L'interview suivante a été menée en anglais par Skype entre Los Angeles et Carthagène (Espagne).
Geraldine Brodie - l'interviewee J. G. - L'intervieweur
Traduction de Jean Leclercq,
avec l'appui terminologique de René Meertens
(Original text in English)
LMJ : Vous êtes membre de l'Institut des Comptables agréés d'Angleterre et du Pays de Galles, et membre de l'Institut des Impôts. Avez-vous étudié et pratiqué la comptabilité avant vos études de lettres ? Avez-vous abandonné la comptabilité en faveur de la traductologie ?
GB: À certains égards, j'ai fait une carrière en boucle. J'ai étudié l'anglais à Oxford, me spécialisant en langue et littérature du vieil anglais et du vieux français. Je me suis toujours intéressée aux langues, à la traduction, à l'interculturalité et à la façon dont elles influent sur la migration de la littérature.
Mon diplôme en poche, j'ai suivi une formation de comptable dans une entreprise qui s'appelle aujourd'hui la KPMG. Rien d'extraordinaire à cela après un diplôme d'anglais, puisque les comptables se doivent de savoir bien communiquer et d'être systématiques et interrogateurs. J'ai eu l'occasion d'utiliser mes compétences linguistiques, en effectuant une vérification à Paris. Je suis restée dans cette entreprise pendant 12 ans, y compris deux années passées à New York au cours desquelles j'en ai profité pour apprendre l'espagnol à ce qui s'appelle maintenant l'Instituto Cervantes.
LMJ : On peut donc supposer que votre domaine d'études repose sur deux piliers - le théatre et la traduction. Comment vous êtes-vous intéressée à chacun d'eux et comment avez-vous fait pour les conjuguer ?
GB : C'est de ma mère que je tiens ce goût pour le théâtre. L'une des joies de mon enfance était d'aller avec elle au Birmingham Repertory Theatre et, à l'adolescence, j'ai participé aux activités organisées pour les jeunes (ce qui s'appelait alors Theater 67). Un des premiers grands moments a été pour moi de voir Richard Chamberlain dans le rôle d'Hamlet. Ma mère et moi aimons toujours aller ensemble au théâtre – nous allons aux spectacles de la Royal Shakespeare Company à Stratford-upon-Avon quand nous en avons la possibilité.
C'est à l'occasion d'une dissertation sur la tragédie pour la maîtrise de littérature comparée qu'a germé en moi l'idée de conjuguer théâtre et traduction. J'avais choisi de comparer des pièces d'Ibsen et de Lorca, et c'est alors que je m'aperçus qu'il existait de nombreuses traductions anglaises, parfois étonnamment différentes, d'une même œuvre. Je voulais creuser le sujet et comprendre le processus de la traduction.
Certes, je ne fais que décrire mon propre itinéraire – je ne suis nullement la première à observer le phénomène. J'ai beaucoup appris de Manuela Perteghella, lors d'un cours de courte durée qu'elle a donné à la London Metropolitan University. Elle m'introduisit également dans les milieux de la recherche universitaire sur la traduction théâtrale lorsque j'entamais mon doctorat.
LMJ: Pourriez-vous définir votre domaine d'étude et de recherche pendant les dix ans que vous avez passés à l'UCL ?
GB : À mon avis, le théâtre est un domaine particulièrement intéressant pour étudier la traduction, parce que, comme je l'ai dit, on tend à commander de nouvelles traductions pour chaque nouvelle production, notamment pour les pièces classiques. Ainsi, l'un des livres que j'utilise dans mes cours de traduction théâtrale européenne de deuxième cycle est l'ouvrage de Romy Heylen Translation, Poetics, and the Stage: Six French Hamlets dans lequel elle étudie différentes traductions successives de la pièce de Shakespeare en l'espace de deux siècles. Dans l'autre sens, on vend actuellement des billets à Londres pour L'Avare de Molière, dans une nouvelle adaptation de Sean Foley et Phil Porter. L'Avare a déjà été traduit en anglais en de multiples occasions, mais pour cette nouvelle production, avec Griff Rhys Jones dans le rôle titre, il y aura aussi un nouveau texte. Que nous apprend ce cycle continu de réinvention quant à la nature de la traduction (et du théâtre) ?
Mes recherches portent sur cette façon de procéder : comment ces traductions sont-elles commandées; quelles pièces et quels traducteurs choisit-on; où les productions traduites sont-elles montées; qui sont les traducteurs et autres professionnels du théâtre qui collaborent au processus ? Je m'attache particulièrement à la progression, en allant de la pièce initiale en langue source jusqu'au texte tel qu'interprété, et à la terminologie qui est utilisée pour décrire le processus.
