Nous sommes heureux de retrouver notre contributrice fidèle, Pascale Tardieu-Baker, traductrice et interprète indépendante qui travaille à Paris de l’anglais vers le français (et vice-versa à l’oral).
La traduction aide à étancher sa curiosité naturelle et sert d’alibi à sa boulimie de films, livres et magazines. Pascale a bien voulu rédiger l'article ci-dessous à notre intention.
Les deux principaux candidats à la prochaine élection américaine ne se ressemblent pas vraiment. Dans le camp des démocrates Hillary Clinton est une candidate classique, même si elle se distingue du simple fait que c’est une femme. Elle fait de la politique depuis des décennies, connaît probablement Washington comme sa poche et a occupé plusieurs postes à hautes responsabilités. Son adversaire a un profil très différent : cet homme d’affaires devenu célèbre grâce à une émission de téléréalité n’est pas un homme politique comme les autres (et il ne s’agit même pas ici de l’extraordinaire échafaudage capillaire qu’il arbore sur le front). En fait, ce n’est pas un homme politique et c’est, semble-t-il, l'un des arguments qui l’ont porté aussi loin dans la course à la Maison-Blanche.
En France, le Front National s’est imposé au fil des élections comme un des principaux partis du pays. Aux Pays-Bas avec le PVV de Geert Wilders, en Autriche avec le FPÖ, en Espagne avec Podemos, etc., on assiste à la révolte des laissés pour compte de la mondialisation
Les électeurs britanniques répondant aux appels des militants du Brexit les incitant à « reprendre le contrôle » d’un pays qui serait menacé par l'immigration effrénée, les « élites non élues » et autres « experts », décriés par Michael Gove, sont récemment revenus sur cinquante années d'intégration européenne.
Au dix-huitième siècle, la grande aventure est celle d’une civilisation universelle où l'intérêt rationnel, le commerce, le luxe, les arts et la science coexistent harmonieusement et régentent le monde. La civilisation des Lumières forgée par Voltaire, Montesquieu, Adam Smith et d'autres, semble décidemment avoir du plomb dans l’aile et, partout dans le monde, la modernité cosmopolite est controversée.
Aucun penseur des Lumières observant notre situation actuelle depuis l'au-delà ne pourrait dire : « Je vous l'avais bien dit » avec autant de confiance que Jean-Jacques Rousseau, l’autodidacte maladroit et susceptible de Genève, mémorablement décrit par Isaiah Berlin comme le plus grand non-penseur militant de l'histoire. Pour lui, l’homme est naturellement bon, et c’est la société qui le corrompt. Dans ses écrits majeurs, en commençant dans les années 1750, Rousseau fait ses choux gras de son dégoût de la vanité métropolitaine, de sa méfiance des technocrates et du commerce international, et de son plaidoyer en faveur des mœurs traditionnelles.
On peut y voir un parallèle avec Donald Trump déclarant « j'aime les mal éduqués » lors d'un discours de victoire en février, et prenant pour cible à plusieurs reprises les élites de l'Amérique et leurs refrains mensongers sur la mondialisation.
Pendant la guerre froide, des critiques comme Isaiah Berlin et Jacob Talmon (professeur d'histoire polonais/israélien, qui a inventé l'expression « démocratie totalitaire ») ont vu en Rousseau un prophète du totalitarisme. À l’heure actuelle, alors que les grandes classes moyennes de l'Occident stagnent et que des milliards d’humains quittent leurs pays pour se sortir de la pauvreté, guidés par des rêves irréalisables de prospérité, l'obsession de Rousseau pour les conséquences psychiques de l'inégalité semble encore plus prophétique et inquiétante.
À une autre époque, celle de la Grande Dépression, la nation américaine a fait face à un dilemme semblable à celui qui se présente à ses électeurs et c’est l’écriture qui l’a sortie d’un pétrin similaire.
Au début des années 1930, quand le taux de chômage dans le monde se situait entre 25 et 33%, les perspectives étaient on ne peut plus sombres. De nombreux observateurs craignaient que le la démocratie ne soit pas de taille à lutter contre cette véritable calamité qui affectait la société. Des nations comme l'Allemagne, la Russie et le Japon succombaient à l'attrait du totalitarisme, accompagné d’une répression violente de la dissidence interne et d’un militarisme agressif à l'extérieur de leurs frontières.
Aux États-Unis, Huey Long, élu de Louisiane, d'abord gouverneur puis sénateur, avait capturé l'imagination de nombreux électeurs. Ce populiste charismatique séduisait les millions d'individus qui se sentaient désavantagés, en particulier les Blancs pauvres des campagnes, en leur promettant des routes, de bonnes écoles et l'accès aux services publics, tout en utilisant la fraude, la contrainte et l'intimidation violente pour s’enrichir et enrichir son entourage.
