Critique rédigée par Nicole Dufresne, Senior Lecturer Emeritus (professeure emerita), Département de français et des études francophones, à l'Université de Californie, Los Angeles (U.C.L.A.), qui a bien voulu rédiger l'analyse suivante à notre intention.
Nicole Dufresne |
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Passé l’âge scolaire, il peut être difficile de maîtriser une langue étrangère. Ainsi, Jhumpa Lahiri décida après de nombreuses années de reprendre l’italien, une langue qu’elle avait commencée à l’université. Elle partit donc à Rome pour y vivre à l’italienne. Ce désir d’apprendre l’italien devint une dévotion, une obsession et le résultat de ce séjour est un essai autobiographique, qu’elle a écrit en italien, mais fait traduire en anglais par une traductrice américaine pour que l’italien original soit rendu objectivement. L’italien et l’anglais sont donc côte à côte dans le texte.
Bilingue en anglais et bengali, Lahiri a grandi et vécu aux États-Unis, selon elle, dans un exil linguistique. Jusque là, elle avait toujours écrit en anglais, et en fait elle considère le bengali comme une langue étrangère bien que ce soit sa langue maternelle. L’italien n’a rien à voir avec sa vie quotidienne et c’est ce qui la stimule. A Boston d’abord, elle aborde cette étude avec sérieux. Cours privés. Grammaire. Carnets de vocabulaire. Mémorisation. Elle renonce à lire en anglais pour devenir un pèlerin linguistique. En lisant en italien, elle redécouvre, comme une petite fille, le plaisir d’apprendre à lire. A mi-chemin entre le passé (l’anglais) et l’avenir (l’italien), elle se lance dans cette nouvelle langue comme on se lance corps et âme dans un nouvel amour.
Tout apprenant sérieux d’une langue étrangère fait face à des difficultés qu’il peut surmonter plus ou moins facilement selon la pédagogie utilisée. Aujourd’hui, on utilise une méthode communicative qui permet d’acquérir langue et culture en même temps. Dans les cours, on insiste sur la participation ludique qui permet de se libérer de la peur de faire des erreurs. Mais Lahiri se maintient dans une étude conforme aux règles établies. Elle se fait collectionneuse de mots et son insistance sur les listes de vocabulaire qu’elle note sans contexte frise l’obsession. Enfin arrivée à Rome, elle commence à écrire son journal maladroitement en italien, ce qui lui semble miraculeux et pourtant c’est une progression normale de l’apprentissage puisqu’elle est enfin séparée de l’anglais au quotidien. Elle veut être comprise et se comprendre elle-même. Ainsi ses émotions sont intenses, mais elle ne semble pas sentir la langue. Ses erreurs d’expression la mortifient. Tout au long du texte, les métaphores fusent : apprendre l’italien, c’est escalader une montagne, nager sans avoir pied, cultiver un jardin aride, donner naissance. La souffrance domine ces efforts solitaires.
Subitement, en deux jours, elle arrive à écrire une courte nouvelle – « Lo scambio » - L’échange. C’est l’histoire d’une traductrice insatisfaite d’elle-même qui veut devenir quelqu’un d’autre, se traduire dans une autre version. Elle s’enfuit dans une ville inconnue vêtue d’un pull-over noir qu’elle perd, puis retrouve sans savoir si c’est le même. Cette histoire, issue d’un rêve plutôt cryptique, semble révélatrice pour l’auteur car ce pullover, dit-elle, représente la langue qui change d’un texte/d’une personne à l’autre. Dans l’apprentissage d’une langue, lire et écouter sont des activités considérées comme passives, alors qu’avec écrire et parler, on passe à l’actif et on s’approprie la langue directement. Faut-il considérer cela comme une imposture, une usurpation, un changement d’identité ? Est-ce être ce que l’on n’est pas, ou bien devenir librement et légitimement quelqu’un d’autre ? On a souvent l’impression que les polyglottes changent de personnalité selon qu’ils s’expriment dans une langue ou une autre. Mais en fait pour converser authentiquement dans une langue, il ne s’agit pas seulement d’utiliser les mots correctement, il faut « parler la culture » – c’est à dire adopter les signes extra-linguistiques de cette culture (gestes, expressions du visage, etc.).
Toujours est-il que Lahiri se pose beaucoup de questions auxquelles elle a du mal à répondre et elle s’excuse fréquemment pour son manque de maîtrise en italien. Un italien qui utilise la structure basique de l’anglais, ce qui fait que, ayant lu une phrase traduite en anglais, on peut comprendre la phrase correspondante en italien presque mot à mot. Pourtant, écrire est la raison d’être de l’auteur. Comme elle dit n’avoir ni pays, ni culture spécifique, ce sont les mots qui lui donnent son identité.
