Le Man Booker International Prize existe depuis 2004. Il est décerné chaque année à un auteur, britannique ou étranger, pour un ouvrage en anglais ou largement diffusé en traduction anglaise. Mais, en 2016, son montant a été porté à 50.000£ et, dans le cas d'une traduction, également partagé entre l'auteur et le traducteur. [1]
En mai dernier, le Prix a été décerné au roman The Vegetarian, de l'écrivaine sud-coréenne Yi Chong-jun qui enseigne actuellement l'écriture créatrice à l'Institut des Beaux-Arts de Séoul.
Le roman a été traduit par une Britannique de 28 ans, Deborah Smith, qui n'a commencé à apprendre le coréen qu'à l'âge de 21 ans, et cela sans avoir appris de langue étrangère auparavant. C'est en fin de deuxième cycle qu'elle décida de devenir traductrice de coréen-anglais et qu'elle s'installa en Corée à cet effet. Depuis, elle a fondé sa maison d'édition à but non lucratif qui se spécialise dans la traduction d'ouvrages de littératures asiatique et africaine.
L'entretien avec Deborah Smith qui vous est présenté ci-après, s'inspire d'un autre, mené par Chungwon Allie Park en 2014. Toutefois, à la suite du Prix reçu en 2016, Deborah Smith a bien voulu répondre à quelques autres questions
L'intervieweuse, Chungwon Allie Park, est actuellement en deuxième année à l'Université Yonsei, en Corée du Sud. Depuis le lycée, elle s'est toujours intéressée à la littérature coréenne et à la traduction. Précédemment, elle a été stagiaire à Korean Literature in Translation (KTLIT.com). Yi Chong-jun est son auteur coréen préféré et elle rêve de traduire ses œuvres. Avide d'écriture et raffolant de livres, Allie fait grand cas de ceux qui aiment les lettres et le rire.
LMJ remercie l'intervieweuse, Chungwon Allie Park, et l'interviewée, Deborah Smith, de leur collaboration à la préparation du présent article, ainsi que son correspondant Jean LECLERCQ qui l'a traduit pour ses lecteurs.
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DS : La traduction passe-temps n'était pas mon cas. Ce n'était pas comme s'il se trouvait que je sache le coréen et que je puisse tenter le coup et peut-être faire ensuite mon chemin dans la traduction. Quant à la raison pour laquelle j'ai choisi le coréen, c'est parce que je soupçonnais qu'il m'offrirait certains débouchés en tant que traductrice, vu l'absence presque totale de littérature coréenne en version anglaise, jointe au fait que je savais la Corée être un pays moderne, hyper-développé où – vraisemblablement – l'édition était florissante. Là encore, comme je n'avais aucun lien avec la Corée ou la culture coréenne, pas plus que j'avais investi dans celles-ci, ce n'était pas tant une ambition de promouvoir la littérature coréenne à l'étranger que l'idée qu'il existait une niche (relativement) inexploitée dont je pouvais tirer parti. Maintenant que je suis pleinement consciente de l'incroyable dynamisme et de la diversité des lettres coréennes contemporaines, je suis totalement impliquée dans leur promotion à l'étranger, non pas par égard pour la « Corée », mais à cause des écrivains pris individuellement et de leurs travaux dont la qualité exige qu'ils soient mieux connus, ainsi que pour tous les lecteurs anglophones qui les méconnaissent actuellement.
CAP : À votre avis, les traductions doivent-elles coller aussi fidèlement que possible à l'original, ou doivent-elles être une forme d'art original à part entière ?
DS : J'estime – et c'est un avis partagé par la grande majorité des traducteurs anglophones, c'est-à-dire de ceux qui traduisent en anglais mais aussi, et c'est capital, de ceux qui résident dans le monde anglophone - qu'appliquée à la traduction, la fidélité est une notion dépassée, trompeuse et de piètre utilité. La seule consigne que m'ait donnée mon éditeur quand je traduisais The Vegetarian, était : « prenez davantage de libertés ! » et j'ai eu la chance extraordinaire de travailler avec un auteur, Han Kang, qui croit que la traduction peut être un art au même titre que l'écriture créatrice – bien que, naturellement, l'une et l'autre ne soient pas identiques. Il vous faut essayer de saisir le plus possible de l'original en termes de rythme, de registre, etc. Mais, ce à quoi vous devez être fidèle, c'est à l'art et à la qualité de l'original. Si vous traduisez une grande œuvre de littérature coréenne, votre traduction se doit d'être une grande œuvre de littérature anglaise, et il n'y a pas lieu de chipoter sur des questions de syntaxe si cela ne fait que compliquer les choses. La traduction qui est la plus « fidèle » à l'original du point de vue du choix des mots, de la syntaxe, etc. a très peu de chances d'être suffisamment « fidèle » à l'expérience de ses lecteurs originaux – c'est-à-dire, la distance est trop grande entre l'expérience de lecture de la grande littérature, anglaise et coréenne, pour que cela soit possible.
