Voici une interview de Julia Cresswell par Julian Maddison. Julia et Julian - l'interviewée et l'intervieweur - ont non seulement des prénoms semblables, mais un parcours de vie parallèle, l'un et l'autre étant diplômés de l'université d'Oxford, et habitant cette ville à jamais célèbre.
Julia Cresswell a étudié l'anglais à St Hugh’s College, Oxford, se spécialisant en philologie et en littérature médiévale. Elle entreprit ensuite, à l'université de Reading, une maîtrise en littérature médiévale et un doctorat (l'édition commentée de The Three Kings' Sons', une traduction en anglais de la fin du XVe siècle d'une romance française en prose, Les Trois Fils de Rois, écrite à la cour de Bourgogne vers 1470). Elle finança ses études de troisième cycle en enseignant à l'université et en travaillant comme chercheuse pour l'Oxford English Dictionary.
Elle est l'auteure, entre autres, de "The Cat's Pyjamas : The Penguin Book of Clichés" et l"Oxford Dictionary of Word Origins."
Julian Maddison - l'intervieweur
Julian étudia le français et la linguistique à St John’s College, Oxford.
Traduction : Jean Leclercq -
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La définition de "cliché" en anglais, selon Oxford Dictionaries: "A phrase or opinion that is overused and betrays a lack of original thought: the old cliché “one man’s meat is another man’s poison .”
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E.C.: Pour toute étymologie, la première étape est toujours l'Oxford English Dictionary. Toutefois, l'OED n'est par vraiment l'idéal pour les associations ou groupes de mots, même si ses dernières révisions en rendent compte d'une façon plus complète. Ce n'est pas une critique, c'est tout simplement parce que l'OED est fait pour cerner des mots pris isolément. Même quand il traite d'associations de mots, il remonte rarement à leurs origines. Par ailleurs, il existe un tas d'autres livres qui vous raconteront l'histoire des expressions. Malheureusement, ce sont souvent des étymologies populaires totalement imaginatives – Dans son P.O.S.H., Michael Quinion consacre tout un livre aux étymologies populaires qui, pour beaucoup d'entre elles, sont largement admises. Le titre du livre vient de la croyance selon laquelle le mot posh vient des initiales de l'expression “Port out, starboard home” [bâbord à l'aller, tribord au retour] qui était censée figurer sur les billets attribuant des cabines plus fraîches sur les paquebots de la P&O desservant les Indes, et cela bien que la compagnie de navigation ait toujours nié l'existence de tels billets et qu'aucune preuve n'ait été apportée à l'appui de cette thèse. Le World Wide Words de Quinion (www.worldwidewords.org ) est une source fiable de renseignements tant sur les étymologies populaires que sur les dérivations authentiques, de même que sur la langue en général. Heureusement, de nombreux clichés sont suffisamment explicites - ‘a spanner in the works’, ‘grind to a halt’ ont assez clairement trait à des machines au sens littéral du terme. Il s'agit alors de déterminer leur âge et à partir de quand leur usage métaphorique s'est généralisé. Celles dont l'origine n'est pas évidente sont souvent des citations occultes J'ai été assez contente de moi lors de mes recherches sur l'expression “crowning glory » pour désigner la chevelure féminine. À l'époque, la première citation de l'OED l'attribuait bizarrement à James Joyce dans Ulysse (1922). C'était de toute évidence une origine de cliché improbable. Aussi ai-je cherché dans des archives journalistiques et, comme on pouvait s'y attendre, j'ai trouvé une publicité dans The Times, et probablement dans d'autres journaux, de 1919 pour l'huile de Macassar Rowland prétendant qu'elle rendrait la « crowning glory » d'une femme encore plus glorieuse. Satisfaite, je n'allais pas plus loin. Mon expérience de chercheuse pour le compte de l' Oxford Dictionary of Modern Quotations, m'avait appris que Joyce aimait intégrer des publicités dans sa prose. Un coup d'œil à l'OED me montre que la mention révisée présente une manchette de journal américain de 1893 comme exemple d'utilisation et qu'il n'est plus fait mention de la citation de Joyce – mais je parierais volontiers qu'une publicité l'a précédée. Parfois, découvrir une origine est un coup de chance. J'ai passé des années à rechercher l'origine de « Live Fast, Die Young ». À l'époque, elle ne se trouvait dans aucun dictionnaire de citations que je puisse trouver et la recherche en ligne n'était pas encore possible. Finalement, je décidai de poser la question à tout un chacun et, comme on pouvait s'y attendre, un ami américain d'un certain âge me dit qu'aux cours du soir, il venait d'étudier le roman d'où venait cette expression. Là aussi, bien que j'aie consulté l'OED au moment d'écrire, ses vastes moyens ont fait apparaître un exemple antérieur à celui que j'avais trouvé, mais ils n'ont toujours pas la citation qui en a fait un cliché par le biais d'un film tiré d'un roman, qui s'appelaient l'un et l'autre « Knock on Any Door ».