À Londres, la traduction pour le théâtre s'effectue souvent par l'intermédiaire d'une “traduction littérale”, préparée par un spécialiste de la langue source, qu'un écrivain utilise pour créer le texte qui sera interprété. Le résultat de ce processus est généralement annoncé come une version ou une adaptation plutôt que comme une traduction -mais pas toujours. Aussi est-il difficile de déterminer comment la production à laquelle on assiste a été traduite. J'en veux pour exemple l'œuvre du jeune dramaturge français Florian Zeller : trois de ses pièces ont été jouées à Londres ces derniers temps, toutes traduites par l'écrivain et metteur en scène Christopher Hampton, qui traduit aussi à partir de l'allemand. Or, la plus récente de ces pièces, La Vérité, est présentée comme une adaptation. Pourquoi ?
En tentant de répondre à des questions comme celle-ci, j'espère rendre plus apparents les courants interculturels qui traversent le théâtre et la traduction, et mettre en valeur le travail spécialisé et très créateur de toutes les parties intéressées. Au nombre de celles-ci doivent figurer les traducteurs littéraux dont la contribution n'est, à mon avis, pas suffisamment reconnue. Le livre que j'écris en ce moment pour l’Édition Bloomsbury, The Translator on Stage (Le traducteur sur scène), explore justement ces questions.
LMJ : Avez-vous eu l'occasion d'appliquer les techniques acquises en comptabilité à vos recherches ou à vos écrits portant sur la traductologie ?
GB :J'utilise toujours mes compétences de comptabilité dans mon enseignement et mes recherches de traductologie. Il est utile de posséder une formation à la planification, à la budgétisation et à la gestion de projets lorsqu'on organise des programmes d'enseignement et des activités de recherche financées. Toutefois, pour mener des recherches dans le domaine de la traduction théâtrale, j'ai aussi puisé dans mon expérience des systèmes d'enquête et de documentation, acquise lorsque j'opérais des vérifications dans des structures de toutes dimensions, allant d'entreprises individuelles à des sociétés multinationales. Mon but est de déterminer et de consigner une procédure, et ensuite de voir si je peux discerner des formes et des tendances comportementales.
Aussi, mes recherches ne se limitent-elles pas à une langue, à une période historique ou à un genre d'écriture en particulier – j'observe ce qui se passe effectivement sur la scène. Avec sa vie théâtrale très active et, à certains égards, si diverse, Londres est un terrain de recherche fécond pour la traduction théâtrale. J'estime qu'environ 12% des productions dérivent d'une autre langue. Des classiques de l'Antiquité, comme les tragédies de Sophocle et d'Euripide, des pièces célèbres du répertoire classique – Racine et Schiller, par exemple – et jusqu'aux auteurs à succès plus récents (Ibsen, Tchekhov, Strindberg, Lorca, Brecht) sont toutes régulièrement représentées. Mais, il y a aussi des exemples de pièces de théâtre moins connues ou contemporaines qui sont rarement jouées ou présentées pour la première fois en anglais. Mais, les pièces ont tendance à provenir des mêmes langues – français, allemand, grec ancien, italien, russe, espagnol. Les langues scandinaves sont particulièrement bien représentées par un certain nombre de productions. Bien sûr, il y a toujours des exceptions à ces tendances générales, et des initiatives visant à élargir les horizons.
LMJ : Le livre intitulé Words, Images and Performances in Translation, dont vous avez rédigé un chapitre (Theatre translation for performance: conflict of interests, conflict of cultures) expose les différentes façons dont les mots, les images et les prestations sont traduits et interprétés dans de nouveaux contextes socio-culturels. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?
GB : Quiconque s'est un jour essayé à traduire sait que la traduction est bien plus qu'un décodage linguistique. Replacer un mot, une expression ou une phrase dans une langue par une unité linguistique analogue dans une autre langue n'est que le commencement du transfert communicatif. Le livre envisage la traduction dans une perspective plus vaste, en étudiant comment d'autres médias, telles les illustrations ou les images publicitaires, peuvent être traduits – et pourquoi les incidences culturelles de ces activités relèvent de ce que l'on croit traditionnellement être de la traduction. Mon chapitre sur la traduction théâtrale traite de la façon dont, au-delà du décodage linguistique, toutes sortes de facteurs influent sur la représentation de l'œuvre théâtrale traduite qui, naturellement, est une traduction visuelle, orale et textuelle.
