Nous sommes honorés que, cette fois, le linguiste du mois soit Frank Wynne, éminent traducteur littéraire français-anglais et espagnol-anglais. Les travaux de Frank ont été plusieurs fois primés. Il a reçu le prix IMPAC en 2002, l'Independent Foreign Fiction Prize, en 2005 (ces deux récompenses étant partagées avec les auteurs) et le Prix Scott Moncrieff en 2008.
Celui-ci est le prix littéraire britannique annuel couronnant des traductions du français à l'anglais. Parmi les sponsors du prix figurent le Ministre français de la culture, l'ambassade française à Londres et l'Arts Council of England.
Pour ses traductions de l'espagnol, il a reçu le Premio Valle Inclán à deux reprises, en 2012 (pour Kamchatka de Marcelo Figueras) et en 2014 (pour La Hora Azul/The Blue Hour de Alonso Cueto).
Plus récemment, sa traduction du Harraga de Boualem Sansal a remporté le Prix Scott Moncrieff [2] pour la deuxieme fois. Les jurés qui ont décerné ces prix étaient eux-mêmes des traducteurs littéraires. Comme Frank nous l'a confié au cours de l'entretien, voir son talent reconnu par des pairs est d'autant plus gratifiant que la traduction est un exercice solitaire.
Frank a accordé cet entretien au Mot juste au cours d'un séjour qu'il effectuait dans la ville de Dublin.
L'Irlande peut s'enorgueillir d'avoir enfanté quatre prix Nobel de littérature : Seamus Heaney, Samuel Beckett, James Joyce et William Butler Yeats. En 2010, Dublin a été désignée Ville UNESCO Littérature. Quant à Frank Wynne, il a placé L'Irlande sur la carte du monde de la traduction littéraire.
Traduction : Joëlle Vuille
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LMJ : Vous n'avez pas d'origines françaises et votre apprentissage du français s'est limité à quatre ans de lycée et à une courte période au Trinity College à Dublin. Vous m'avez également raconté que, à l'école, vous n'aviez jamais eu l'occasion de parler le français et que la première opportunité que vous aviez eue de pratiquer la langue s'était présentée lorsque vous aviez déménagé à Paris, une ville dans laquelle vous n'aviez jamais habité auparavant. Pourtant, vous êtes devenu un traducteur reconnu et votre maîtrise du français est remarquable. Vu les méthodes peu conventionnelles d'enseignement des langues en Irlande et le peu d'instruction formelle que vous avez reçue, votre progression a été pour le moins surprenante. En comparaison, Julian Barnes [1], un autre Britannique connu pour sa maîtrise du français, a été très tôt immergé dans la culture et la langue françaises et n'a jamais cessé de pratiquer.
FW : Je suis né et j'ai grandi en Irlande dans une famille qui n'avait aucune connexion avec la France et dans une culture résolument unilingue. Toutefois, dans le système éducatif irlandais, en plus d'apprendre l'Irlandais (que je parle à peine aujourd'hui, à ma grande honte), tous les lycéens devaient apprendre au moins une langue supplémentaire. Pour ma part, j'ai étudié le français et l'allemand. Nos cours et nos examens n'avaient aucune composante orale, à part un peu de lecture à haute voix. On apprenait les verbes par cœur, on analysait la grammaire, on identifiait les particules et on discutait des propositions. Jamais n'avions-nous de conversation en français, et il n'y avait pas d'examens oraux. En conséquence, lorsque j'ai déménagé à Paris en 1984 sur un coup de tête, je suis arrivé dans un pays dont j'ignorais tout, armé d'une connaissance de la langue qui remontait au 19ème siècle: je parlais comme Maupassant, avec des "quant à moi", "je vous saurai gré de bien vouloir me passer le sel", etc. Le premier mois, je n'ai rien compris à ce que les gens disaient. Naïvement, j'avais cru que l'apprentissage d'une langue était un problème lexical: je voulais arriver à exprimer en français les mêmes idées que j'aurais exprimées en anglais. J'ai été choqué et fasciné de voir comment la langue façonne la pensée et l'expression, et de réaliser que les fondements du langage, c'est-à-dire les idées, les références culturelles et les connotations, ne sont pas transférable et traduisibles tels quels. C'est cette prise de conscience qui a fait naître ma passion pour les langues: j'ai commencé à lire tout ce que je pouvais, m'immergeant dans le slang, le verlan, les accents, les dialectes, pour comprendre l'essence de la langue française – ses sons et ses sens, ses codes, ses références cachées. Je suis devenu si obsédé par le langage que j'ai commencé ma première traduction ; il s'agissait de la Vie devant soi de Romain Gary, un livre qui est autant sur les voix et les espaces de transition que sur l'histoire à briser le cœur de Momo et Madame Rosa. Cette traduction, je l'ai faite uniquement pour pouvoir partager ce texte avec mes amis anglophones.
