Ilan Stavans est professeur de culture latino et latino-américaine à Amherst College, dans l'État du Massachusetts. Il est titulaire de trois M.A. dont un de l'Université Columbia, où il obtint également son doctorat. Il a donné des cours portant sur un large éventail de sujets parmi lesquels figurent le spanglish, Jorge Luis Borges, la poésie américaine moderne, la musique latine, Don Quichotte, Gabriel García Márquez, le Modernismo, la culture populaire dans l'Amérique hispanique, les écrivains juifs du monde, l'histoire culturelle de la langue espagnole, Pablo Neruda (dont il a traduit les odes en anglais) , l'histoire de la langue espagnole, Isaac Bashevis Singer, Sœur Juana Inés de la Cruz, la littérature yiddish, les relations judéo-hispaniques, le cinéma, l'art en Amérique latine, et la culture latino-étatsunienne.
Notre nouvelle contributrice, Monique Dascha Inciarte, qui a mené l'interview qui suit, enseigne l’interprétation et la traductologie à Laney College, Oakland dans l’État de Californie. Elle habite à El Cerrito avec Jacobo, son fils de 12 ans, et son mari, David Valayre, qui enseigne le theatre, et qui a bien voulu traduire l'entretien de l'espagnol en français. VERSIÓN ESPAÑOLA ABREVIADA
|
|
|
Ilan Stavans |
Monique Inciarte - |
Monique et Ilan Stavans ont eu un entretien qui a porté sur beaucoup de thèmes variés : la situation actuelle au Mexique, la crise de l’humanisme et celle du roman qui cède la place au film. L’entretien qui suit n’aborde qu’un de ces thèmes : le spanglish, la fusion de l’anglais et de l’espagnol, qui a fait l’objet du livre du Professeur Stavans "Spanglish: The Making of a New American Language", publié par Harper Perennial en 2004.
--------------
IS : Pour moi, le spanglish est comme le mariage ou le divorce, non seulement de deux langues, mais aussi de deux civilisations. D'un côté, vous avez l'espagnol, avec tout l'héritage hispanique, et, de l'autre, l'anglais avec tout l'héritage anglo-saxon. Ce n'est pas la première fois que ces langues se rencontrent dans l'espace et dans le temps. Elles se sont rencontrées en Espagne ; elles se sont rencontrées dans certains endroits de l'Amérique latine, mais leur convergence aux États-Unis est cruciale en raison de la densité démographique et du fait qu'ici les deux cultures cohabitent de manière fonctionnelle et fondamentale à bien des niveaux, tant à la frontière entre le Mexique et les États-Unis que dans les différentes villes, ou par l'intermédiaire d'une population itinérante qui se déplace d'une région à une autre. Il y a 65 millions de Latinos aux États-Unis, sur une population de 325 millions de Nord-Américains et de 128 millions de Mexicains. C'est la plus grande concentration de Latinos au monde après le Mexique. Il y a plus de Latinos que de Colombiens en Colombie ou d'Argentins en Argentine, etc. Pour moi, c'est un phénomène de métissage, de métissage verbal. Le phénomène de métissage pendant l'ère coloniale était un métissage racial et ethnique ; aujourd'hui, il s'agit d'un métissage culturel qui, en particulier, se manifeste à travers la langue. Il n'y a pas une forme unique de spanglish ; comme vous l'avez vu dans le livre, il y en a beaucoup, de même qu'il y a beaucoup de formes d'espagnols : l'espagnol d'Espagne, celui des Caraïbes ; c'est un phénomène qui possède une profondeur historique considérable. Les médias parlent de ce phénomène comme s'il avait commencé dans les années quatre-vingt, mais il y a 150 ans, sinon plus, on observait déjà la présence et les détails de ce phénomène dans le Traité de Guadalupe Hidalgo, qui a mis fin à la guerre américano-mexicaine. Ce qui a attiré mon attention sur le spanglish est le fait que, parmi les quelque 6 000 langues qui existent dans le monde, toute langue est passée par une phase similaire à celle du spanglish : la contamination, la dispersion et la consolidation nationale. Il y a eu une phase pendant laquelle l'espagnol est passé du latin vernaculaire au castillan, et où le castillan s'est changé en espagnol en 1492, et aussi une discrimination par les classes instruites de la société: c'est la langue des illettrés, la langue qui ne mène à rien ; si on écrit des sonnets, on les écrit en latin ; si on va discuter de thèmes religieux, on va le faire en latin ; et ce n'est que des siècles plus tard que l'on commence à écrire des romans, des textes en espagnol qui sont reçus avec respect. Il en a été de même de l' yiddish, qui était la langue des femmes et des enfants, des illettrés, au XIIIème siècle, puis s'est convertie en une langue littéraire, au XVIIIème siècle, et a valu le prix