J.M.: Serait-il juste de dire qu'en fait un cliché a deux étymologies ? Il y a l'origine de la métaphore et, ensuite, le début de sa dissémination et le risque de glissement d'une l'utilisation littérale à un emploi ironique.
E. C.: Je dirais qu'il s'agit de déterminer l'histoire plutôt que l'étymologie. Comme je l'ai dit plus haut, l'étymologie proprement dite est souvent assez évidente, mais les transitions auxquelles vous faites allusion moins faciles à suivre, notamment parce que les différents états coexistent, certainement dans le discours de locuteurs différents et souvent même chez un seul, selon le contexte. .
J.M. The Cat’s Pyjamas est dédié aux « gens de radio, journalistes et personnalités politiques qui ont permis d'écrire ce livre ». S'ils sont principalement responsables du recours aux clichés, est-ce la raison pour laquelle les clichés sont plus répandus dans le monde moderne que jamais auparavant ?
E.C. C'est difficile à dire, car tant de preuves ont été perdues et ce qui subsiste m'est inconnu pour l'essentiel. Étant donné que la plus grande part de ce qui subsiste du passé, ou tout au moins la plus grande part de ce que je peux avoir lu, est littéraire, la langue a des chances d'être plus consciemment artistique que le discours du quotidien. Certes, Shakespeare emploie des clichés quand il fait parler l'homme de la rue, mais aussi pour ses personnages plus nobles (et Vénus et Adonis est un cliché bon teint). On peut en dire autant de la littérature médiévale qui a été mon autre domaine d'étude, bien que les universitaires préfèrent parler de tropes ou de topoi. Et cela, parce que les clichés peuvent être un moyen très efficace de communication – Je m'en explique dans un article que j'ai écrit pour la British Journalism Review et qui se trouve sur mon site Web : http://www.juliacresswell.info/lets_hear_it_for_cliches.html . Donc, non, je serais tentée de dire que les clichés ne sont pas plus répandus qu'auparavant.
J.M.: Votre livre donne des exemples de clichés par discipline. Hormis le sport et la politique, quels sont les domaines de la vie particulièrement exposés aux clichés ?
E.C.: Les militaires raffolent des clichés (ici aussi, au nom de l'efficacité) et beaucoup d'entre eux les tirent du monde du travail, encore qu'il soit difficile de différencier le cliché et le jargon. Cela dépend beaucoup du contexte dans lequel une langue est utilisée. Si vous vous écoutez parler, vous vous apercevrez que les conversations polies que vous avez avec des étrangers sont bourrées de clichés (ou de platitudes, si vous préférez les appeler ainsi) que vous ne songeriez jamais à employer dans un texte soigné.
J.M.: Comment définissez-vous la différence entre un cliché et une métaphore souvent utilisée ?
E.C.: C'est une des questions auxquelles il est le plus difficile de répondre. Dans The Cat’s Pyjamas, j'ai consacré une bonne part de l'introduction à me battre avec ce problème. Une façon de voir la chose consiste à dire que le cliché pense à votre place. Je cite en exemple un journaliste qui, sans réfléchir, parle des kangourous géants de la préhistoire qui couraient le monde (walked the world), alors que chacun sait que les kangourous sautent. Ce n'est que du gribouillage, mais la réaction irréfléchie devient dangereuse quand elle s'étend à des expressions comme “hearth and home”, “this great nation of ours” et toutes les autres formules dont se gargarisent nos politiciens. Toutefois, il convient d'admettre que tout est question de jugement personnel. Soit dit en passant, “the cat's pyjamas” n'est pas à mon avis un cliché, ce qui fait que le titre du livre m'occasionne un certain embarras. Un graphiste a réalisé une couverture qui a plu à l'éditeur, lequel a insisté pour qu'on l'utilise, si bien que j'ai dû reprendre mon texte et y ajouter ce qui manquait. Une situation tout à fait inhabituelle pour une écrivaine professionnelle possédant mon expérience.
J.M.: Vous devez surveiller les possibilités de clichés qui existent dans la phraséologie contemporaine. Y-a-t-il des exemples d'expressions largement utilisées pendant une courte période, mais qui ont disparu avant de pouvoir devenir des clichés?
