Pour la première fois après une bonne cinquantaine d'interviews mensuelles, nos invités sont, aujourd'hui, un père et sa fille – le premier est professeur de linguistique appliquée et de multilinguisme à Birkbeck, University of London, et la seconde est étudiante de BA en linguistique et français au Worcester College, University of Oxford.
Jean-Marc Dewaele est né dans une famille francophone à Ostende, en Flandre Occidentale, et a grandi à Bruges, où l'enseignement était en néerlandais. Il a obtenu son doctorat en langues et littératures romanes à la Vrije Universiteit de Bruxelles en 1993. Il s'est installé à Londres avec son épouse Katja, bilingue néerlandais-français, en 1994. Leur fille Livia est née en Angleterre, en 1996.
Jean-Marc a l'anglais comme langue dominante pour la lecture et l'écriture académique, mais il écrit de la poésie en français et utilise le néerlandais et le français en famille. Il parle espagnol et comprend l'italien et l'allemand quand il s'agit de linguistique appliquée.
Nous commençons l'interview avec Jean-Marc et continuons avec Livia, 19 ans, en deuxième année d'études supérieures. Forts de leurs connaissances et talents individuels, ayant écrit deux articles ensemble, ils forment un duo redoutable... et pas uniquement parce qu'ils sont tous deux ceintures noires de karaté premier dan.
Les interviews qui suivent ont été menées en anglais, par Skype, entre Los Angeles et Londres avec Jean-Marc, et entre Los Angeles et Oxford avec Livia. Les invités ont ensuite traduit leurs réponses en français.
------------------
LMJ : Vous faites de la recherche sur les différences individuelles dans les aspects psycholinguistiques, sociolinguistiques, pragmatiques, psychologiques et émotionnels de l'acquisition de langues secondes et de multilinguisme. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par « aspects psychologiques et émotionnels » ?
JMD : Mon intérêt dans les différences individuelles remonte à l'époque où j'enseignais le français à l'université de Bruxelles. J'avais remarqué que mes étudiants progressaient à des vitesses diverses et atteignaient des niveaux différents dans les nombreux domaines de la langue française. Je m'étais aussi rendu compte que leur performance variait en fonction de la situation (plus ou moins formelle) et que cette variation semblait liée à des variables psychologiques, sociobiographiques et linguistiques. Mon intérêt dans les aspects psychologiques de l'apprentissage et l'usage des langues étrangères s'est étendu plus tard aux émotions ressenties par les apprenants et usagers et aux obstacles auxquels ils font face quand ils désirent exprimer leurs émotions de façon appropriée dans une langue étrangère.
LMJ : Vous avez publié trop d'articles, écrits et édités trop de livres pour mentionner ici. Vous avez gagné le Robert C. Gardner Award for Excellence in Second Language and Bilingualism Research (2016) de l'International Association of Language and Social Psychology et ce qui m'a frappé, c'est le Equality and Diversity Research Award (2013) de la British Association for Counselling and Psychotherapy. Quel est le lien entre multilinguisme et psychothérapie ?
JMD : C'est un prix que j'ai partagé avec Dr Beverley Costa, une psychothérapeute, pour notre travail commun. Nous avons découvert qu'il existe un biais idéologique monolingue dans la plupart des services de l'État, y compris dans les services de santé mentale. Notre recherche a démontré que le multilinguisme peut constituer une partie importante de l'identité du client et qu'il est impératif que les psychothérapeutes en soient conscients. Ils doivent être capables de comprendre pourquoi un client change de langue à un moment donné pendant les sessions. Ces alternances codiques se produisent souvent lors de moments émotionnels.
LMJ Le Professeur Grosjean, interviewé pour ce blog, a déclaré : « on peut devenir bilingue à tout âge ». D'un autre côté, Patricia Kuhl a parlé de ses expériences dans son laboratoire où elle a découvert la capacité d'apprentissage inouïe de bébés, capacité qu'ils perdent assez rapidement. Vous êtes d'accord avec quel point de vue ?