LMJ : A Paris, vous avez tout d'abord travaillé dans une librairie. Parlez-nous un peu de cette expérience.
FW : A Paris, j'ai été engagé chez Galignani, une librairie située à la rue de Rivoli qui n'est pas mentionnée dans les guides touristiques mais que Hemingway évoque dans « Paris est une fête ». Elle comptait parmi ses clients Scott Fitzgerald, Ned Rorem, James Joyce, entre autres. Nous avions toujours dans nos dossiers les cartes jaunies de leurs comptes-client. Même dans les années 1980, l'endroit était visité par le tout-Paris. J'y ai rencontré Jeanne Moreau (une dame charmante en leggings jaunes et fausse fourrure violette), Marguerite Yourcenar (qui, en visite à Paris, logeait au Ritz), Anthony Perkins, Fanny Ardant, et l'un de nos clients les plus dévoués et l'un des hommes les plus cultivés que j'aie jamais rencontré – Karl Lagerfeld. Il s'agissait d'un univers étrange, presque hors du temps, au milieu de ces étagères gigantesques en bois, mais j'aimais cet endroit qui était à des lieues du Paris que je découvrais dans mon temps libre – les boîtes de nuit et les concerts, Jacques Higelin et Gainsbarre, Indochine et Les Rita Mitsouko, Coluche et Renaud…
LMJ : Vous êtes ensuite rentré en Angleterre, vous avez géré une librairie française à Kensington (Londres) et vous vous êtes immergé dans les bandes dessinées françaises. L'un de vos premiers succès professionnels a été d'agir comme interprète pour les scénaristes et dessinateurs anglo-américains au festival international de la bande dessinée. Quel impact cela a-t-il eu sur votre carrière ?
FW : Découvrir la bande dessinée en France a été une révélation pour moi. Je n'avais jamais pensé que cette forme de littérature pourrait intéresser les adultes. Je n'avais aucun préjugé contre les bandes dessinées, mais je n'avais jamais rien vu de tel auparavant, et j'ai été captivé par le travail des humoristes (Édika, Goossens et Gotlib et leur joie linguistique sauvage) et des artistes comme Jacques Tardi et Edmond Baudoin, dont l'œuvre me semblait être aussi touchante, aussi complexe et aussi évocatrice que les plus belles nouvelles que j'avais lues. Lorsque j'ai repris la librairie française La Page à Kensington, j'ai créé un département de bandes dessinées. A la même période, les artistes et éditeurs anglais et américains commençaient à s'intéresser aux « romans graphiques », et donc au fil du temps, j'ai fait la connaissance d'un grand nombre d'artistes comiques britanniques qui venaient acheter des livres et découvrir d'autres artistes. C'est grâce à eux que j'ai été invité à servir d'interprète à la délégation britannique à Angoulême en 1989, ce qui m'a permis de rencontrer un grand nombre d'éditeurs britanniques qui, quelques années plus tard, m'ont donné l'opportunité de traduire des auteurs français. A l'époque, je n'aurais jamais pensé qu'on m'autoriserait à être traducteur… Je me souviens de la note de Barbara Trapido dans son livre "Brother of the More Famous Jack", où elle disait qu'elle avait écrit son premier roman à 41 ans parce qu'elle avait d'abord cru que les romans ne pouvaient être écrits que par des gens morts ou déjà célèbres. C'est un peu ce que je ressentais aussi. Je pensais que les traducteurs étaient élevés dans un monde à part, et que le commun des mortels ne pouvait pas simplement devenir traducteur. Dans les années qui ont suivi Angoulême, j'ai traduit plusieurs bandes dessinées – d'Enki Bilal, Lorenzo Mattotti et d'autres – et je suis devenu lecteur pour des éditeurs qui commandaient des rapports sur des romans français afin de décider quels livres seraient publiés en anglais. Mais il a encore fallu attendre plusieurs années avant que, finalement, je recommande à un éditeur d'acquérir les droits sur un livre (L'Hypothèse du Désert, de Dominique Sigaud) ; par chance, l'éditeur en question (Ravi Mirchandani, qui allait devenir un très bon ami) me proposa alors de faire un essai en vue de traduire le livre. Le livre ne fut pas un énorme succès, mais il fut présélectionné pour le Weidenfeld Translation Prize et le New York Times le mit sur sa liste de « Notable Books ». A cette période, je passais mes soirées et mes fins de semaine à traduire et je gagnais ma vie avec des petits boulots alimentaires.