Comme Donald Trump, il exploitait le malaise social, le ressentiment contre les classes supérieures. Ses idées politiques explosives menaçaient le statu quo de l'élite dirigeante et avaient conduit le président Franklin Roosevelt à voir en lui l'un des « hommes les plus dangereux d’Amérique ».
Et Huey Long n’était pas le seul à exhorter les gens au radicalisme. Le père Charles Coughlin, prêtre catholique d'une paroisse près de Detroit, avait un programme de radio hebdomadaire écouté par des millions d'auditeurs. Son message populiste et anti-communiste a trouvé un écho parmi la population, mais il prêchait aussi l’isolationnisme et a fini par devenir la voix de l'Amérique antisémite.
Les deux hommes confirmaient les pires craintes de leurs admirateurs : leur avenir et leur sécurité étaient bel et bien menacés. Leur solution : un gouvernement fort, centralisé qui, seul, serait en mesure de sauver la nation.
En 1935, l’écrivain Harry Sinclair Lewis publie un roman intitulé : It Can’t Happen Here (Cela ne peut arriver ici), qui avertit les États-Unis des dangers d’une possible dictature. Le livre décrit la montée de Berzelius "Buzz" Windrip, un sénateur américain imaginaire, élu président après avoir promis d'importantes réformes populistes. Dès son élection il interdit la dissidence, ouvre des camps de concentration et autorise des forces paramilitaires qui n’obéissent qu’à lui. L’auteur était surtout préoccupé par la montée du fascisme en Europe, mais le personnage de Windrip est également inspiré par Huey Long et le père Coughlin.
La plupart de ses lecteurs d’alors acceptent qu’une dictature comme celle que décrit « Cela ne peut arriver ici » pourrait, en fait, si les circonstances s’y prêtaient, s'instaurer aux États-Unis. Brooks Atkinson, critique de théâtre du New York Times, met en garde ses lecteurs en disant que la pièce devrait effrayer ces Américains étourdis qui croient que cela ne peut arriver ici.
Le livre se vend bien, mais c’est la pièce de théâtre qui en est tirée en 1936 qui frappe vraiment les esprits. Elle est jouée dans 17 états, est vue par 500 000 spectateurs et reste cinq ans à l’affiche.
Malgré l’assassinat de Huey Long en septembre 1935, au début de sa campagne présidentielle, la rhétorique antisémite du père Coughlin se fait plus virulente tout au long des années 1930. C’est seulement après l'entrée du pays dans la Seconde Guerre mondiale que le gouvernement Roosevelt et l'Église catholique unissent leurs forces pour faire disparaître son émission radiophonique et arrêter la publication de son journal.
Les électeurs exposés à des démagogues comme Donald Trump peuvent trouver des ressources dans leur propre histoire : des œuvres comme « Cela ne peut arriver ici ». Le roman et la pièce nous rappellent la tradition américaine de résistance courageuse à la haine et au sectarisme.
À la frontière du Texas, un fabricant de piñata [2] a vu son chiffre d’affaires grimper en flèche quand il a proposé une piñata de Donald Trump. Et l'artiste Sarah Levy a peint un portrait du candidat avec un tampon et du sang menstruel.
L’art continue à jouer son rôle historique, celui de voir au-delà des belles images et de souligner l'hypocrisie et les dangers de certains discours. En chemin, il peut nous permettre de redoubler notre engagement envers le genre de démocratie que « Cela ne peut arriver ici » a lutté pour préserver il y a 80 ans.
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« Une honte nationale et
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Le mot anglais « con », employé par M. Bloomberg, (ou « conman ») n'a pas le même sens que le con français. Il s’agit de faux amis. Un synonyme est « swindler », 1889, anglais américain. « Con » vient de « confidence man » (1849), en référence aux nombreux escrocs qui demandent à leur victime de leur remettre de l'argent en gage de confiance (confidence).
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[1] « La faute à Rousseau » vient du refrain d’une chanson popularisée par Les Misérables de Victor Hugo, dont il existe plusieurs versions. Elle fait référence aux deux philosophes des Lumières, Voltaire et Rousseau, dont les idées sont accusées d’avoir en partie causé la Révolution française. La chanson est un signe de ralliement entre révolutionnaires, gens du peuple et libéraux. Dans Les Misérables Hugo reprend le refrain « C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau » lors de la manifestation révolutionnaire des 5 et 6 juin 1832 et la fait chanter à Gavroche sur les barricades jusqu’à ce qu’il tombe sous les balles des gardes nationaux :
Chapitre 15. Gavroche dehors :
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à... [Rousseau]
Il meurt avant d’avoir pu dire le dernier « Rousseau ».
[2] La piñata est une sorte de petit pot rempli de bonbons qu'il est d'usage de briser à grands coups de bâton le premier dimanche de Carême.
