– La traductrice et auteur Alison Anderson accorde une interview au «mot-juste-en-anglais». A savourer.
Notre interviewée est traductrice vers l'anglais de romans d'auteurs francophones connus ou moins connus tels que Sélim Nassib, Muriel Barbery, Amélie Nothomb, Christian Bobin et Jean- Christophe Rufin.
Elle a bien voulu nous raconter à bâtons rompus comment est née sa traduction de « L'élégance du hérisson », un roman déjanté de Muriel Barbery qui est non seulement devenu un «best-seller» dans les pays anglophones et lui a permis de se faire un nom dans le métier, mais qui a aussi été porté à l'écran avec succès. [1]
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De nationalité américaine, Alison habite à Buchillon, près des rives du Lac Léman.
Elle est également écrivain. Son livre le plus récemment publié est «The Summer Guest: A Novel» (Harper, mai 2016).
C'est attablés au café «Dorian», à Genève, devant un gaspacho aux croûtons qui n'aurait pas déplu à Muriel Barbery (auteure de «La gourmandise») que Pierre-André Rion, [2] correspondant du mot-juste-en- anglais et la traductrice de «L’élégance du hérisson» évoquent le premier courriel qu'elle avait reçu à l'époque de la part d'une obscure petite maison d'édition italienne cherchant des traducteurs pour pouvoir lancer leur filiale anglophone à New York. Elle a traduit deux livres, et ils lui ont fait confiance pour l'ouvrage de Muriel Barbery.
Mais revenons à nos moutons: «Un texte est surtout écrit pour être lu et susciter des émotions chez le lecteur», dit Muriel Barbery, l'auteure de «L'élégance du hérisson» (Gallimard, 2006). («The elegance of the hedgehog», Europa Editions, 2008). Puis-je vous demander, Alison, quelles émotions certains passages de ce livre ont suscité chez vous au point que vous n'avez pas seulement terminé sa lecture en français, mais que vous avez décidé qu'il méritait encore d'être traduit par vous dans votre langue maternelle, l'anglais ? Quels ont été ces passages marquants ?
Alison: D'abord, à cause de l'humour et du portrait d'une des deux narratrices: Renée, une concierge «veuve, petite, laide, grassouillette, qui a des oignons aux pieds et, à en croire certains matins auto-incommodants, a une haleine de mammouth». Vous en connaissez beaucoup, vous, des romans où l'une des deux narratrices est une concierge laide qui écoute du Mahler, écartelée entre ses tâches ménagères et son aspiration à la culture ?
P.-A. R. : A mon tour d'avouer que ce que j'ai aimé d'emblée, c'est le ton sarcastique, la petite musique auto-ironique et désespérée typique des portraits évoqués dès les premières pages. Cette concierge de 54 ans d'un immeuble parisien de haut standing, autodidacte et grande lectrice de philosophie, et une jeune fille surdouée de 12 ans, une «intello qui se moque des autres intellos», qui étudie le japonais, qui adore le jus de mirabelle [nous y reviendrons], et qui a décidé de se suicider et de mettre le feu à la maison le jour de son 13e anniversaire.
Pour Muriel Barbery, son livre doit être le jus de la mirabelle. Il s'agit de parvenir à garder ce rapport charnel avec le réel sans le dissoudre dans un idéalisme éthéré dont la mère de Paloma, qui cite Proust et Stendhal à chaque phrase, est l'emblème.
Aux yeux de Paloma, la narratrice adolescente, elle seule (ou quelques rares élus) sont à même d'éprouver avec intensité des émotions, c'est précisément cette absence d'émotions au sein de sa famille, ou plus précisément l'absence du charnel, qui est un véritable crime, car seul ce qui a pu résister au test de la mirabelle vaut encore la peine d'être vécu.
«Le test de la mirabelle frappe par sa désarmante évidence. Il tire sa force d'une constatation universelle: mordant dans le fruit, l'homme comprend enfin. Que comprend-il ? Tout. Il comprend la lente maturation d'une espèce humaine vouée à la survie puis advenant un beau soir à l'intuition du plaisir, la vanité de tous les appétits factices qui détournent de l'aspiration première aux vertus des choses simples et sublimes, l'inutilité des discours, la lente et terrible dégradation des mondes à laquelle nul n'échappera et, en dépit de cela, la merveilleuse volupté des sens lorsqu'ils conspirent à apprendre aux hommes le plaisir et la terrifiante beauté de l'Art.» Et goûtons le jus de la mirabelle en anglais:
«The cherry plum test is held in my kitchen. I place the fruit and the book on the Formica table, and as I pick up the former to taste it, I also start on the latter. If each resists the powerful onslaught of the other [N.B. dans l'original: "s'ils résistent mutuellement à leurs assauts puissants". La brutalité sauvage du mot anglais "onslaught" rend ici encore mieux la pensée de l'auteure sur l'animalité, voir plus loin le cocker de Mlle Badoise], if the cherry plum fails to make me doubt the text and if the text is unable to spoil the fruit, then I know that I am in the presence of a worthwhile […] undertaking, for there are very few works that have not dissolved – proven both ridiculous and complacent - into the extraordinary succulence of the little golden plums».
