre, le titre en anglais « THE Meursault Investigation » ne signifie pas UNE nouvelle ou contre-enquête. Retraduit en français cela donnerait « L'enquête de Meursault », et cela met le lecteur sur une fausse piste. Peut-être ce titre est-il imposé par l'éditeur car il peut sembler plus attractif pour un public anglo-saxon ?
Des décennies après Camus, Kamel Daoud réinterprète l'histoire de « L'Etranger », le traduit pourrait-on dire, pour questionner l'identité algérienne. Traduire en anglais un texte d'une aussi grande complexité demande non seulement une finesse linguistique et culturelle considérables, mais aussi l'habileté de suivre les méandres de la pensée du narrateur. Un travail délicat qui a dû exiger des choix bien épineux.
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Daoud, Kamel. Meursault, contre-enquête. Actes Sud, 2014. Les numéros entre parenthèses se réfèrent aux pages de cette édition. Les numéros suivis de « tr » se réfèrent à la traduction The Meursault Investigation, Other Press, 2015.
Passionnant. Je n'ai lu ni "L'Etranger", ni la "Contre-enquête". Après un petit détour sur Wikipedia pour un résumé du premier, je suis assez curieuse de lire le second, ayant l'avantage de ne pas devoir passer par la traduction.
Il semble y avoir un abîme entre ce que pouvait écrire Camus à l'époque et ce qui se passe aujourd'hui. Un retournement, oui. "J'écris ton nom liberté" (Paul Eluard, cité peu après les attentats de novembre).
Rédigé par : Elsa Wack | 10/04/2016 à 12:40