JMD : Ce ne sont pas des points de vue contradictoires et je suis d'accord avec tous les deux. Il est crucial de comprendre la définition du mot « bilingue » de François Grosjean. Dans les années 1960-1970 être bilingue signifiait une compétence maximale dans les deux langues. Aujourd'hui le mot signifie d'avoir des connaissances assez basiques dans une seconde langue qui permettent de mener une conversation, par exemple. Grosjean et tous les chercheurs sur le multilinguisme acceptent que les bi- ou multilingues auront certaines langues plus faibles et d'autres plus dominantes, et que l'équilibre entre ces langues peut changer après une période d'immersion dans une langue plus faible. Un des points de Grosjean dans les années 1980 était qu'un bilingue est davantage que la somme de deux monolingues. Il est donc totalement injuste de comparer les résultats d'un bilingue dans une langue avec ceux d'un monolingue. Vivian Cook a développé cette idée dans son modèle de multicompétence, où il parle d'usagers de la L2 comme étant des usagers légitimes de la L2. Peu importe alors qu'ils fassent une erreur grammaticale occasionnellement. Des usagers du français L2 font de temps en temps une erreur de genre par exemple. Ces usagers de la L2 ont des caractéristiques tout à fait uniques : « L'apprentissage d'une L2 change l'esprit de l'usager de la L2 en dépassant le niveau linguistique » (Cook 2002, p.7). Personnellement je préfère parler d'usagers d'une LX puisqu'il pourrait s'agir d'une deuxième, troisième, quatrième ou énième langue acquise par cette personne.
Patricia Kulh parle de recherche sur l'effet de l'âge dans l'apprentissage de langues. Il est vrai que tous les bébés en bonne santé développent une excellente maîtrise des langues qui les entourent dès la naissance (trois langues dans le cas de Livia). C'est-à-dire, ils deviennent indiscernables de leurs interlocuteurs. Il est plus difficile d'atteindre ce niveau dans les langues acquises plus tard dans la vie. Ce débat sur la « Période Critique », ou les « Effets d'âge » reste d'actualité. La question est de savoir s'il existe un âge limite au-delà duquel il devient peu probable d'atteindre le niveau des locuteurs natifs. Il existe quelques cas exceptionnels d'individus qui atteignent ce niveau mais en général les apprenants tardifs se distinguent d'une façon ou d'une autre (comme mon accent franco-néerlandais en anglais malgré plus de 22 ans à Londres), particulièrement dans des situations stressantes. Grosjean a donc absolument raison qu'il n'est jamais trop tard d'apprendre une langue étrangère et de devenir bilingue mais ça prendra du temps et il est probable que la personne sera identifié comme un usager d'une langue étrangère – ce qui n'a aucune importance.
LMJ : Votre fille Livia est née à Londres. Dès sa naissance vous lui avez parlé français, votre épouse lui a parlé néerlandais. Vous respectiez donc rigoureusement la règle « une personne, une langue » au début et vous insistiez que Livia réponde dans la langue qui lui était adressée. Vous écrivez « Livia était devenue une experte en sociolinguistique à trois ans ». Pourriez-vous expliquer ça ?
JMD : Joshua Fishman, un célèbre sociolinguiste, expliqua en 1972 que la sociolinguistique offre les instruments pour décrire les contextes interactionnels et que les questions-clé sont : « Qui utilise quelle langue avec qui et pour quels objectifs ? » Quand Livia avait deux ans elle rencontra pour la première fois son amie Laura, une jeune anglaise monolingue. Livia déploya son répertoire de petits mots dans ses trois langues et réalisa que Laura réagissait uniquement aux mots anglais. Lors des deux visites suivantes, Livia se mit à éviter les mots français et néerlandais et utilisa davantage d'anglais. J'étais fasciné par cette prise de conscience sociolinguistique de Livia, notamment que le choix de langue dépend du répertoire de son interlocuteur. Livia alternait donc joyeusement de langue en famille, passant parfois à l'anglais pour rapporter quelque chose qui s'était passé en dehors de la maison, ou pour s'adresser à une poupée. L'alternance codique n'est donc pas un symptôme de confusion mentale ! C'est un phénomène propre aux multilingues quand ils savent que les interlocuteurs seront capables de les suivre. Livia (âge 3;5) produisit la phrase suivante, en réponse à une question sur la théière qu'elle préférait : « une rouge one ». Elle réalisa aussi que les multilingues ne sont pas aussi à l'aise dans tous les domaines dans leurs langues différentes. Elle coupa la parole à ma mère qui commença à lui lire une histoire en anglais. « Ton anglais est trop mauvais, lis-moi quelque chose en français ou néerlandais ! »
Je me suis aussi demandé si les enfants pourraient avoir une définition différente sur ce qui constitue une langue. En rentrant un soir de son école maternelle anglophone, Livia (4 ans) chanta en français « Frère Jacques », qu'elle avait appris avec moi quelque temps plus tôt, avec un accent très anglais. Etant un peu inquiet, je me mis à chanter avec elle, accentuant l'accent français. Elle s'arrêta toute fâchée et me lança : « Non papa, je chante en anglais ! » Elle m'expliqua alors que tout le monde avait chanté la chanson la veille lors d'une session française. Elle avait interprété ceci comme une version anglaise de la chanson française qu'elle connaissait bien.