Est-ce pour cela que le pullover du rêve est noir ? Il n’est pas coloré par une culture spécifique.
Son étude de la langue reste frileuse : elle est apeurée, désorientée par cette expérience. Sa visite de Venise le décrit bien : elle erre, épuisée, de pont en pont, en silence, sans rien voir, sans rencontrer personne. La vie et la culture italiennes lui échappent. L’exploration de Lahiri s’embrouille. Comme le démontre le chapitre « L’imparfait », elle n’accepte pas la langue, elle est tourmentée par la grammaire et l’usage des mots. Peut-être son esprit est-il trop ancré dans l’anglais pour pouvoir se libérer et accepter ses erreurs avec humour. Elle se sert de sa maladresse en italien pour mettre à jour son anxiété et ses imperfections et s’enfouir dans l’introspection. Finalement lors d’une conférence à Capri, elle doit traduire une présentation qu’elle a écrite en italien, ce qui d’une part lui fait apprécier la valeur de la traduction comme re-création dynamique et d’autre part elle ressent ce travail comme une destruction de l’original.
La culture informe la langue et la langue sert à communiquer cette culture. Apprendre une langue, c’est un bricolage créatif et ludique. Il faut oser et savoir rire de ses erreurs. Mais Lahiri étudie comme une élève qui veut avoir une bonne note à l’écrit et elle est constamment déçue par elle-même.
En parallèle, après avoir passé ma vie professionnelle à enseigner la langue, la culture et la littérature françaises, j’ai décidé récemment de reprendre l’espagnol, une langue que j’avais étudiée formellement dans ma jeunesse. Sans suivre de cours, sans autre but que celui de pouvoir communiquer avec des hispanophones. Mon groupe de conversation espagnole comprend des personnes de divers pays latins, Argentins, Mexicains, Espagnols, et des gringos comme moi. J’entends la langue dans ma tête et je me sens ainsi habitée par la diversité de la culture. Sans souci de perfection, je peux m’abandonner à cette langue qui m’enchante, m’imbiber de différentes traditions et je me rends compte que cette désinvolture m’a fait faire beaucoup de progrès. Bien sûr il est évident que le but de Lahiri est bien plus défini et appliqué que le mien, mais son étude de l’italien semble douloureuse et frustrante. Ses plaintes répétitives en viennent à provoquer la désaffection du lecteur. Le livre devient une longue litanie sur l’exil, le manque de langue maternelle et de terre natale, la frustration d’être toujours une étrangère où qu’elle aille, son manque de confiance en elle-même. Où donc est le merveilleux auteur de « Interpreter of maladies » ? Dans les magasins italiens, on veut savoir d’où elle vient, on ne la comprend pas. En Inde on lui parle en anglais et aux Etats-Unis, elle se sent aussi étrangère. Son malaise linguistique est clairement existentiel. En tant qu’écrivain, elle dépend complètement du langage et ne rencontre aucun obstacle avec ses amis et gens du monde des lettres, mais avec les Italiens « ordinaires » elle fait face à un mur et ce mur, elle le perçoit, c’est elle.
Petite fille, elle s’est vite tournée vers l’anglais et a répudié le bengali. (Tous les enfants d ‘immigrants s’éloignent ainsi de leur langue native, c’est un processus d’assimilation normal). Alors que d’autres voient le bilinguisme comme un atout, pour Lahiri, cette double identité est une source de tourment. Elle a tenté d’échapper à ce conflit en écrivant en italien, mais cela ne fait pas d’elle un écrivain italien. Elle n’appartient pas non plus à ce groupe d’auteurs qu’elle admire et qui ont écrit dans une autre langue que la leur, Beckett, Nabokov, Conrad, entre autres.
« In Other Words » est un autoportrait fragmenté, déformé par ces contradictions. C’est un essai de métamorphose linguistique –Lahiri écrit à l’âge adulte comme un enfant qui apprend à écrire. A la fois fière et honteuse de sa création hybride, l’auteur se pose des questions sur son avenir littéraire. Le lecteur, cependant, se pose une question majeure sur cette aventure introspective : pourquoi ne montre-t-elle jamais aucun intérêt pour ce qui soutient la langue italienne – sa culture ? J’écris pour être seule, affirme-t-elle. Plutôt qu’un guide pour apprendre une langue, c’est une recherche méritoire sur les obstacles qui rendent la langue inaccessible.
Lahiri, Jhumpa. In Other Words. New York : Alfred A. Knopf, 2016
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