rédigé pour Le Mot juste en anglais par Grant Hamilton, traducteur agréé, et propriétaire d'Anglocom, cabinet de traduction de Québec.
-------------------
Par une soirée orageuse de début d'été, nous sommes attablés dans un bistro du Vieux-Québec : Jonathan Goldberg, le créateur de ce site, qui visite Québec pour la toute première fois, et moi, Québécois d'adoption depuis maintenant plus de 26 ans. Dans un déluge de mots, nous parlons à bâtons rompus de nos parcours respectifs.
Et comme il faut bien s'y attendre, nous en venons à parler de l'actualité politique et de l'éternelle question de l'indépendance du Québec. C'est alors que sans préavis, sans trop y réfléchir, je lâche le morceau : « J'ai toujours voté souverainiste ».
M. Goldberg, sidéré, veut en savoir davantage : « Mais vous êtes anglophone. Vous n'êtes pas né au Québec. Vous êtes un homme d'affaires. Ça ne se peut pas. Racontez ! »
Ouf ! Quel contrat ! Je vais donc tenter, cher lecteur, de raconter.
I. La prise de conscience
Toute mon enfance se déroule en Ontario, sans le moindre mot de français. Mes parents sont les premiers de la famille à être nés au Canada, mon père de parents irlandais, ma mère de parents anglais. Je garde encore aujourd’hui un souvenir de l’émoi causé par la venue à Toronto de la reine d’Angleterre l’année de mes cinq ans. Mon père nous emmène, ma mère, ma sœur, mon frère et moi, à l'aéroport dans l'espoir de voir se poser son appareil. Nous scrutons le ciel, à la recherche du blason royal. Le bonheur.
Tout jeune aussi, je vois se marier avec un Montréalais la sœur de ma mère, qui part habiter chez les Québécois, chez l'autre. Quel événement intriguant ! On m'explique alors que les Québécois ne parlent pas anglais, mais une autre langue, une langue que j'apprendrai un jour à l'école. Je veux en savoir plus.
Nous finissons par rendre visite à ma tante et son mari, qui habitent la banlieue ouest de Montréal, dans les quartiers anglophones. J'ai hâte d'y aller et d'entendre parler français. Or il n'en est rien. Point de français, ni chez les voisins, ni dans le quartier, ni dans les magasins. Tout le monde parle anglais et tout l'affichage public est en anglais. Comme diraient les Québécois, je me suis fait passer un sapin. Mais voilà, à sept ans, on se fait une raison.
Viennent ensuite le centenaire du Canada et l'Exposition universelle de Montréal, que nous visitons à l'aube de mes neuf ans. Ce coup-là est le bon : j'ai la preuve qu'on parle français au Québec, car il nous faut nous aventurer jusqu'au centre-ville de Montréal. Et puis, après avoir arpenté tous les pavillons de l'Expo 67 et essayé tous les manèges, notre famille continue son chemin jusqu'à Québec, d'où je garde un souvenir impérissable : celui de passer en voiture dans la rue Sous-le-Cap, la plus étroite en Amérique, le long d'une enfilade de maisons délabrées blotties contre la falaise et au milieu d'enfants qui quémandent quelques pièces aux passants. Mon père les oblige à chanter Alouette, après quoi il leur remet leur modeste cachet. Cela me marque.
À l'époque, les cours de français commencent à la septième année d'école, à raison de vingt minutes par jour. Mon enseignante, Mme Taylor, est un petit bout de femme terrifiant, aux cheveux noir jais, une Franco-Ontarienne de Timmins mariée avec un anglophone de Toronto. Les enfants tremblent dans leurs culottes.
Un jour, elle nous apprend à dire le mot « rue ». Pas facile pour nous, petits anglophones aux muscles faciaux raidis. Elle passe de pupitre en pupitre, en disant à chaque élève :
« Répète après moi, 'rue'.
— Roo, répond à tour de rôle chaque élève.