E.C. Oui, j'ai été très fière de moi lorsque j'ai daté très précisément le point de départ de l'expression « not fit for purpose » (23 mai 2006, John Reid à la Chambre des Communes). Le problème, c'est que de telles expressions tendant également à échapper à mon radar (je vous laisse le soin de juger si c'est là un cliché). Une de celles qui fleurissent dans les journaux ces derniers jours est « dog-whistle politics ». C'était une nouveauté pour moi, mais l'OED la relève depuis 1995 et Wikipedia (qu'il nous faut tous utiliser un jour ou l'autre) fait remonter l'expression à 1988, dans la langue des sondeurs d'opinion. Je soupçonne qu'elle n'est pas encore incrustée dans l'idiolecte des politiciens et de leur entourage, mais il sera intéressant de voir si elle se répand dans le grand public. Pour l'instant, je ne le pense pas car son sens n'est pas immédiatement évident, mais nous devrons voir si son usage se trouve conforté par des événements futurs.
J.M.: Certaines langues ou cultures sont-elles plus portées à l'emploi de clichés que d'autres ? Comment se situe la langue anglaise par rapport aux autres ?
E. C.: Nous avons déjà vu plus haut qu'il existe certaines cultures où les clichés sont courants. Je ne suis pas certaine d'être qualifiée pour répondre au sujet des autres langues. La seule autre langue que je connaisse bien est le français et, appartenant à une génération à qui l'on a appris à lire Racine plutôt qu'à savoir commander un verre de bière, mon français courant n'est pas bon. Certes, le français médiéval, celui que je connais le mieux, est plein de clichés, le latin classique aussi, et mes étudiants qui maîtrisent d'autres langues, m'en trouvent des exemples sans difficulté, aussi serais-je tentée de dire que toutes les langues jugent les clichés utiles.
J.M.: De quel cliché vous servez-vous le plus ?
E.C.: Hmm.
Je ne pense pas que je m'en servirais consciemment. Je viens de demander à mon mari et il a dit qu'il écouterait et verrait.
J.M.: Après cette réponse et ce que vous m'avez dit précédemment de l'« écriture relâchée », ai-je raison de penser qu'il vaut toujours mieux éviter les clichés dans la parole et dans l'écrit ?
E.C.: Ma position habituelle consiste à dire que le cliché peut être un moyen de communication utile et efficace. Par exemple, l'expression “run for your life” utilisée dans une dramatique télévisée est probablement de l'écriture relâchée, mais elle peut être un avertissement utile dans une circonstance de la vie réelle telle qu'un tsunami. Terry Pratchett a écrit que : « la raison pour laquelle les clichés deviennent des clichés est qu'ils sont les marteaux et les tournevis dans la trousse à outils de la communication » et je serais d'accord avec lui. Les clichés deviennent dangereux quand on les utilise pour influer sur la pensée et détourner les gens de la réalité.
J.M.: Travaillez-vous actuellement à des projets linguistiques ?
E.C.: Je suis bel et bien en retraite maintenant, et je ne travaille à aucun livre pour le moment. Les deux derniers livres que j'ai écrits sont sortis en 2014. L'un était principalement destiné aux adolescents, Charlemagne and his Paladins. C'était un livre d'histoire, mais axé sur les légendes médiévales. L'autre était le Little Oxford Dictionary of Word Origins, une resucée format poche de l'Oxford Dictionary of Word Origins publié plus tôt. Je serais heureuse de produire un autre ouvrage de linguistique si quelqu'un voulait que j'en fasse un, mais courir les contrats d'édition dans ce domaine est devenu difficile dans un monde où tout ce que vous cherchez est disponible en ligne (ce que j'adore), aussi ai-je décidé de ne pas me prêter à ce jeu. J'ai toujours accompli un certain volume d'enseignement universitaire, particulièrement d'histoire de la langue anglaise et de littérature médiévale, et je donne encore quelques cours, notamment un cours d'histoire de l'anglais dans le cadre des cours d'été du Département d'éducation permanente de l'Université d'Oxford qui sont organisés chaque année sous le nom de The Oxford Experience.
Z2016/5
Est-ce aussi ce que mon prof d'anglais médiéval appelait la "formulaic diction" dans Beowulf? Où l'on n'appelait pas un bateau un bateau, mais (systématiquement) le "pourfendeur des vagues" ou quelque chose de ce genre.
Rédigé par : Elsa Wack | 31/05/2016 à 00:18
Article très intéressant. Soit dit en passant, l'expression "fit for purpose" figurait déjà dans l'édition de 2002 de mon Guide anglais-français de la traduction.
Rédigé par : René Meertens | 31/05/2016 à 05:39