LMJ : Vous avez apparemment hérité de votre goût pour la littérature de votre père, qui, en son temps, avait fondé la Yeats Society. Vous avez participé à son université d'été et avez enregistré sur cassettes les présentations de plusieurs participants sans vous rendre compte, à l'époque, qu'il s'agissait de sommités dans le monde littéraire. Est-ce ce contact précoce avec le milieu littéraire qui vous a donné ce goût pour les livres et le bagage culturel qui vous a ensuite ouvert les portes de votre profession, ou est-ce simplement le fait d'avoir grandi à Dublin, dans l'ombre d'écrivains célèbres tels que William Butler Yeats, Oscar Wilde, George Bernard Shaw, James Joyce et Samuel Beckett ?
FW : Mon père était un cas à part ; je ne l'aurais jamais qualifié de littéraire. Enfant, les seuls livres que nous avions à la maison était une collection complète de P.G. Wodehouse et « La Deuxième Guerre mondiale » de Winston Churchill. Mon père n'avait pas fait d'études, et donc il est étrange que, en 1959, avec T.R. Henn et d'autres, il ait fondé la Yeats Society de Sligo et créé son université d'été. Mon premier contact avec cet évènement a été d'enregistrer les conférences données par les professeurs invités. J'étais un néophyte et je n'avais aucune idée de qui étaient ces gens, mais j'ai enregistré des présentations de Kathleen Raine, Richard Ellmann et Brendan Kennelly et j'ai assisté à des récitations de poésie de Seamus Heaney, bien avant qu'il ne devienne celui que, en Irlande, nous appelons « le célèbre Seamus ». Tous ces gens ont été ouverts et généreux avec moi, ont toléré mon ignorance et m'ont soutenu. En un certain sens, la littérature fait partie de l'héritage culturel de tout un chacun en Irlande – en tout cas pour ma génération. Même ceux qui n'avaient jamais lu une page de Joyce, Beckett, Yeats ou Shaw se les appropriaient et défendaient leur réputation. C'est durant ces universités d'été, dans une culture qui valorise la narration, le langage et la musique, que j'ai affûté mon goût pour certains de ces écrivains (et que s'est développé mon mépris pour d'autres).
LMJ :Quels sont les pièges de la profession de traducteur? Et que faites-vous pour les éviter ?
FW : George Steiner définissait les traducteurs comme des hommes se cherchant à tâtons dans un brouillard partagé. Etre traducteur est l’apprentissage de toute une vie. Les libertés et les contraintes du traducteur sont intimement liées: parfois, il est criminel d’avoir la main trop lourde et de vouloir améliorer le texte, tandis que, d’autres fois, il est critiquable d’être trop timide.
Il faut aussi savoir s'écouter, avoir confiance dans sa petite voix. J'ai rapidement appris qu'une traduction n'est qu'une version possible d'un texte : je ne peux donner que la mienne. Il ne peut pas y avoir de traduction définitive, finale, qui fasse autorité, puisqu'il n'y a pas de correspondance parfaite entre les langues et les cultures. Avec le temps, j'ai appris à être moins timide, à poser plus de questions, à échanger avec les auteurs intéressés par le processus de traduction (ce n'est pas le cas de tous). Je sais quand je dois faire confiance à l'éditeur et quand je dois défendre ma position – pas parce que mon avis est meilleur, mais parce que certaines décisions liées à la traduction sont personnelles, aussi individuelles que l'interprétation qu'un pianiste pourrait faire des variations Goldberg ou qu'un acteur ferait d'un rôle classique. J'ai aussi appris que chaque traduction que je fais est différente de ce qu'un autre traducteur aurait fait à partir du même texte ; mais elle est aussi différente de ce que moi-même j'aurais fait il y a trois ans, ou de ce que je ferai dans trois ans. Une traduction est influencée par tout ce que nous lisons, par tous les films que nous voyons, par la musique que nous écoutons, par les conversations que nous avons. Tous ces éléments nous fournissent les sons, les intonations, les voix et les cadences qui viendront alimenter la traduction d'un texte.
LMJ : Est-il juste de dire que, après Angoulême, votre plus gros succès a été de traduire les livres de Michel Houellebecq ? Avez-vous profité de sa notoriété au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ? Etes-vous devenu du jour au lendemain une super-star ?