LMJ : Vous avez coédité un numéro spécial du Journal of Adaptation in Film and Performance : "Martin Crimp – playwright, translator, translated" avec Marie Nadia Karsky de l'Université Paris 8. Pouvez-vous nous parler du colloque tenu sur ce thème et de votre collaboration avec Marie Nadia Karsky?
GB : Comme souvent dans le monde universitaire, cette collaboration a été le fruit d'un heureux hasard. Marie Nadia était l'une des co-organisatrices d'un colloque organisé à Paris auquel j'avais été invitée à parler de la traduction théâtrale à Londres. Après la réunion et autour d'une tasse de café, nous nous sommes découvert un intérêt commun pour la traduction du Misanthrope de Molière faite par Martin Crimp, envisagé selon nos perspectives linguistiques différentes.
Environ un an après, je fus conviée à solliciter un financement de l'Institut français du Royaume-Uni pour organiser à UCL une série d'ateliers visant à tisser des liens avec des structures universitaires françaises et à explorer des orientations en vue de collaborations en matière de recherche. J'ai immédiatement pensé à Marie Nadia et à notre intérêt commun que l'une et l'autre avions nourri entre-temps. Marie Nadia, ainsi que des collègues du groupe de recherche français TRACT (Traduction et Communication Transculturelle anglais-français/français-anglais), avaient travaillé avec des étudiants de maîtrise à un projet consistant à retraduire en français la version de Crimp du Misanthrope. J'avais fait des recherches sur la voix de Crimp écrivain telle qu'elle transparaît dans ses pièces, ses traductions du français et ses versions tirées d'autres langues, pour lesquelles il a utilisé une traduction littérale (notamment de l'allemand, du grec ancien et du russe).
À nous deux, nous avons monté un atelier de deux jours avec des exposés d'enseignants de trois universités françaises et de trois universités du Royaume-Uni; un atelier de théâtre bilingue animé par Anne Bérélowitch (directrice de la compagnie d'art dramatique L’Instant Même) et avec des acteurs anglais et français qui ont étudié Le Misanthrope dans le texte original, la traduction de Crimp et les rétro-traductions faites par les étudiants. Enfin, un débat sur la traduction a été organisé entre le critique Aleks Sierz et Martin Crimp lui-même, auquel le public a été convié. Ce furent deux journées passionnantes et débordantes d'énergie. Bon nombre des étudiants qui avaient participé au travail de traduction sont venus à Londres avec l'Eurostar, avec les conférenciers et les professionnels français du théâtre. L'École d'art dramatique de Birmingham a fourni des élèves acteurs, et tous se mélangèrent aux universitaires du Royaume-Uni ainsi qu'aux personnel et aux étudiants de l'UCL. Nous bûmes force café et avalâmes d'impressionnantes quantités de fromage que les étudiants français avaient eu la bonne idée d'apporter.
Le numéro spécial de la revue publie des versions augmentées des exposés universitaires faits au cours du colloque ainsi qu'une transcription de l'entretien avec Martin Crimp. Nous espérons qu'il restitue une partie de l'énergie et de la diversité des échanges qui ont eu lieu pendant le colloque. Marie Nadia et moi sommes ravies de notre collaboration, et nous discutons déjà de notre prochain projet.
Marie Nadia Karsky Martin Crimp
LMJ : On dit que la traductologie repousse sans cesse ses limites. Dans quelles directions s'oriente-t-elle ?
GB : La traductologie a toujours été un domaine interdisciplinaire. Comme la traduction elle-même s'adapte pour coller au milieu dans lequel elle s'insère, cette discipline universitaire évolue pour rendre compte des nouvelles voies de recherche. Le fait qu'UCL offre maintenant des programmes de MA et de MSC en traduction prouve bien qu'il existe de nombreuses possibilités d'études et de recherches dans ce domaine.
Outre l'élargissement de la traduction dans le domaine des arts et des lettres afin d'inclure la représentation théâtrale, l'illustration, les images et d'autres courants intercuturels que j'ai mentionnés plus haut, on est de plus en plus conscient des progrès de la technologie en matière de traduction. C'est important pour l'utilisation des moyens numériques dans la traduction – quels effets Google Translate aura-t-il sur les traductions et les traducteurs de demain ? Les progrès technologiques nous offrent également une occasion de mettre en œuvre de nouvelles méthodes de recherche se fondant sur la science. Ainsi, ma collègue d'UCL, Claire Shih, voit la traduction comme un comportement cognitif de l'être humain qui peut être étudié à l'aide d'instruments de recherche numériques tels que des logiciels de capture d'écran, d'enregistrement de frappe et de suivi du regard.
