Voici l'histoire d'un Anglais du 15ème siècle qui a mal traduit une locution française mais qui, ce faisant, a inventé une expression idiomatique anglaise qui s'est implantée dans la langue jusqu'à nos jours.
Ce nom ne vous dit peut-être rien. Et pourtant, William Caxton (v.1422 - v. 1491) est célèbre à plus d'un titre : négociant, diplomate, traducteur, il fut aussi le premier imprimeur et libraire anglais. Ayant installé une presse à Londres, en 1476, il publia près de 80 ouvrages (rééditions comprises), presque tous en anglais, parmi lesquels de nombreuses traductions du français, du latin et du grec, souvent accompagnées de prologues et/ou d’épilogues. Il remania également plusieurs autres textes, faisant ainsi véritablement œuvre d’éditeur. Ces prologues constituent un véritable laboratoire d’analyse de la culture écrite de la fin du Moyen Âge et suggèrent que Caxton entendait participer à la constitution d’une culture anglaise et laïque, destinée à une communauté consciente d’elle-même.
Rentré à Londres en 1476, il installe une presse typographique à caractères mobiles, la première en Angleterre, dans les locaux de l’aumônerie de l'abbaye de Westminister.
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L'aristocratie encourage son travail en se portant acquéreuse de ses ouvrages, qui comprennent de nombreux titres relevant du domaine profane : Les Contes de Canterbury (1477 ?), Dictes or Sayengis of the Philosophres (novembre 1477, d'après un manuscrit français intitulé Les Ditz moraulx des Philosophes de Thionville), les Métamorphoses d'Ovide (première traduction anglaise), et quelques romans de chevalerie comme Le Morte d'Arthur. Il donne également en 1477 une version anglaise des Quattres choses derrenieres de Jean Miélot, et en 1481 le Miroir du Monde (traduction du Speculum maius de Vincent de Beauvais), avec gravures. Premier imprimeur, il devient aussi le premier libraire du pays et s'enrichit du commerce des livres.
Sur 108 ouvrages répertoriés publiés par Caxton, 80 % le sont en anglais. Il aurait traduit 26 ouvrages lui-même, sans compter ses travaux de révision, ses prologue et épilogues.
Parmi ses traductions : Eneydos (écrit aujourd’hui en anglais Aeneid, en français Énéide, en latin Aeneis), comprenant la description suivante du chagrin de Didon après le départ d’Énée – traduit du français, après être passé par le latin, selon l'explication qu'en donne Caxton : “translated oute of latyne in to frenshe, and oute of frenshe reduced in to Englysshe by me Wyllm Caxton” (traduit du latin en français et du français réduit en anglais par mes soins, Wyllm Caxton).
En anglais de l’époque :
She sawe the saylles, wyth the flote of the shippes that made good waye. Thenne byganne she, for grete distresse, to bete & smyte thre or four tymes wyth her fyste strongly ayenst her brest & to pulle her fayr heres from her hed, as mad & beside herself.”
En anglais moderne :
She saw the sails with the float of the ships that made good way. Then she began, in great distress, to beat and smite three or four times with her fist against her breast and to pull her fair hairs from her head, as mad and beside herself.
Concernant cette dernière expression (beside herself), un lecteur a posé au site WorldWideWords la question de savoir comment on peut être “besides oneself” (une expression qui existe encore et dont la traduction littérale est « être à côté de soi-même »). Michael Quinion, linguiste anglais et propriétaire du site, a répondu au lecteur que Caxton a traduit l'expression française « hors de soi ». Cela peut s'expliquer par des impératifs de temps et des faiblesses du traducteur qui ont souvent conduit Caxton à transposer telles quelles des expressions françaises et à commettre de nombreuses fautes. [1] On traduirait « en dehors » plutôt que « outside » mais l’expression « beside oneself », apparemment due à une faute de traduction de Caxton, n’a pas changé. D’où l’expression, de nos jours bizarre, pour désigner l’état d'esprit d’une personne devenue folle furieuse, mais aussi dans un état de grande joie, de ravissement, d'étonnement, de chagrin ou autre.
La morale à tirer de cette histoire est que si, travaillant sous pression, nous autres traducteurs commettons des erreurs, nos traductions sont néanmoins susceptibles d'entrer dans la langue cible et d’y rester pendant de longs siècles.
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Pour terminer, signalons qu'en 2002, Caxton a été cité parmi les 100 plus célèbres Britanniques de tous les temps, à l'issue d'un sondage de la BBC.
Jonathan G. & Jean L.
[1] James A. Knapp, "Translating for Print: Continuity and Change in Caxton's Mirrour of the World," in: Translation, Transformation, and Transubstantiation, ed. Carol Poster and Richard Utz (Evanston, IL: Northwestern University Press, 1998), pp. 65–90.
William Caxton and Early Printing in England.
London: The British Library, 2010. 212 pp. 116 figures.
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