Pascale Tardieu-Baker
Lecture supplémentaire :
THE POPULIST EXPLOSION
How the Great Recession Transformed American and European Politics
by John B. Judis
Columbia Global Reports
5 October 2016
TRUMP AND AMERICAN POPULISM
Foreign Affairs, October 6, 2016
Shakespeare Explains the 2016 Election
New York Times, October 8, 2016
Know-Nothing Party
Encyclopedia Britannica
The novel that foreshadowed Donald Trump's authoritarian appeal
SALON, September 29, 2015
The Plot against America, Philip Roth
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Ce que c'est que d'interpréter le débat Clinton-Trump, en direct et en espagnol !
Public Radio International (CA) (09/27/16) Porzucki, Nina
Une voix a été familière aux millions d'Américains hispanophones qui ont suivi les débats sur la chaine Univision entre les candidates présidentiels : celle de Vicente de la Vega. C'est lui qui a assuré l'interprétation simultanée de Donald Trump – un rôle qu'il a tenu plusieurs fois pendant la campagne. Se préparer à interpréter Trump n'est pas une partie de plaisir. « Il vous faut connaître intimement la personne que vous allez interpréter » dit Vicente. Lui-même a passé des semaines à étudier les interviews, les discours et les interventions de Trump sur Youtube, en essayant d'en capter le ton et les tournures de phrase. Vicente est également attentif au ton et au débit de ceux qu'il lui arrive d'interpréter. Si Trump crie, il crie aussi ; si le candidat chuchote, il chuchote aussi. « Il nous faut mimer, en langue étrangère, ce qu'ils font, » dit-il. Vicente a interprété le débat présidentiel dans la même pièce que les interprètes d'Hillary Clinton et que le présentateur des informations du soir de la NBC, Lester Holt, qui animait le débat. Tous étaient assis face à face, si bien qu'ils pouvaient réagir en temps réel vis-à-vis des autres et du candidat qu'ils interprétaient. « En étant assis dans la même pièce, nos voix n'empiètent pas les unes sur les autres » explique-t-il. « Mais, si les candidats parlent en même temps, alors nous interprétons aussi en même temps. » Vicente exerce maintenant ce métier depuis près de cinquante ans. Au fil des ans, il a interprété de nombreux candidats et présidents, de Ronald Reagan à Barack Obama, en passant par Bill Clinton et George Bush père et fils. Toutefois, la politique n'intervient pas lorsqu'on interprète des personnalités politiques, dit-il. D'ailleurs, lui-même interprète des gens de tous bords et à l'occasion d'événements de toutes sortes. « Il faut faire fi de toute politique et se borner à faire son boulot ».
Donald Trump : c'est la faute à Rousseau. Le titre est volontiers provocateur car, comment voir dans l'aimable promeneur solitaire le père du totalitarisme ? Certes, l'argumentation est bien menée et assortie de références judicieusement choisies. Mais, comment l'ineffable Jean-Jacques peut-il être le prophète de la « démocratie totalitaire », de ce que, bien avant Jacob Talmon, Alexis de Tocqueville appelait déjà la « tyrannie démocratique » ?
D'abord, à la différence des penseurs du Siècle des Lumières, Rousseau est un plébéien. Être citoyen d'une république est son plus grand titre de gloire, le seul auquel il soit attaché et qu'il ait tant regrette après avoir été banni de Genève. Parce qu'il est d'origine plébéienne et républicaine, Rousseau croit que, lorsqu'il s'exprime, le peuple a toujours raison : vox populi, vox dei. En cela, il s'apparente aux Pères fondateurs de la nation américaine et à Abraham Lincoln concluant son discours de Gettysburg. Mais, les penseurs politiques français ne sont pas aussi convaincus du bien-fondé de la volonté populaire. Avec Sénèque, ils sont plutôt tentés de dire : « La preuve du pire, c'est la foule ». Et pourtant, il est des peuples de vieille tradition démocratique qui n'éprouvent pas ces craintes. Dans un pays que je connais bien, le recours à la démocratie directe n'a jamais conduit au totalitarisme. Certes, l'observateur extérieur s'étonnera que, dans une commune vaudoise de 1.664 habitants, on aille prochainement voter pour ou contre les nouveaux réverbères choisis par les autorités municipales. Une pétition dirigée contre le modèle actuellement retenu a réuni les 167 signatures (1/10ème des habitants) rendant obligatoire l'organisation d'un référendum. Bien sûr, d'aucuns pourront sourire, mais cela ne vaut-il pas mieux que le diktat technocratique, les barrages et autres aéroports dont l'installation est décidée très loin des riverains et nonobstant leur avis ? Un parlement de milice n'est-il point préférable à une assemblée d'élus professionnels, tellement détachés de la vie quotidienne de leurs concitoyens qu'ils en ont oublié le prix d'un pain au chocolat ? Telles sont quelques-unes des réflexions qu'inspire l'excellent article de Pascale Tardieu-Baker qui a le grand mérite de nous réveiller !
Rédigé par : Jean Leclercq | 31/10/2016 à 21:00