FW : "Les particules élémentaires" a atterri sur mon bureau par le biais d'un éditeur qui souhaitait obtenir un rapport au sujet de ce livre. A l'époque, Michel n'était pas très connu en France (le livre n'y avait pas encore été publié). Mon rapport commençait par les mots : « Ce roman est extraordinaire, dans tous les sens du terme. Tout à la fois dialectique, polémique, et abrégé historique du 20ème siècle, il est drôle, intelligent, exaspérant, didactique, touchant, viscéral, explicite et peut-être même dangereux». Heinemann a acheté les droits et j'ai traduit le roman, et nous étions persuadés qu'il ferait l'objet de quelques bonnes évaluations et de nombreuses critiques acerbes, et qu'on en vendrait environ 5000 exemplaires, ce qui aurait été un bon résultat au Royaume-Uni pour un roman traduit. En réalité, cela a été un succès énorme, quoique un peu controversé. Les évaluations britanniques furent, à quelques exceptions près, extatiques, alors que les critiques américaines furent, à quelques exceptions près, cinglantes. Le livre a gagné le IMPAC Prize en 2002 (un prix partagé entre l'auteur et le traducteur) et a été vendu à plus d'un demi-million d'exemplaires au Royaume-Uni seulement. Houellebecq est devenu une star, en France comme dans le monde – et si cela n'a pas eu le même effet pour moi (certains de mes amis m'ont suggéré de lire le livre, n'ayant pas vu mon nom sur la page de titre !), cela m'a permis de me faire remarquer auprès d'autres éditeurs. Sans le succès de ce livre, je n'aurais jamais imaginé quitter mon travail pour me consacrer entièrement à la traduction. Mais cette décision s'est révélée être un peu prématurée : même si quelques éditeurs connaissaient désormais mon nom, la route serait encore longue avant que je ne puisse faire carrière comme traducteur. Pendant de nombreuses années, j'ai accepté tous les mandats que l'on me confiait – je n'étais pas connu ou mieux payé qu'avant, mais au moins « Les particules élémentaires » pouvait me servir de carte de visite et c'était un livre que les éditeurs reconnaissaient. Il m'a presque fallu dix ans pour me construire un réseau d'éditeurs qui partageaient mes goûts et respectaient mon travail et ainsi avoir la garantie que de nouvelles traductions me seraient régulièrement confiées. Durant cette période, j'ai surtout vécu en Amérique centrale et du sud, notamment parce que je n'avais pas les moyens de vivre à Londres, mais aussi parce que j'aimais voyager et vivre dans d'autres pays, et cela m'a également permis d'apprendre l'espagnol.
LMJ :Dans quelle mesure est-ce que vous considérez que vous contribuez au succès ou à l'échec d'un livre comme traducteur ?
FW : Je ne pense pas qu'un livre se vende bien à cause de sa traduction. En revanche, une mauvaise traduction peut certainement faire d'un bon livre un échec commercial. C'est pourquoi je m'attribue un peu le succès des livres qui ont bien marché. Lorsque les critiques louent l'ambition, l'ampleur ou la gamme du romancier, l'originalité de ses idées ou de son intrigue, le succès est dû à l'auteur. Mais, pour citer un ami et collègue traducteur, Daniel Hahn, si un critique loue le rythme, la texture, la beauté de la prose, la chaleur et l'esprit d'une voix, il doit reconnaître le travail fait par le traducteur, car ces éléments ne réapparaissent pas automatiquement dans un texte traduit comme ils étaient dans le texte original. Un critique qui penserait cela n'aurait aucune idée du travail que requiert une traduction.
LMJ : Vous êtes l'auteur du livre "I Was Vermeer: The Rise and Fall of the Twentieth Century's Greatest Forger". Même si cela n'était pas une œuvre de fiction, votre agent a tenté de vous persuader de vous lancer comme auteur de fiction et de laisser tomber la traduction. Pourquoi avez-vous résisté à cette suggestion jusqu'à présent ?