CAP : Comment s'est déroulé jusqu'à présent votre parcours personnel de traductrice ? Prévoyez-vous de continuer dans cette voie ?
DS : Ma grande chance a été un roman de Han Kang intitulé The Vegetarian. Et cela, parce que j'étais active sur les réseaux sociaux en tant que lectrice de fictions traduites et qu'étudiante de littérature coréenne. Un éditeur londonien me contacta pour me demander de traduire un échantillon de The Vegetarian qu'un intermédiaire lui avait envoyé et, bien sûr, je saisis la balle au bond. En fin de compte, il finit par ne pas publier le livre, en partie, je pense, parce que ma traduction n'était vraiment pas très bonne – à l'époque je n'étudiais le coréen que depuis un an et demi. Mais, bien que rechercher pratiquement chaque mot dans le dictionnaire ait été laborieux et souvent décourageant, le virus de la traduction m'avait contaminée, et je continuais avec quelques travaux à titre officieux tels que des nouvelles pour des ateliers et des extraits de romans pour ma thèse de doctorat. Ensuite, j'ai eu un autre énorme coup de chance – la Corée a été choisie comme pays-hôte du Salon du Livre de Londres 2014. J'ai été invitée à faire partie du comité d'orientation, et aussi à prendre part à un groupe de travail du Salon du Livre 2013 dans le cadre de ma mise au courant – toutes choses qui n'eussent jamais été possible pour une traductrice aussi inexpérimentée, si je n'avais été, probablement, la seule traductrice de littérature coréenne au Royaume-Uni ! Au Salon 2013, des responsables de différentes maisons d'édition désiraient me parler car ils cherchaient tous des livres coréens à publier afin d'être en phase avec le pays-hôte de l'année prochaine. Quand j'ai rencontré le responsable de Granta/Portobello, le proverbial déclic s'est produit dans mon esprit lorsque je me suis aperçue que The Vegetarian serait parfaitement à sa place sur la liste. Je rentrai chez moi et retouchai complètement ma mauvaise traduction que j'envoyai à l'éditeur. Le lendemain matin, celui-ci me répondit par courriel, me disant qu'il avait aimé ma traduction et voulait la publier. Maintenant, avec ce livre qui allait sortir, m'étant fait un certain nom au Salon du Livre et en d'autres événements honorant la Corée, j'ai établi de bonnes relations avec un tas d'éditeurs du Royaume-Uni et des États-Unis susceptibles de publier des traductions littéraires, et il est ainsi évidemment plus facile d'attirer l'attention des gens. Le plus grand changement, c'est qu'on m'offre désormais un volume correct de travail, principalement par l'intermédiaire d'agents. Je sais que la traduction ne sera jamais particulièrement lucrative, et il m'est difficile de dire si le surcroît de travail que j'ai constaté depuis le Salon du Livre se maintiendra ou s'il se révélera un succès sans lendemain, mais j'aime trop la traduction pour ne pas continuer à traduire. [2]
CAP : Quels ont été quelques-uns des plaisirs et/ou des défis particuliers que vous a réservé la traduction de The Vegetarian?
DS : Je crois que, comme pour tout livre, les plaisirs et les défis ont été probablement les mêmes – The Vegetarian a été initialement publié en Corée sous la forme de trois nouvelles distinctes, chacune racontée du point de vue d'un personnage différent. Aussi, trouver le ton et l'humeur convenant à chaque partie, tout en maintenant une unité suffisante d'un bout à l'autre du livre, a exigé un délicat équilibre. La deuxième partie s'est révélée particulièrement difficile car elle décrivait un certain nombre de scènes d'ébats sexuels et que nous étions tous – Han Kong, l'éditeur et moi – soucieux de ne pas être perçus comme trop sensationnalistes, trop proches de la « fiction érotique », etc. Le sexe s'entoure d'un tas de conventions littéraires et culturelles différentes, et le choix des mots, en particulier, peut influer considérablement sur la façon dont il est perçu. Mais, un aspect de la traduction qui a été un pur plaisir fut le soutien que m'ont apporté l'éditeur et Han Kang elle-même L'un et l'autre ont bien précisé d'entrée de jeu qu'ils concevaient la traduction comme un art et qu'ils estimaient que je devais disposer d'une certaine liberté artistique de manière à produire un texte anglais qui soit digne de l'original. Han Kang a pris le temps de lire ma traduction ligne par ligne et, avec une humilité et une patience infaillibles, a attiré mon attention là où elle estimait que mon interprétation s'écartait de ce qu'elle avait voulu exprimer. Dans presque tous les cas, je n'étais que trop heureuse de modifier mon texte à la faveur de ces éclairages supplémentaires et, dans quelques cas, là où nos divergences tenaient davantage à des postulats culturels ou à des particularités linguistiques de la langue anglaise, elle se ralliait à mon avis en tant qu'anglophone. Elle était si profondément et purement soucieuse de ne pas voir l'intégrité artistique de son œuvre défigurée à des fins commerciales que cela m'a véritablement sidérée, et m'a probablement gâtée pour tous les autres auteurs avec lesquels je travaillerai très probablement à l'avenir ! La rencontrer au Salon du Livre de Londres et l'entendre lire – presque en chuchotant – des passages de The Vegetarian suffit à me confirmer que j'étais séduite. Je ne peux vraiment, vraiment pas attendre pour traduire d'autres de ses livres.
