
Nous sommes ravis d'accueillir notre nouveau contributeur, Olivier Elzingre, Suisse d'origine et prof. de français au lycée en Australie depuis 11 ans. Voulant en savoir plus sur l'apprentissage des langues au niveau théorique, Olivier a fait une maîtrise en linguistique appliquée, suivie d'un doctorat qu'il a commencé en 2015. Sa recherche se concentre sur les lycéens et leur motivation dans l'apprentissage du français.
Charly, le coiffeur italien
À quelques centaines de pas de chez nous se trouve un petit salon de coiffure pour hommes. Intégrée aux autres magasins de ce tronçon de rue, sa vitrine est vide de ces images de mannequins qui vantent les prouesses ciseautières de l’artiste résident. Non, c’est un salon dont le but est de vous couper les cheveux, pas de vous transformer en Justin Bieber !
Charly en est le propriétaire. La soixantaine, Italien d’origine, il y travaille depuis son arrivée à Melbourne, en 1968. Il avait alors 14 ans. Son accent est fort, incontestablement italien, son anglais approximatif, mais suffisant pour converser. Lorsque je vais à son salon, j’y suis souvent le seul à ne pas parler italien. Les conversations y sont bruyantes, ponctuées de rires et de gestuelles dont seul un initié peut comprendre tout le sens. Des revues automobiles et d’autres, habituellement cachés aux mineurs, datent d’une décennie révolue.
Il y a deux ans, j’ai demandé à Charly s’il voulait bien que je l’interroge pour une étude linguistique sur le bilinguisme. “Ma, I am not bilingualist, so no.” Bien que je comprenne son refus, sa réponse m’a surpris. Comment pouvait-il dire qu’il n’était pas bilingue ?
Pour moi, être bilingue était un concept on ne peut plus clair : c’est parler deux langues. Ma première réaction était de penser que Charly n’avait pas compris ce que signifiait “bilingualism”. Mais, en quittant son salon ce jour-là, je me suis mis à m'interroger sur ma propre compréhension du terme et à me poser la question suivante : est-ce à moi d’identifier une personne comme bilingue ?
Le travail énorme de François Grosjean à l’université de Neuchâtel, fruit de trente ans de recherches, répond à cette question (et à bien d’autres évidemment). Je ne prétends donc pas faire ici le tour du bilinguisme, ou y répondre de manière définitive, mais plutôt vous inciter à vous interroger sur ce concept.
Deux perspectives générales
Ici, je voudrais seulement vous présenter deux visions générales. La première se fonde sur le concept du bilinguisme comme une caractéristique objective, un phénomène observable et mesurable. Cette vision s’inscrit dans la tradition chomskyenne puisqu’elle extrait le phénomène de son contexte individuel et social. De plus en plus contestée, cette perspective est cependant extrêmement importante car elle fonde pratiquement tous les programmes d'études de langue. C’est donc une approche directive, qui définit le bilinguisme a priori et évalue les personnes à l’aune de cette définition.
La deuxième perspective est descriptive et plus inclusive. Elle s’appuie sur des critères individuels et psychologiques. Dans cette optique, le bilinguisme est un phénomène subjectif. C’est chaque individu qui se reconnaît ou non bilingue. Les mesures de compétences linguistiques n’y sont pas négligées, mais elles ne sont qu’une dimension d’une approche plus large.
Pour éviter de vous gâcher la lecture par une énumération exhaustive des situations de bilinguisme, j’aimerais me borner à discuter de quelques cas de figure qui illustrent ces deux perspectives.
Louise, Claudia... et les autres
Les cas les plus évidents de bilinguisme se trouvent chez les personnes qui parlent plusieurs langues de naissance. Soit ils sont nés au sein de ménages exolingues (dont les parents parlent des langues maternelles différentes), soit ils sont nés dans des zones multilingues, où chaque langue occupe une ou plusieurs fonctions dans la société. C’est le cas du Sénégal, où le wolof, le sérère et le français se côtoient quotidiennement dans les marchés de Dakar. Les personnes qui se situent dans ces contextes familiaux ou sociaux sont souvent faciles à classifier comme bilingues parce que leurs compétences sont élevées.
Et pourtant, des compétences en seconde langue ne sont pas à elles seules déterminantes du bilinguisme.
En effet, ceux qui débutent leur vie comme monolingues, mais apprennent une seconde langue plus tard, peut-être dans le cadre de leurs études, peuvent acquérir des compétences très élevées et pourtant ne pas se considérer comme bilingues. J'observe cette situation tous les jours dans mes classes de terminale.
Ces étudiants qui ont acquis le français à force de travail acharné, qui en maîtrisent la grammaire et la syntaxe dans leurs travaux écrits, qui peuvent s’exprimer oralement et se faire comprendre dans la grande majorité des sujets de conversation, ne s’identifient habituellement pas comme bilingues.
La raison en est simple. La plupart de ces étudiants ont peut-être visité un pays francophone en vacances avec leur famille, ou même dans le cadre d’un voyage scolaire, mais ils n’ont pas participé à une communauté francophone, n’ont pas habité dans une famille d’accueil, ni fréquenté une école du pays. Bref, ne s’y sont pas investis. En d’autres termes, ils ont une connaissance approfondie de la langue, mais n’en ont pas de vécu.
L’exemple de mes étudiants montre bien que la mesure objective de leur maîtrise linguistique ne fait pas d’eux des bilingues à leurs yeux.
S’il existe objectivement un niveau de langue que je définis comme bilinguisme, il ne correspond pourtant pas nécessairement à la vision qu’une personne a d’elle-même. Mais, si je veux prendre en considération cette vision de soi dans ma compréhension du bilinguisme, il est fort possible que le bilinguisme soit une caractéristique qui n’a rien de stable et peut changer au gré de situations nouvelles.