Alison: J'ai aussi particulièrement apprécié que Muriel Barbery passe sans cesse d'un registre de langue à un autre, du français argotique de Manuela, la nettoyeuse portugaise, au français aristocratique du 18e siècle (que j'ai tenté de rendre dans la langue de Jane Austen et de Dickens). L'auteure se délecte de ce choc des cultures, ayant autant de prédilection pour Star Wars que pour les films d'Ozu.
P.-A. R.: Pour savourer son style, écoutons la description de sa famille par la candidate au suicide: «Si vous voulez comprendre notre famille, il suffit de regarder les chats. Nos deux chats sont de grosses outres à croquette de luxe qui n'ont aucune interaction intéressante avec les personnes. Ils se traînent d'un canapé à l'autre en laissant des traces partout et personne ne semble avoir compris qu'ils n'ont pas la moindre affection pour quiconque. […] Il paraît que les enfants croient jusqu'à un âge avancé que tout ce qui bouge a une âme et est doué d'intention. Ma mère n'est plus une enfant, mais elle n'arrive apparemment pas à considérer que Constitution et Parlement [N.B.: c'est ainsi qu'ont été baptisés les deux chats] n'ont pas plus d'entendement qu'un aspirateur. […] Ma mère fait des chats ce qu'elle voudrait que nous soyons et que nous ne sommes absolument pas. Il n'y a pas moins orgueilleux et sensibles que les trois membres sous-nommés de la famille Josse: papa, maman, et Colombe [la sœur de la suicidaire]. Ils sont totalement veules et anesthésiés, vidés d'émotions.»
Alison: Cela me fait penser à Neptune, le cocker de Mlle Badoise, «fille d'un avocat très prout prout ("a very la-di-da lawyer"), une blonde anorexique qui porte des imperméables Burberry. […] Alors qu'il s'obstine à être un chien, sa maîtresse voudrait en faire un gentleman. Pour cette âme distinguée qu'est Diane Badoise, il semble que son chien aurait dû être comme les jeunes filles de la bonne société de Savannah, dans le Sud confédéré d'avant la guerre, qui ne pouvaient trouver mari que si elles feignaient de n'avoir point d'appétit».
P.-A. R.: Et le jour où, au bout de sa laisse, Neptune croise Athéna, la whippet des Meurisse, quel pataquès ! Comme leurs maîtresses «font mine de croire qu'elles promènent des peluches distinguées sans aucune pulsion déplacée, elles ne peuvent pas beugler à leurs chiens d'arrêter de se renifler le cul ou de se lécher les coucougnettes ("they cannot bleat at their dogs to stop sniffing their arses or licking their little balls."). […] Comme tout le monde sait bien qu'il arrive un moment où les chiens deviennent indécollables, elles ont donc mis le turbo en criant ensemble « Oh mon Dieu, oh mon Dieu » comme si leur vie en dépendait. Mais dans la précipitation, Diane Badoise a glissé et s'est tordu la cheville. Et voilà le mouvement intéressant: sa cheville s'est tordue vers l'extérieur, et en même temps, tout son corps s'est déporté dans la même direction, sauf sa queue-de-cheval qui est partie dans l'autre. Je vous assure que c'était magnifique: on aurait dit un Bacon.»
Et ce tableau de Bacon vient illustrer la réflexion de Muriel Barbery: «personne ne semble conscient du fait que, puisque nous sommes des animaux soumis au froid déterminisme des choses physiques», la conscience de soi ne nous sauve pas du déterminisme biologique.
«En primates que nous sommes, l'essentiel de notre activité consiste à maintenir […] notre territoire, […] à grimper ou à ne pas descendre dans l'échelle hiérarchique de la tribu et à forniquer de toutes les manières que nous pouvons – fût-ce en fantasme – tant pour le plaisir que pour la descendance promise. Aussi usons-nous une part non négligeable de notre énergie à intimider ou séduire. […] Nous parlons d'amour, de bien et de mal, de philosophie et de civilisation et nous nous accrochons à ces icônes respectables comme la tique assoiffée à son gros chien tout chaud.»