CAP : Dans quelle mesure le Prix a-t-il déjà influé sur la demande de vos services de traduction ?
DS: En fait, le Prix lui-même n'a pas autant influé sur la demande que la parution – et l'accueil – du livre dans son ensemble, avant même qu'il ne soit attribué. C'est vraiment cela qui m'a mise en orbite : le brouhaha que j'ai contribué à créer sur les réseaux sociaux; les critiques dithyrambiques dans des quotidiens nationaux, dont beaucoup faisaient allusion à la traduction; les événements et les interviews auxquels j'ai été conviée à propos de tout cela. J'ai donc eu beaucoup de chance de ne pas avoir de problème de demande. Mais, le Prix a puissamment contribué à me faire connaître en dehors du monde de la traduction et de la publication indépendante.
CAP : Avez-vous terminé votre thèse de doctorat ? Quel en est le sujet ? Donnerez-vous des cours de traduction ?
DS: J'ai remis ma thèse de doctorat en septembre dernier, mais la soutenance n'aura lieu qu'à la fin du mois d'août. Le titre en est : "Stratégies narratives permettant de représenter la réalité dans le roman coréen contemporain" - essentiellement une lecture attentive de certains auteurs contemporains, mise en opposition avec des auteurs antérieurs du 20e siècle, en s'attachant à leur description de la réalité. Globalement, il s'agissait d'aboutir à une définition pratique du réalisme dans la littérature coréenne contemporaine. La thèse n'a en elle-même rien à voir avec la traduction. D'ailleurs, je n'ai jamais étudié la traduction, ni en théorie, ni en pratique. J'assure un cours d'été d'une semaine en traduction de la littérature coréenne, sous la forme d'un atelier de travaux pratiques, ce que j'aime vraiment bien. À l'avenir, je vais faire sensiblement la même chose dans un certain nombre d'universités de Corée du Sud. Mais, ma principale activité est la traduction et la publication. Aussi n'ai-je guère le temps de faire autre chose, à plein temps ou même à mi-temps.
CAP : Avez-vous un conseil à donner aux étudiants qui aspirent à traduire de la littérature coréenne ?
DS: Lisez ! Si, au départ, vous n'êtes pas un dévoreur de livres, la traduction littéraire n'est pas pour vous. Certains peuvent parfois commettre l'erreur de penser que la traduction est avant tout une question linguistique, mais il s'agit bien plus d'une sensibilité littéraire que de savoir ce que tel mot signifie dans une autre langue. Il y a des dictionnaires pour cela. Comme, après mon B.A., j'ai commencé à apprendre le coréen toute seule, je ne suis toujours pas entièrement bilingue. Au début, je craignais que cela me disqualifie en tant que traductrice, qu'il me faudrait attendre de parvenir au stade mythique de la « parfaite » compréhension du coréen. Eh bien, n'attendez pas et ne vous inquiétez pas – ce serait mon autre conseil. La traduction est une courbe d'apprentissage, et l'on ne s'améliore qu'en traduisant. Mes premières traductions étaient si effroyablement mauvaises qu'en y pensant, j'ai envie de rentrer sous terre. Mais, ces échecs étaient nécessaires pour s'en sortir. Dans n'importe quel texte, il y a encore presque toujours un ou deux points qu'il me faudra vérifier avec un ami coréen.
Notes du blog :
[1] “Upgrading the status of translators, the prize upgrades the status of multilingualism. It also upgrades the status of translations. No longer merely derivations or adaptations of original works, translated editions will be assessed as works in their own right.”—commentaire de Rebecca Walkowitz, auteure de Born Translated: The Contemporary Novel in an Age of World Literature, sur le nouveau Man Booker Prize for Translated Fiction.
[2 ] Comme cela a été dit dans la préface, une partie de l'entretien a eu lieu en 2014. Aussi, lorsque Deborah Smith parle d'une parution imminente de The Vegetarian, elle ne savait pas (et probablement ne se doutait pas) qu' il remporterait un tel succès et notamment qu'il gagnerait le Booker International Prize. De même, la dernière partie de sa réponse ("et il m'est difficile de dire si le surcroît de travail .... se maintiendra ou s'il se révélera un succès sans lendemain, mais j'aime trop la traduction pour ne pas continuer à traduire.") aurait certainement été différente si on lui posait cette question aujourd'hui, avec toute la renommée qu'elle a acquise.
Z2016/7
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