Voici deux autres cas de figure qui, je pense, illustrent les complexités du concept de bilinguisme. Ce sont deux exemples tirés de mon travail de recherche.
Louise, vingt-trois ans, m’a raconté que ses études de français avaient inclus un séjour en France de plusieurs mois. Bien que son français s’y soit développé et qu’elle finisse tout juste ses études supérieures de français, elle n’éprouvait aucun plaisir à s’exprimer dans cette langue. Elle m’a expliqué que son séjour en France s’était mal passé, qu’il y avait eu des tensions entre elle et sa famille d’accueil et dans son école également. Elle ne s’y était fait que quelques « amis de circonstance » (friends of convenience) » avec qui elle n’avait pas gardé le contact après son retour en Australie. Et pourtant, elle avait poursuivi ses études de langue. Elle avait toujours l’ambition de devenir traductrice parce que la langue l’intéressait, mais pas ceux qui la parlaient.
J’ai interprété son histoire comme celle de l’émergence d’une identité professionnelle. Cette femme se considérait bilingue et je pense que ce sont son ambition professionnelle et ses compétences qui lui ont permis de se forger cette identité. Je pense aussi qu’en l’absence de l’un de ces deux facteurs, elle ne se serait pas imaginée bilingue.
En revanche, Claudia, une autre jeune femme du même âge et participant au même projet de recherche, avait également fait l’expérience d’un séjour de trois mois en France. Contrairement à la première, son expérience y avait été excellente, elle s’y était fait de nombreux amis au point d’en inviter certains à passer les fêtes de Noël avec sa famille en Australie, plusieurs années de suite. Elle avait continué ses études de français à l’université, mais elle n’avait jamais eu d’ambition professionnelle précise et son intérêt pour le français découlait de sa perception qu’elle avait de bonnes compétences. Cependant, malgré d’excellentes bases pour développer une identité langagière française, elle ne l’avait adoptée que temporairement. Des résultats moyens à l’université et un désintérêt graduel pour l’apprentissage du français avaient transformé son investissement en français en obligation académique. En dernière année d’études universitaires, elle était impatiente d’en finir. En fin de compte, elle ne se considérait pas bilingue.
Son histoire m’a montré que rien n’est stable ou sûr lorsqu’on parle de processus identitaire. On a tendance à penser qu’une identité se construit sur certaines bases logiques, peut-être sur des principes qu’une personne forme au travers de ses expériences. Alors qu’il semblerait que la cohérence logique ne joue qu’un rôle mineur par rapport aux réponses émotionnelles dans la formation de notre identité. Comment pourrait-il en être autrement lorsque chaque personne que l’on rencontre ou chaque événement que l’on vit a une influence potentielle sur notre vision de nous-mêmes ? Ma seconde participante semblait donc vivre, en dépit de résultats académiques décevants, une situation propice au développement d’une identité bilingue.
Dans les deux cas dont il vient d'être question, la participation à une communauté française a offert un réel potentiel de formation identitaire bilingue. D’autres facteurs ont bien sûr rendu ce processus complexe, mais il n’en demeure pas moins que l’on pourrait considérer cette expérience comme un facteur majeur.
Le problème est que, de nos jours, le concept même de communauté linguistique est remis en question. En effet, il existe une situation déjà très courante et qui concerne particulièrement les apprenants d’anglais. Je ne vous apprends rien en vous disant que l’anglais est la langue universelle par excellence. Si l’on considère que les locuteurs anglais de naissance sont mondialement très minoritaires par rapport à ceux qui parlent anglais en seconde langue, le bilinguisme de plusieurs milliards d'individus n’est pas basé sur leur vécu au sein d’une communauté d’anglophones natifs, mais au sein de multiples communautés dont la lingua franca est l’anglais.
De toute évidence, de nombreux internautes acquièrent des compétences linguistiques qui les qualifieraient aisément de bilingues. Mais, comme ce domaine d’étude n’est pas le mien et que je n’y ai pas consacré de temps de lecture, je ne peux que supposer que certains se considèrent bilingues et d’autres non, en vous laissant le soin de trancher.
Où est donc Charly ?
Pour en revenir à mon coiffeur, il reste un mystère. Voici donc une personne qui parle l’italien et l’anglais et qui se dit monolingue. Il est possible qu’après près de cinquante ans en Australie, il n’ait pas développé d’identité anglophone parce qu’il a limité son univers social à la très nombreuse communauté italienne de Melbourne. Il a probablement appris l’anglais par nécessité, par souci économique pour son salon de coiffure. Charly pourrait sûrement faire l’objet d’une étude linguistique intéressante, d'un important retentissement sur nos connaissances dans le processus identitaire d’apprentissage d'une seconde langue et faire avancer du même coup les études sociolinguistiques sur le maintien des langues minoritaires.
Évidemment il existe une explication, mais, elle me paraît complètement tirée par les cheveux : Charly ne voulait pas participer à mon étude.
Quelle qu’en soit ma blessure narcissique, le bilinguisme reste un phénomène des plus courants dans le monde et un domaine d’étude qui continuera à focaliser l’attention de chercheurs et d’éducateurs pour de nombreuses années à venir.
Les deux perspectives que j’ai mentionnées plus haut ne sont de toute évidence qu’une simplification des discussions réelles qui occupent les chercheurs. Quoi qu’il en soit, j'estime qu’en fin de compte le bilinguisme demeure avant tout une affaire personnelle.
Olivier Elzingre
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