— Non, 'rue'.
— Roo. »
Je suis mortifié, figé sur mon banc, le dernier dans la dernière rangée de la classe. Elle arrive enfin à ma hauteur :
« Répète après moi, 'rue'.
— Rue. »
Elle me fixe du regard en disant : « Toi, tu vas avoir un bel accent ». Et je n'ai plus peur d'elle. Tout comme elle, je vais parler français.
II. L'éveil à la politique
Pendant ces années d'enfance, ça brasse au Québec… La Révolution tranquille bat son plein et la province entre dans la modernité. Les Québécois désertent l'Église catholique par milliers. Les felquistes du Front de libération du Québec font exploser des bombes. Et Charles de Gaulle, en visite officielle au Canada, lance un « Vive le Québec libre ! » depuis le balcon de la mairie de Montréal devant ses hôtes stupéfaits. Dans la bonne société anglophone, celle des patrons et de l'argent et des privilèges, on se scandalise. Des fous à lier, ces « séparatistes ».
De mon côté, je suis trop jeune pour saisir toutes les raisons de ces perturbations. Je m'applique plutôt à apprendre le français, ma matière préférée. Et grâce à un bon professeur, des échanges étudiants au Québec et une facilité pour les langues, je me retrouve boursier d'études en langue française à 18 ans, installé en résidence étudiante à l'Université d'Ottawa en vue d'une année préparatoire au baccalauréat en traduction.
Deux mois et demi plus tard, le 15 novembre 1976, c'est l'onde de choc partout au Canada : le Parti québécois, indépendantiste, prend le pouvoir au Québec.
Dans ma résidence largement francophone, c'est l'euphorie. Plusieurs de mes voisins d'étage partent festoyer tard dans la nuit, de l'autre côté de la rivière des Outaouais, en terre québécoise. Et je suis, moi, abasourdi. Les Québécois ont-ils vraiment voté pour des gens qui posent des bombes ?
J'ai besoin d'y apporter une attention plus nuancée.
III. L'emballement
Ottawa, capitale prétendument nationale du Canada, est une ville anglophone. Y apprendre le français relève de l'exploit. Je mets donc une croix sur mes projets d'études à Ottawa et je pars dans l'autre capitale nationale, celle du Québec.
Malgré ses allures de petit bourg provincial, Québec transpire l'effervescence politique. L'élite intellectuelle francophone, si longuement exclue du pouvoir, occupe tous les postes du conseil des ministres et les innovations législatives se succèdent à un rythme effarant. Parmi celles-ci, la Charte de la langue française, qui fait du français la seule langue officielle du Québec.
Les anglophones, estomaqués, décrient cette marginalisation forcée de leur langue. Moi, non. J'ai constaté de visu à Ottawa ce qui se produit quand deux langues s'affrontent sur un même territoire : celle du pouvoir et de l'argent l'emporte.
Ma nouvelle identité de jeune adulte se construit donc autour du Québec et de mon futur métier de traducteur. Le blason royal de l'appareil de la reine m'importe peu. Je suis fier de mon nouveau chez moi. Et lorsque les Québécois sont convoqués aux urnes en 1980 pour statuer sur leur indépendance politique, dans un élan de jeunesse et d'audace je vote oui.
Comme moi, les étudiants appuient majoritairement la souveraineté. Dans ma circonscription électorale, le « oui » l'emporte de justesse. Mais à l'échelle nationale, les Québécois rejettent cette rupture dans une proportion de 58 % à 42 %. Et démocrate que je suis, je me rallie au jugement populaire. De toute façon, quelques mois plus tard, la vie me joue un tour et je dois quitter le Québec pour me rétablir à Toronto.
