Johann Morri a étudié le droit en France et aux États-Unis. Juge administratif en France (actuellement en disponibilité), il a été enseignant vacataire à l’Université de Californie (Berkeley) et exerce actuellement des fonctions d'enseignement et de coordination pédagogique à UC Davis. Nous le remercions vivement de l’article que nous publions ci-après.
L'amicus curiae est une institution familière pour les juristes du monde entier. Signifiant littéralement « ami de la Cour », cette expression latine désigne un mémoire présenté par une personne ou organisation qui n'est pas partie au litige mais qui, soit de sa propre initiative, soit à la demande de la Cour, présente des observations sur un point utile à la solution du litige. Elle permet aussi bien de présenter des observations juridiques (par exemple, des lumières sur l'interprétation de la loi) que factuelles (telle que des données sociologiques, un éclairage sur les conséquences pratiques de la solution, etc.).
C'est aux États-Unis, toutefois, que l'institution a connu le développement le plus remarquable. Différentes organisations ou groupes d'intérêts y ont vu le moyen d'intervenir dans le débat juridique sur des grands enjeux de société, afin de tenter de rallier la Cour suprême à leur point de vue ou, plus largement, de faire connaître leur position sur le sujet (rappelons qu'aux États-Unis, les écritures des parties sont publiques) ou d'apporter à une des parties un soutien politique et symbolique. Dès lors, "l'amicus curiae qui était à l'origine une procédure exceptionnelle à la discrétion du tribunal pour dissiper le doute, éviter l'erreur et pallier les insuffisances de la procédure est désormais utilisé de manière systématique par des groupements d'intérêts pour donner leur avis sur une question en litige.". La pratique de l'amicus curiae a ainsi été décrite comme une forme de « lobbying juridique ».
Pourtant, en principe, la pratique de l'amicus curiae est encadrée par des limites procédurales et n'a pas vocation à transformer la Cour en forum de discussion. L'article 37 du règlement de procédure de la Cour Suprême prévoit qu'un « mémoire en amicus curiae qui attire l'attention de la Cour sur un aspect pertinent du litige qui n'a pas été précédemment porté à son attention peut être d'une utilité considérable à la Cour. Un amicus brief qui ne poursuit pas ce but est une charge pour la Cour, et ce type de mémoire est déconseillé ». Mais aujourd'hui, il n'est pas rare, dans des affaires ayant trait à des questions de société particulièrement polémiques (le droit de détenir des armes, l'avortement, l'affirmative action, etc.), que des dizaines d'organisations, de juristes, ou parfois de simples particuliers, déposent un mémoire en amicus curiae devant la Cour suprême. L'utilité ou la nouveauté des points de vue présentés est très variable.
Une considérable littérature universitaire et juridique s'est penchée sur le phénomène, notamment pour évaluer l'impact réel de ces mémoires. Certaines études, par exemple, recensent systématiquement le nombre de citations d'amicus curiae par les juges de la Cour, et tentent de dégager des tendances sur l'impact de ces mémoires sur la Cour en général ou des juges en particulier.
Dans les affaires les plus en vues, on assiste parfois à un quasi défilé de mémoires en amicus curiae. Dans l'affaire District of Columbia v. Heller, 554 U.S. 570 (2008), qui portait sur l'interprétation de l'IIème amendement à la Constitution et le droit à la détention et au port d'armes, une étude d'Ilya Shapiro avait recensé pas moins de 68 mémoires en amicus curiae. Ces mémoires avaient été présentés par des organisations ou groupes aussi divers que la Société Américaine de Pédiatrie, la ville de Chicago, différents États américains, l'ACLU (principale organisation américaine de défense des droits de l'homme), la NRA (le puissant lobby en faveur du port d'arme), des associations représentant diverses minorités, des groupes d'historiens, de professeurs de droits, des parlementaires en exercice, etc.
