La controverse livre électronique/livre papier n'a rien de nouveau. À l'apparition des premiers livres, une polémique analogue enflammait déjà la Rome antique.
Le livre évolue. Sa version électronique se transporte mieux que son homologue papier puisque des centaines de titres tiennent dans un lecteur ou une tablette, et que des milliers d'autres sont à portée de clic. Les livres et la lecture sont à l'aube d'une révolution. Cela ne plaît pas forcément à tout le monde.
L'angoisse que suscite actuellement l'évolution du livre rappelle un épisode semblable de notre histoire. Il y a deux mille ans, un livre d'un genre nouveau et peu orthodoxe mit en péril l'ordre établi, au grand dam des lecteurs de l'époque.
Au premier siècle de l'ère chrétienne, Rome était inondée d'écrits. Statues, monuments et pierres tombales portaient des inscriptions en grandes lettres; les citoyens prenaient des notes et envoyaient des messages sur des tablettes de bois enduites de cire ; et les bibliothèques des patriciens étaient garnies d'ouvrages d'histoire, de philosophie et d'art. Mais, ce n'étaient pas des livres tels que nous les connaissons – c'étaient des rouleaux faits de feuilles de papyrus égyptien assemblées par collage pour former des bandes de 4,5 à 16 mètres de long. Mais, ces rouleaux n'étaient pas sans défauts.
La Rome antique était inondée d'écrits -
mais on se servait de rouleaux de feuilles
de papyrus égyptien plutôt que de livres.
Au premier siècle (ou même avant), un nouveau genre de livre est apparu qui promettait d'obvier aux défauts du rouleau. À partir d'éléments diffus, des archéologues ont découvert quelques fragments de papyrus dont le texte, contre toute attente, continue du recto au verso et dont les marges bien marquées sont de celles qu'on s'attend à trouver dans un livre paginé. Et c'est exactement de cela qu'il s'agit : ce sont des feuilles des premiers livres paginés que le monde ait connus. Les Romains appelèrent ce nouveau genre de livre le codex (de caudex ou tronc d'arbre, par analogie avec les tablettes de bois sur lesquelles ils écrivaient), mais la façon dont le codex s'est acquis la première place est entouré de mystère. La première mention du codex apparaît sous la plume d'un poète latin du nom de Marcus Valerius Martial [2] qui invitait ses lecteurs à acheter ses livres dans ce nouveau format paginé :
« Toi qui rêves que mes petits livres t'accompagnent partout où tu vas et qui veux avoir des compagnons pour un long voyage, achète ceux dont le parchemin tient en quelques petites pages : réserve tes étagères à rouleaux aux grands auteurs – moi, je tiens en une main. »
Ces mots de Martial, écrits entre 84 et 86 de notre ère, nous apprennent non seulement qu'on connaissait les livres paginés au premier siècle, mais aussi que certains d'entre eux au moins étaient faits d'un nouveau matériau appelé parchemin. Ce substitut du papyrus, inventé dans une ville-État grecque quelques siècles plus tôt, étaient faits de peaux de bêtes nettoyées et étirées grâce à un processus sanglant et exigeant beaucoup de main-d'œuvre, mais sa souplesse et sa solidité en faisaient un support d'écriture idéal. Depuis, des archéologues ont confirmé les dires de Martial en présentant des fragments de codex en parchemin datant du premier siècle – et pourtant, hormis ces quelques trouvailles, nous en savons toujours très peu de l'endroit où le codex a été inventé, des raisons pour lesquelles il l'a été, ou encore de celui qui peut l'avoir inventé. On ne sait toujours pas non plus avec certitude si les premiers codex étaient en papyrus ou en parchemin.
Modèle de codex dit de Nag Hammadi, inspiré
d'ouvrages du IVe siècle découverts en Égypte en 1945
[Crédit : Irina Gorstein (modèle), Adam Kellie (photo)]
Robuste, efficace et accessible, le codex était littéralement l'instrument d'avenir.
Quoi qu'il en soit, le livre paginé représentait un progrès considérable par rapport au rouleau. Les codex se prêtaient à une reliure entre des couvertures de bois ou de « carton » (faites de déchets de papyrus ou de parchemin collés ensemble) qui les protégeaient des lecteurs peu soigneux. Ils étaient faciles à feuilleter et, avec la numérotation des pages, annonçaient déjà les index et les tables des matières. Ils étaient également compacts, car ils contenaient plus d'informations que des rouleaux de papyrus de taille comparable.
Modèle moderne de diptyque ou tablette à deux volets
[Crédit photo : Peter van de Sluys, CC-BY-SA 3.0,
Wikipédia].
Pourtant, les Romains, comme les peuples des alentours, étaient partagés quant aux mérites du codex. La majorité païenne de Rome, de même que la population juive du monde antique, préféraient la forme plus familière du rouleau. En revanche, dans l'empire, la communauté chrétienne, en expansion rapide, produisait avec enthousiasme une grande quantité de livres paginés contenant des évangiles, des gloses et des textes de sagesse ésotérique. Au sixième siècle, le paganisme et le rouleau étaient en voie d'extinction et le judaïsme avait été nettement éclipsé par son frère cadet. Surfant dans le sillage de l'église chrétienne, le livre paginé trouva sa place dans l'histoire et la société.
Le livre électronique du 21e siècle n'a peut-être pas d'aussi pieux adeptes que le codex de l'Antiquité, mais il n'en inspire pas moins de fortes réactions. Remplacera-t-il à son tour le livre papier, ou aura-t-il le sort du rouleau ? Le temps et la marge bénéficiaire des libraires nous le diront.
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[1] Cet article, redigé par Jean Leclercq, est largement inspiré d'une recension de : The Book: A Cover-to-Cover Exploration of the Most Powerful Object of Our Time, de Keith Houston, chez W.W. Norton & Co. Ltd. L’article original a paru sur le site de la BBC, le 22 août 2016.
[2] Marcus Valerius Martialis (v. 40 – v. 104). Auteur de 15 livres d'Épigrammes, il fut l'ami de Pline le Jeune et de Juvénal.
Lecture supplémentaire :
Pulp non-fiction
The Times Literary Supplement, 28 September 2016
Bookish fools,
Aeon
Jean LECLERCQ
Passionnant!
Rédigé par : Magda Chrusciel | 20/10/2016 à 04:50
Vraiment interessant et cela donne une certaine perspective quant aux plaintes que l'on entend sur la disparition des technologies classiques. Comme prof au lycee, c'est une perspective que l'on se doit de questionner si l'on veut s'assurer que les futurs adultes soient prets a affronter les realites du monde d'aujourd'hui.
Il ne sert a rien de se plaindre des changements et de l'evolution, il faut l'embrasser!
Rédigé par : Olivier | 27/10/2016 à 20:55
Excellent article. N'oubliez pas un volet important de l'évolution du livre sur cette planète : http://www.chinaheritagequarterly.org/tien-hsia.php?searchterm=020_chinese_book.inc&issue=020
Rédigé par : Elisabeth Rigault | 01/11/2016 à 11:37