Nobel à Bachevis Singer, en 1978. Ceci ne veut pas dire que quelqu'un va remporter le prix Nobel en spanglish, mais cela ne veut pas dire non plus que c'est impensable. Un auteur a déjà gagné le Pulitzer pour un roman qui était en grande part écrit en spanglish [1], et je crois qu'il est important, d'après moi, d'envisager cela comme un phénomène socio-linguistique et avant-coureur. Nous assistons à quelque chose qui fait penser au « melting pot » et nous demander s'il s'agit réellement d'un melting pot, si les langues immigrantes sont absorbées ou préservées. Il y a eu des phénomènes semblables au spanglish, tels que l'yinglish, qui était un mélange d'yiddish et d'anglais, ou le chinglish ou le japinglish, etc. ; mais le spanglish est beaucoup plus diversifié et beaucoup plus complexe. Une chose encore, nous nous attristons régulièrement de la disparition des langues indigènes, de leur extinction ; mais nous ne nous émouvons jamais à l'apparition de nouvelles langues. Au lieu de les célébrer, nous nous mettons en colère parce que quelque chose est détruit, ou quelque chose est sur le point de disparaître, et cela me paraît contradictoire. Par exemple, il y avait 2 000 langues aborigènes en Amérique latine et aujourd'hui il en reste 550 ; les gens s'attristent de leur mort, mais ils sont aussi scandalisés par la naissance du spanglish et par son développement.
MDI : Comment voyez-vous son avenir ?
IS : Je crois que son avenir est déjà là. Nous sommes en 2016 et le phénomène est, selon moi, incontrôlable. On en voit la preuve partout : à la radio, dans la presse, dans la rue, dans la littérature pour enfants, la musique, les menus, le cyberspanglish. Normalement, je suis prudent. Annoncer que, dans les cent prochaines années, on va créer une Académie royale de la langue spanglish serait, pour moi, la vraie tradition, mais toute langue qui prend racine se retrouve au bout du compte avec une institution qui lui donne une cohésion, qui la légifère. Pas toutes les langues ont une académie, mais le fait-même de créer un dictionnaire est déjà une forme de vol, prendre quelque chose aux gens et le mettre par écrit.
MDI : Comme un insecte pris dans de l'ambre ?
IS : Tout à fait, et je vous dirais que l'illustration la plus tangible en est que lorsque j'ai commencé à penser sérieusement au thème du spanglish et à utiliser le mot « spanglish » les gens se mettaient à rire. Et aujourd'hui, lorsque j'utilise le mot « spanglish», c'est perçu comme quelque chose de très intéressant, de très curieux, digne d'attention. Et, pour moi, c'est une transformation sociale. La même chose se passe en ce moment avec l'intérêt que je porte aux selfies. Lorsque les selfies sont apparues, c'était quelque chose pour les jeunes, une plaisanterie. Je crois que les selfies sont un phénomène très profond qui est lié au narcissisme de l'actualité. Hillary a fait toute sa campagne en se prenant en selfies. Le Pape se prend en selfies continuellement. C'est un phénomène qui nous invite à penser à l'art, à l'auto-portrait.
MDI : De l'auto-narration à travers les photos.
IS : Exactement. Et la démocratisation de la photographie. Le fait que nous puissions prendre notre propre image et la diffuser. C'est un phénomène qui n'est pas non plus très différent du spanglish, n'est-ce pas ? C'est un phénomène populaire, et celà nous mène à une troisième question : pourquoi ? Je crois que ce sont des phénomènes populaires dignes d'attention qui sont généralement critiqués de façon ardente et furieuse, mais, comme la terre appartient à ceux qui la travaillent, disait Zapata, moi je crois que la langue appartient à ceux qui la parlent.
MDI : J'enseigne l'interprétation et la traduction dans un contexte juridique, professionnel. Théorique aussi, mais plus que tout afin que les étudiants trouvent un travail par la suite. Donc, en principe, dans mes classes, lorsque mes étudiants mélangent les idiomes, je leur dis « il faut les séparer pour éviter la contamination. » C'est ainsi qu'on me l'a enseigné à Berkeley, lorsque j'essayais de retrouver mon castillan après avoir vécu tant d'années aux États-Unis. Ainsi, au fil du temps, et à entendre parler mes étudiants, j'ai réalisé qu'on ne pouvait pas faire cela. D'abord, parce que, d'un point de vue sociolinguistique, la question de comment on parle soulève des questions d'identité. Et donc, lorsque je leur disais « Il y a contamination, c'est très mal, vous faites mal, vous commettez des erreurs », je leur disais qu'eux-mêmes étaient mauvais, que leurs parents étaient mauvais et que leur manière de s'exprimer était fondamentalement mauvaise.