Alison : Une autre scène m'a aussi marquée: l'improbable rencontre entre Renée, la concierge, fille de paysans pauvres et Monsieur Ozu, (pas le cinéaste, mais un riche Japonais fils de diplomate) devant une nature morte. Invitée à dîner chez M. Ozu, la concierge se rend chez le coiffeur pour se faire belle, revêt ses plus beaux atours. Trop intimidée, elle renonce au repas prévu, veut rebrousser chemin, puis se ravise. Et ce fossé entre deux mondes, l'espace de quelques instants, sera comblé.
P.-A. R. : Et c'est aussi en parlant de cette nature morte que Muriel Barbery tente d'approcher ce que sont l'Art et la Beauté.
« […] les grandes œuvres sont des formes visuelles qui atteignent en nous à la certitude d'une intemporelle adéquation».
« […] great works are the visual forms which attain in us the certainty of timeless consonance».
Je remarque que vous avez traduit par «consonance» le concept d'«adéquation», notion propre à la philosophie de Saint-Thomas d'Aquin, soit une relation entre l'œil et le bel objet contemplé. On passe ainsi du monde visuel à l'univers des correspondances sonores,
de la musique.
Alison : Oui, j'avais d'abord proposé de traduire «adéquation» par «harmony», mais en discutant avec Muriel Barbery, j'ai compris que ce n'était pas le terme précis qu'elle voulait. Elle cherchait autre chose encore. Et j'ai finalement trouvé le mot «consonance», qu'elle a accepté. Il faut dire que Muriel aime rechercher des mots intraduisibles, comme p. ex. le mot «wabi», un magnifique mot japonais qui signifie à la fois «vieux, beau et usé» et qui souligne la Beauté de l'usure.
P.-A. R. : Il y a ainsi dans ce roman des mots qui font advenir des choses, comme lorsque Renée enfant, qui n'existait pour personne, ni pour sa famille, ni pour ses camarades de classe, est appelée pour la première fois par son prénom. Qu'en pensez-vous, Alison ?
Alison : Oui, et je retiens aussi cette scène merveilleuse de lenteur: celle du bourgeon qui tombe. «Peut-être que si j'avais été absorbée par autre chose, si la cuisine n'avait pas été silencieuse, si je n'avais pas été seule dans la cuisine, je n'aurais pas été suffisamment attentive. Mais j'étais seule, et calme et vide. J'ai donc pu l'accueillir en moi. Il y a eu un petit bruit, enfin un frémissement de l'air qui a fait « shhh » très très doucement […]. C'était juste un bouton de rose au bout d'une tige brisée qui venait de tomber sur le plan de travail. Alors ? Moi, en regardant tomber cette tige et ce bouton, j'ai intuitionné en un millième de seconde l'essence de la Beauté. […] Parce que ce qui est beau, c'est ce qu'on saisit alors que ça passe. C'est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort. […] C'est peut-être ça être vivant: traquer des instants qui meurent.»
P.-A. R. : Des instants que j'aimerais, pour conclure, rapprocher de la dernière phase de l'ouvrage de Muriel Barbery.
Original, dernière phrase sans virgule:
«Car pour vous, je traquerai désormais les toujours dans le jamais.
La beauté dans ce monde».
Traduction d'Alison, dernière phrase avec virgule:
«Because from now on, for you, I'll be searching for those moments for always within never.
Beauty, in this world.»
Césure dans le poids de la virgule. Comme le silence dans un film d'Ozu.
Comme ce qu'il y a de plus profond dans «L'élégance du hérisson».
Pierre-André Rion, traducteur allemand, anglais -> français et co-animateur du groupe régional genevois de l'Association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes (ASTTI)
Lire aussi: Linguistes du mois de septembre 2014 : Angelika Eberhardt et Pierre-André Rion.
[1] Voici la bande-annonce (1:42 minutes) :
[2] L’interviewée a insisté auprès du mot-juste sur le professionnalisme de Pierre-André et le soin qu’il a apporté à la préparation de l’interview.
Merci, Pierre-André, pour cette superbe interview d'un livre qui se dévore, que je n'ai découvert que récemment. Qui caustique et cultivé, fait autant rire et pleurer. Notamment l'image des chats à qui tant de gens prêtent un anthropomorphisme inexistant, alors que ces gracieuses bestioles ne font qu'étroitement surveiller leur territoire. Un roman rare à traiter avec beaucoup de délicatesse le thème du-suicide des adolescents.
Rédigé par : Magda Chrusciel | 20/09/2016 à 01:27