LMJ : Vous êtes co-auteur d'un livre intitulé Raising Multilingual Children from Birth qui sera publié par Multilingual Matters en 2017 et qui a un chapitre basé sur Livia. Vous dites dans ce chapitre que vous filmiez Livia à intervalles réguliers utilisant ses langues avec différents interlocuteurs. Vous avez cessé à cinq ans quand vous vous êtes rendu compte que vous ne transcririez jamais les enregistrements parce que vous résistiez l'idée de l'analyser de façon rigoureuse. Expliquez cela, s.v.p.
JMD : Oui, je me suis rendu compte qu'il y avait une tension entre mon rôle de père et mon rôle de chercheur. Le chercheur doit garder une certaine distance de son sujet d'étude afin de préserver son impartialité. Je me sentis incapable de faire ça avec Livia. L'idée de transformer ses premières petites paroles me semblait être une invasion de notre vie privée. Je n'avais aucune envie d'observer l'émergence de morphèmes, de lexèmes ou de calculer la longueur moyenne d'énoncés.
LMJ : Pensez-vous que vous êtes différent quand vous alternez de langue ?
JMD : Dans une étude récente (Dewaele, 2015) basée sur le feedback de plus 1000 multilingues, j'ai constaté que 60% déclarait se sentir différent en passant d'une langue à l'autre, 30% ne sentait aucune différence et 10% n'était pas certain. Ceux qui éprouvaient une différence tendaient à avoir plus d'anxiété dans leur LX. Ils se sentaient moins drôles dans la LX à cause d'un manque de fluidité, ils se sentaient plus taciturnes dans la LX, ils parlaient plus haut ou couvraient la bouche, sentaient qu'ils se comportaient différemment et s'adaptaient à des valeurs linguistiques et culturelles différentes afin de se distinguer des autres ou de s'en rapprocher. Les alternances codiques peuvent permettre d'échapper aux contraintes linguistiques et culturelles. Personnellement je ne me sens pas différent du tout en alternant de langue quoique ; quand je crie en japonais pendant les sessions de karate je me sens beaucoup plus combatif. Donc mon japonais très limité est purement martial.
LMJ : Quelles langues lisez-vous pour votre plaisir ? Voulez-vous nommer quelques livres ou poèmes favoris ?
JMD : Je lis en anglais, français ou néerlandais. Je préfère la poésie en français et Paul Eluard est mon poète préféré. J'aime bien Lord of the Rings de Tolkien, Cosmos de Gombrowicz, les histoires de Borges, les livres de Auster (In the Country of Last Things, The Music of Chance, Leviathan, New York Trilogy), les livres de Murakami (Kafka on the beach), le chef- d'œuvre de Zafon La sombra del viento ; Zen and the Art of Motorcycle Maintenance de Pirsig, les détectives de Dibdin, Kerr, Vargas (Sous les vents de Neptune) et le thriller de Davidson, Kolymsky Heights.
LMJ : Qui a le meilleur karaté : vous ou Livia ?
JMD : Livia, il n'y aucun doute. Je suppose que c'est lié au fait qu'elle a commencé à 7 ans alors que moi j'en avais 41. Elle combine flexibilité, grâce et férocité avec un contrôle parfait. Moi je tends à être trop tendu. Je dois dire que j'étais très fier d'obtenir mon premier Dan l'année passée : quand on est plus âgé, il faut du courage et de la détermination supplémentaire. Livia et moi sommes parfaitement capables de nous défendre en combat. Nous aimons beaucoup faire nos katas ensemble, c'est un exercice avec une dimension spirituelle.
Des sources :
Costa, B. & Dewaele, J.-M. (2014) Psychotherapy across languages: beliefs, attitudes and practices of monolingual and multilingual therapists with their multilingual patients. Counselling and Psychotherapy Research 14, 235-244.
Dewaele, J.-M. (2013) Emotions in Multiple Languages. Basingstoke: Palgrave – MacMillan (2nd ed).
Dewaele, J.-M. (2016) Why do so many bi- and multilinguals feel different when switching languages? International Journal of Multilingualism 13, 92-105.
Dewaele, J.-M., MacIntyre, P.D., Boudreau, C. & Dewaele, L. (2016) Do girls have all the fun? Anxiety and Enjoyment in the Foreign Language Classroom. Theory and Practice of Second Language Acquisition 2, 41–63.
Z2016/9
Well done both! Great interviews.
Love 'une rouge one'.
Rédigé par : Penelope Gardner-Chloros | 29/09/2016 à 22:13
Bravo! Vive la paire Dewaele! A faire lire à tous les Européens pendant qu'ils peuvent encore circuler...
Rédigé par : Madeleine Renouard | 30/09/2016 à 07:45
Très intéressant, en particulier les incidences comportementales de l’utilisation de telle ou telle langue.
Rédigé par : Jean-Paul Deshayes | 01/10/2016 à 05:09