Ces différents domaines conversent entre eux : les instruments numériques de pointe peuvent servir à traduire des pièces de théâtre sous la forme de surtitres intermédiaires; des logiciels de calcul peuvent être utilisés pour étudier le style en traduction littéraire. C'est cette interdisciplinarité que je trouve fascinante dans la traductologie, en tant que discipline. Mais, en dernière analyse, c'est la présence (qui passe le plus souvent inaperçue) de la traduction dans nos vies qui ne cesse de me captiver, et je suis heureuse lorsque je peux transmettre cette fascination à mes amis, à ma famille et, surtout, à mes étudiants.
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Note du blog :
UCL est une université de recherche publique de Londres. À tort ou à raison, elle prétend être la troisième plus vieille université d'Angleterre, et elle est la première à s'être ouverte aux femmes. UCL compte plus de 100 départements, instituts et centres de recherche. Elle a un effectif d'environ 35.500 étudiants et de 12.000 membres du personnel. Au nombre de ses anciens figurent notamment les "Pères de la Nation" de l'Inde, du Kenya et de Maurice, les fondateurs du Ghana, du Japon moderne et du Nigeria, l'inventeur du téléphone, l'un des co-découvreurs de la structure de l'ADN, et au moins 29 titulaires de Prix Nobel.
Z2016/8
Bien des traductions littéraires se sont faites de la même façon. Ainsi. on a coutume de s'extasier devant la traduction par André Gide du "Typhon" de Joseph Conrad. Or, Gide n'avait qu'une connaissance élémentaire de l'anglais (rien à voir avec la maîtrise d'un André Maurois) et travaillait à partir d'une trame, d'une « traduction littérale », que lui préparait un tâcheron et qu'il embellissait ensuite à sa guise.
Rédigé par : Jean LECLERCQ | 28/08/2016 à 06:31
By pure coincidence, the day I interviewed Geraldine, I went to the School of Theater, Film and Television at the University of California at Los Angeles, to see the highly acclaimed British National Theatre production of "One Man, Two Guvnors", filmed and broadcast worldwide on the big screen. The play is based on "Servant of Two Masters" (Il servitore di due padroni), a 1743 Commedia dell'arte style comedy play by the Italian playwright Carlo Goldoni. The adapted version is set in the English beach resort, Brighton. There is a common tendency to regard the cultures of different countries as being as distinctive as the languages spoken in them, but this adaptation from the Italian has, 273 years after it was created, lost none of its appeal after crossing the English Channel and spreading out to other countries where light theatre is appreciated.
The lyrics of Herbert Kretzmer (now aged 91) offer another example of the two-stage process of literal translation and adaptation. Following his adaptation into English of songs sung by Charles Aznavour (aged 92), such as "She", adapted from "Elle", Kretzmer was invited to write an English version of the French musical Les Misérables. Kretzmer’s “Les Mis” opened at the Barbican Theatre in London in 1985 and is still running in the West End, the longest running West End musical in history.
Rédigé par : Jonathan G. | 28/08/2016 à 12:01
Ottawa (Canada), Sunday 28/8/2016
I was especially struck by your reference to the "wider perspective", and the fact that translation is far more than linguistic code-shifting. To me, as apparently to you, it involves drawing upon all the cues available from the CONTEXT in its broadest sense (linguistic, situational and cognitive). What you say confirms the axiom that just as "reading is only incidentally visual" (as Paul Kolers maintained in his 1968 article of that title), communication is only incidentally linguistic. Thanks for an intelligent and enlightening discussion.
Rédigé par : John Woodsorth | 28/08/2016 à 12:06
A very good interview with Geraldine Brodie, emphasizing three points often ignored by non-translators: that literary translation in general and theatrical translation in particular requires far more than linguistic code shifting (that is, merely consulting a dictionary); that such translations often involve two stages, a literal translation and a finished translation, and that the two stages may be carried out by the same or different translators; and that the route to becoming a translator is often indirect.
(Mark Herman is the co-author of "Translating for Singing: The Theory, Art and Craft of Translating Lyrics", London: Bloomsbury: 2016)
Rédigé par : Mark Herman | 29/08/2016 à 16:17