IS : Ces deux points me paraissent très importants. Je parlerai d'abord du second, puis du premier. Au sujet de «c'est mal», moi aussi j'avais cette impression, mais ceci illustre le fait que nous pensons que la connaissance nous humanise et la position qui nous oblige à avoir une attitude supérieure, ne croyez vous pas ? Ceci était mal, ceci était bien, me permet de vous dire comment les choses peuvent être bien. Alors qu'en réalité, c'est une attitude que nous avons tous et qui est paternaliste, consistant à légiférer sur ce qui est bien et ce qui est mal. Et ceci m'amène au premier point, qui est celui de la contamination et du croisement des langues. Et la même chose m'est arrivée, et je me demande pourquoi nous sommes si obsédés par la séparation des langues alors que le monde fait le contraire. Dans le monde, les langues sont en promiscuité, elles se superposent les unes aux autres, et nous voulons que l'espagnol soit ici, et l'anglais là, et le français dans un troisième lieu. Et dans la salle de classe, quand on commence à enseigner, on dit : « n'utilise pas l'anglais, utilise uniquement l'espagnol. » Mais le monde extérieur utilise l'anglais constamment. Bien sûr, on voudrait conserver une certitude de pureté, d'intégrité, mais les langues vivent de ce contact continuel. Cela me fait penser à un essai d'Amy Tan, qui est la fille d'immigrants chinois, et dont la mère influa beaucoup sur son éducation. Et comme sa mère ne parlait pas bien l'anglais, et qu'elle-même mélangeait les langues, comme c'est toujours le cas pour la seconde génération, en tant qu'interprète de sa mère auprès des anglophones, elle parlait de comment ceux qui communiquaient avec sa mère et l'entendaient parler mal le mandarin pensaient que, pas seulement sa langue, mais aussi sa pensée était défectueuse... Et ceci est une illustration de comment dire que, lorsque nous disons que quelque chose est mal exprimé, nous ne disons pas seulement que la langue est incorrecte, mais que le raisonnement est incorrect. « Vous ne pensez pas bien. » Regardez, au fil du temps, Cantinflas est devenu une idole, parce que Cantinflas est un homme qui ne finit pas ses phrases, qui conjugue mal les formes verbales, et néanmoins crée un univers incroyablement complexe et baroque fondé sur sa manière de parler. Et si on le compare, comme c'est souvent le cas, à Chaplin, qui est le grand comique du monde anglo-saxon, et si les gens disent que Cantiflas est le Chaplin du monde hispanique, je crois que c'est le contraire, que Chaplin vient en second derrière Cantiflas, parce que Chaplin n'utilise que les gestes, mais ne parle pas, alors que Cantinflas a recours aux gestes et à la parole.
MDI : Parler le spanglish est comme naviguer entre deux eaux, se trouver entre deux mondes et deux langues. Et parfois, on se retrouve coincé. D'un seul coup, on s'immobilise et on ne sait plus exactement comment s'exprimer. Pour s'en sortir, on saute d'une langue à l'autre, sans vraiment trouver sa voie.
IS : C'est absolument certain, parce qu'il s'agit de naviguer d'une langue ou d'une série de coordonnées et de paramètres élémentaires à une autre, totalement distincte.
[1] The Brief Wondrous Life of Oscar Wao : Junot Díaz
--------------------------
Voici quelques uns d'autres livres en anglais dont le Professeur Stavans est l'auteur, le co-auteur ou le redacteur :
|
|
Quixote: The Novel and the World |
El Iluminado: A Graphic Novel |
|
|
Becoming Americans: |
The Hispanic Condition: |
Pablo Neruda traduit par Ilan Stavans :
|
|
Voir aussi sur ce blog : 2015 : année donquichottique
Lecture supplémentaire :
How to Be Both an Outsider and an Insider; 'The Czar of Latino Literature and Culture' Finds Himself Under Attack
New York Times, 13 November 1999
Z2016/12
Merci pour cet article très intéressant.
J'aurais apprécié de lire une phrase en spanglish.
Rédigé par : Elsa Wack | 29/12/2016 à 00:42