FW : J'ai toujours voulu écrire de la fiction – j'ai écrit deux romans affreux lorsque j'étais adolescent, qui heureusement ont été perdus depuis lors – mais le seul livre que j'aie publié n'est pas de la fiction. J'ai beaucoup aimé travailler sur ce projet, qui m'a donné l'opportunité d'apprendre un peu de néerlandais et de vivre à Amsterdam pendant une année. Mais je me suis aussi rendu compte que, même si j'adore lire de la non-fiction, je trouve très frustrant d'écrire ce type de livre. Ce que j'aime particulièrement avec le langage, c'est créer des personnages et inventer des voix, peindre des scènes, dénouer les fils d'une intrigue. Alors avec la non-fiction, je ronge un peu mon frein. Grâce aux encouragements de mon agent, David, j'ai commencé à travailler sur un roman, mais je ne me vois pas être écrivain à plein temps. Quand David m'a dit « si ton roman marche bien, tu pourras laisser tomber la traduction », j'ai dû lui expliquer que je ne laisserai jamais tomber la traduction. Traduire répond à un besoin chez moi que la rédaction ne satisfait pas. Traduire me permet d'explorer des mondes, des personnages et des formes narratives qui dépassent totalement mon imagination. Cela me permet de donner une voix à un satiriste ouest-africain, à un romancier algérien, à un moderniste colombien et à tant d'autres. Par ailleurs, j'adore cette discipline, que Wittgenstein, paradoxalement, appelait « l'art exact » de la traduction ; c'est à la fois un puzzle, une interprétation, une réalisation, et pourtant toutes ces tâches doivent être mises au service de l'auteur.
LMJ : Parmi les livres que vous avez traduits depuis le français, lequel a représenté le plus grand défi, d'un point de vue linguistique ou autre?
FW : Chaque livre présente des difficultés propres au traducteur. J'ai eu la chance de traduire les deux derniers romans d'Ahmadou Kourouma, l'un des grands romanciers africains du 20ème siècle (il est ivoirien). Pour le premier livre, "En attendant le vote des bêtes sauvages", j'ai dû trouver un registre et une cadence appropriés pour la voix d'un griot, un conteur ouest-africain, et cela m'a demandé de longues recherches dans une langue et une culture qui m'étaient totalement inconnues. Pour l'autre livre, "Allah n'est pas obligé", où le narrateur est un enfant-soldat dans les guerres de Sierra Leone, j'ai contacté Human Rights Watch afin qu'ils m'envoient les enregistrements d'entretiens avec des enfants soldats anglophones ayant combattu dans les mêmes guerres que le narrateur, afin de m'aider à trouver un ton approprié pour cet enfant malinké de douze ans. Mais l'un des livres les plus difficiles que j'aie traduits est un volume d'essais, ou plutôt d'aperçus, intitulé « Notions de Base » et écrits par un auteur tchèque rédigeant en français, Petr Král. Ses essais, qui sont parfois constitués d'une seule phrase de plusieurs pages de long, sont presque de la poésie en prose. Le livre fait à peine 35'000 mots. Normalement, cela me prendrait 3 mois de travail ; ici, il m'a fallu presque une année. Traduire ses essais évanescents et elliptiques requiert que chaque mot, chaque virgule, soit exactement à sa place, afin de préserver le fragile équilibre des tableaux souvent troublants et irréels qu'il peint. C'est la seule fois que j'ai traduit un texte qui s'apparentait à de la poésie et j'ai trouvé l'expérience à la fois exaltante et frustrante. Au final, cela a été très enrichissant.
Entretien : Jonathan Goldberg
[1] L'auteur de Le Perroquet de Flaubert (Prix Médicis essai 1986) ; Love, etc. (prix Femina étranger 1992), et The Sense of an Ending, pour lequel il a remporé le Prix Booker en 2011.
[2] C. K. Scott Moncrieff: Soldier, Spy and Translator - analyse de livre
Z2016/10
J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de correspondre avec Frank Wynne, tout d’abord pour le féliciter de sa traduction du Prix Goncourt 2013 « Au revoir là-haut » de Pierre Lemaître, auteur dont il a aussi traduit plusieurs romans. J’ai d’ailleurs acheté récemment IRENE, en anglais, pour avoir le plaisir de lire la traduction de Frank. C’est une grande chance d’avoir un auteur dont on est le traducteur attitré.
Bien que très occupé, Frank a toujours eu la grande amabilité de répondre à mes messages ainsi qu’à des questions diverses que je lui avais posées. Certains traducteurs et/ou auteurs sont loin de faire preuve d’une telle disponibilité.
Rédigé par : Jean-Paul Deshayes | 24/10/2016 à 01:16
"Il faut aussi savoir s'écouter, avoir confiance dans sa petite voix. J'ai rapidement appris qu'une traduction n'est qu'une version possible d'un texte : je ne peux donner que la mienne. Il ne peut pas y avoir de traduction définitive, finale, qui fasse autorité, puisqu'il n'y a pas de correspondance parfaite entre les langues et les cultures."
Cette observation de Frank est d'une justesse absolue et c'est aussi un principe fondamental qui doit s'imposer au traducteur.
Rédigé par : Jean-Paul Deshayes | 24/10/2016 à 02:12