IV. L'intermède
J'ai désormais moins de raisons de réfléchir à l'avenir politique du Québec. D'ailleurs, le Parti québécois nouvellement réélu a promis de mettre son projet de société de côté et d'oser le « beau risque » du renouvellement de la fédération canadienne. Mais deux événements convergent pour rappeler à mon attention la question de la place du Québec au sein du Canada : un nouvel emploi comme chef de cabinet à l'Assemblée législative de l'Ontario et la conclusion de l'accord du Lac Meech.
Cet accord vise à faire entrer officiellement le Québec dans le giron canadien, « dans l'honneur et l'enthousiasme », comme le disait le premier ministre canadien de l'époque, Brian Mulroney. En effet, si le Québec a rejeté l'indépendance, il n'a jamais non plus donné explicitement son accord à faire partie du Canada, ni lors de la création du pays en 1867, où tout s'est fait en coulisses avec l'appui du clergé, ni en 1981 au moment où le Canada a rapatrié sa constitution d'Angleterre.
L'accord du Lac Meech prévoit, entre autres, que le Québec soit reconnu comme une « société distincte ». Pour qu'il entre en vigueur, chaque province canadienne doit le ratifier. Le gouvernement de l'Ontario appuie l'accord et, comme chef de cabinet d'une députée libérale, je dois défendre cette prise de position.
Il y a levée de boucliers. Arrivent chaque jour des dizaines de lettres et de pétitions signées par des citoyens outragés à l'idée qu'on déclare le Québec société distincte. Ce qui me semble une évidence est pour eux un affront à la dignité nationale.
Parallèlement, le gouvernement de l'Ontario va de l'avant avec un projet de loi sur les services en langue française, qui a pour objectif de déclarer bilingue tout territoire administratif où habitent au moins cinq pourcent de francophones ou cinq mille francophones.
C'est la consternation. Quel gaspillage de fonds publics, traduire en français pour des gens qui savent tous parler anglais ! Cette réaction touche directement à deux de mes passions : le français et la traduction.
Ce qui devait arriver arriva. L'accord du Lac Meech est ratifié par le gouvernement fédéral et huit des dix provinces, mais un député du Manitoba, Elijah Harper, fait échouer le vote dans sa province, brisant de ce fait l'unanimité requise et permettant à une Terre-Neuve encore récalcitrante de s'abstenir. Il n'y aura pas de renouvellement de la fédération canadienne.
Cette journée-là, le jour de la mort de l'accord du Lac Meech, je me promets de ne plus jamais expliquer le Québec aux Canadiens anglais ; j'expliquerai plutôt la souveraineté aux Québécois. Je mets aussi en branle un projet que je caresse depuis un certain temps : retourner au Québec.
V. L'espoir d'un pays
Fin 1990, je retrouve une province blessée et fâchée qui vient de se faire dire par le Canada d'oublier toute forme de reconnaissance de sa spécificité. S'il y avait eu référendum sur la souveraineté au lendemain de l'échec de l'accord du Lac Meech, les Québécois auraient, sans le moindre doute, claqué la porte.
Quant à moi, je ne raisonne plus comme un anglophone. Quand on bafoue le Québec, on me bafoue. Je le sens dans les tripes. Fort de la certitude de ma jeune trentaine, et croyant peut-être aussi à tort que j'ai encore toute la vie devant moi, j'épouse sans hésitation la cause de la souveraineté.
À aucun moment je ne perçois cet appui comme un geste négatif. Il est question de bâtir un pays, pas d'en détruire un. Je n'en veux pas à qui que ce soit. Je suis tout simplement las d'expliquer au Canada anglais pourquoi il faut se préoccuper du français, pourquoi il faut le respecter, le promouvoir, l'utiliser. Je suis las d'entendre parler de la « police de la langue » en référence aux inspecteurs linguistiques, fâché de penser qu'on a besoin de tels inspecteurs. Et plus encore, je me demande quel peuple peut se contenter d'être la province d'un autre peuple…
En 1995, un autre référendum. La colère, toujours palpable, est un peu moins vive. Je me souviens encore de mes mains moites lors du dépouillement du vote, car le camp du « oui » mène longtemps en début de soirée. Il finit toutefois par encaisser un revers très serré.