Un des mémoires les plus originaux présentés dans l'affaire Heller [1] l'a été par un groupe de linguistes et de professeurs d'anglais qui entendaient apporter à la Cour suprême des précisions syntaxiques et grammaticales sur l'anglais du XVIIème siècle, afin d'éclairer la portée du IIème amendement à la Constitution. Aux termes de cet amendement bien connu (qu'on livrera au lecteur
dans sa version originale, puisque sa traduction exacte supposerait qu'on en connaisse le sens) : « A well regulated Militia, being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed." (NB: la ponctuation est conforme à l'original). Pendant deux siècles, les juridictions américaines ont considéré que cet amendement ne faisait pas obstacle à une régulation stricte du port d'armes. Mais dans les années 2000, le lobby des armes à feu s'en est emparé pour plaider –au final avec succès- qu'il garantissait le droit au port d'armes de façon très large.
Dans leur mémoire, les linguistes avaient soutenu que la deuxième partie de l'amendement devait être lue à la lumière de la première. Ils soutenaient que, compte tenu de la construction grammaticale employée (« absolute clause », dans la terminologie grammaticale), le droit de porter des armes ne pouvait être compris que dans le cadre posé par la première partie de la phrase, c'est à dire celui de la constitution de milices populaires. En d'autres termes, ils estimaient que cet amendement ne garantissait pas le port d'arme de façon générale, mais uniquement le droit de servir dans des milices et de porter des armes dans ce cadre.
L'argument aurait pu avoir du poids, dans la mesure où beaucoup de juges de la Cour suprême, et en particulier des juges conservateurs, se réclament du courant « originaliste », qui prétend interpréter la Constitution à la lumière du sens qui lui été reconnu lors de son adoption. Le défunt juge Scalia, en particulier, avait développé une version dite « textualiste » de la théorie originaliste, considérant que les dispositions de la Constitution doivent être interprétées en fonction du sens littéral de ces termes et expressions à l'époque de son adoption –et non en se fondant sur des travaux préparatoires ou d'autre documents relatifs à l'intention subjective des constituants. Cette théorie fait largement appel aux dictionnaires et à des sources linguistiques et lexicologiques.
Les arguments des linguistes, pour autant, n'ont pas emporté la conviction de la majorité de la Cour et du juge Scalia. Ce dernier, en effet, a bien pris note des observations de l'amicus curiae des linguistes, dont il a discuté le point de vue dans l'opinion qu'il a rédigée pour le compte de la majorité. Mais il a conclu que cette analyse était grammaticalement erronée.
Cette controverse grammaticale n'étonnera pas les adeptes de la vieille plaisanterie judiciaire selon laquelle, « un expert, c'est une opinion ; deux experts, une contradiction ». Elle illustre le fait que l'expertise, les qualifications ou les titres dont se prévalent les auteurs des amicus curiae n'est pas en soi un gage d'influence sur le résultat du litige. En présence de nombreuses opinions souvent contradictoires, le juge ne prive pas, au final, de « faire son marché » dans les données et les interprétations présentées. Il garde aussi le pouvoir de s'en écarter, s'il estime que sa connaissance du litige, même sur des questions dont il n'est a priori pas le spécialiste, est supérieure à celle des « amis de la Cour », dont il refuse ainsi les conseils, même amicaux.
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[1] Note du blog :
Bonjour Johann Morri,
Merci beaucoup pour votre article très intéressant !
Je me pose une petite question, faut-il écrire "mémoires en amicus curiae" comme vous le suggérez dans votre article ou "mémoires d'amicus curiae".
Je pencherais pour la deuxième option, qui reviendrait à écrire "mémoires d'un ami de la cour". La question de l'italique se pose aussi... Il semble qu'on écrive "amicus curiae" sans l'italique aujourd'hui.
Je vous remercie !
Maïté
Rédigé par : Maïté | 28/07/2018 à 18:26
Chère Maïté, merci beaucoup de votre intérêt pour cet article. Il me semble avoir vu les deux expressions, mais après une recherche rapide, il semble que l'expression "mémoire d'amicus curiae" soit plus fréquente (voir par exemple, le site de la cour permanente d'arbitrage de La Haye: https://pcacases.com/web/sendAttach/1323). S'agissant de l'italique, c'est aussi une question d'usage qui n'a pas nécessairement de réponse unique. S'agissant d'une expression latine, j'ai l'habitude d'utiliser l'italique. Mais il est possible que certains éditeurs utilisent des caractères normaux.
Rédigé par : Johann Morri | 31/07/2018 à 08:13