J'ai 37 ans, et le Québec vient de voter non une deuxième fois. Cela suffira pour un temps.
VI. Aujourd'hui
Voilà la partie la plus difficile de mon récit. Suis-je toujours souverainiste ?
D'aucuns prétendent que la souveraineté est impossible pour des raisons économiques. Quant à moi, j'ai toujours balayé du revers de la main ces arguments. Prétendre que la richesse du Québec dépend entièrement de sa présence au sein du Canada me paraît le comble de la condescendance. D'ailleurs, je me suis toujours dit que même les enfants des familles les plus riches finissent par quitter la maison et fonder leur propre foyer, quitte à souffrir économiquement au départ… Ce prix, j'ai toujours accepté de le payer.
Alors pourquoi est-ce que j'ai été si surpris par le vote au Royaume-Uni contre l'appartenance à l'Union européenne, et si profondément en désaccord ? Deux poids, deux mesures ?
Je crois en effet beaucoup à l'ouverture. Comme propriétaire d'entreprise, je me dois de recruter les meilleurs traducteurs du monde et j'ai donc six salariés qui habitent et travaillent à l'étranger. On en vient à relativiser les frontières nationales et à se voir comme citoyen du monde. Est-ce possible tout en restant souverainiste ?
Ce qui motive depuis les débuts mes allégeances souverainistes, c'est ma conviction profonde que la langue française a besoin d'un espace lui appartenant à part entière. Mon appui est linguistique. Je veux un espace où il est normal de parler français, où les commerçants affichent spontanément en français sans qu'une loi les y oblige.
La question est donc la suivante : le français est-il suffisamment en péril au Québec pour justifier la création d'un tout nouveau pays ? Plus encore, peut-on justifier la création d'un pays en invoquant le fait qu'une langue soit en péril ?
À trente ans, j'en étais sûr. À cinquante-huit, moins.
Je ne répondrai pas avec précision à ces questions car je n'ai pas encore trouvé les réponses. Mais je dirai sans hésitation que nous avons besoin du mouvement souverainiste au Québec, car la vigilance est de mise. Un gouvernement fédéraliste ne s'inquiète guère de la langue française.
J'irai jusqu'à dire, d'ailleurs, qu'aucun Québécois ne renonce jamais tout à fait à la souveraineté. Nous avons tous dans notre poche une police d'assurance qui porte ce nom. Menacés, nous la sortirons. La mienne est là, je la sens.
Je n'ai pas besoin d'ambassades québécoises dans toutes les grandes capitales. Je ne rêve pas de voir la république du Québec sur les mappemondes. J'ai toutefois besoin qu'on respecte la spécificité du Québec et qu'on laisse à ce dernier tous les pouvoirs qu'il est raisonnable d'exercer au niveau provincial. Les provinces anglaises peuvent multiplier à loisir les partages de compétences et les politiques communes, mais le Québec doit pouvoir faire bande à part. Car dès lors qu'une compétence s'exerce au niveau fédéral, quiconque désire faire carrière dans ce secteur doit se résigner à le faire en anglais dans un pays anglais, et accepter que le français soit simple langue de traduction, jamais langue de pouvoir.
J'ai aussi besoin que le Québec puisse appliquer ses lois linguistiques en toute quiétude, selon ses propres prérogatives, sans les ingérences d'une cour suprême qui nie l'existence des droits collectifs.
Enfin, ce dont j'ai besoin, c'est la société distincte que les autres provinces n'ont pas eu la sagesse d'entériner.
Voilà, confessé pour vous cher lecteur, tout le sacrilège d'un Anglo-Québécois.
Lecture supplémentaire:
La langue comme outil de construction et de revendication identitaire
Les commentaires récents
la biographe du poète Siegfried Sassoon :
The green, green grass of home