hommage à Moniek Kroskof, alias Michel Thomas (1914 - 2005)
rédigé par Magdalena Chrusciel
interprète et traductrice-jurée
polonais-anglais-français
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Nombreux furent les réfugiés de guerre, survivants de la seconde guerre mondiale, à reconstruire leur vie dans un nouveau pays, qui s'élevèrent au sommet de leur art pour devenir même célèbres. Nous avons déjà évoqué un tel destin avec Krystyna Skarbek, l'extraordinaire comtesse et espionne favorite de Churchill, décorée de la Croix de guerre. [1] Le cas de Michel Thomas (1914-2005), Juif polonais, fut autrement unique, par la renommée qu'il se construisit dans le domaine des langues: la « méthode Michel Thomas » qui s'applique à l'enseignement de nombreuses langues y compris le japonais. Linguiste chevronné, il était capable de transmettre les bases d'une langue en quelques jours – et on compta parmi ses clients des célébrités telles que Woody Allen, Bob Dylan ou
Emma Thompson. Agent secret pendant la guerre, gentleman courtois, chaleureux et doté d'une grande force, il a fait l'objet d'une excellente biographie de Christopher Robbins (Michel Thomas, The Test of Courage, publié chez Hodder Arnold, 1999). Le livre illustre bien le contexte historique d'une vie riche en événements au point de susciter, à l'époque, une polémique débouchant sur un procès.
Jeunesse à Lodz et Breslau
Né Moniek Kroskof à Lodz, dans une famille d'industriels du textile, d'une mère femme d'affaires divorcée, et d'un père ingénieur pétrolier, Michel grandit entouré de l'amour de femmes. Accompagnant sa mère dans ses déplacements d'affaires, il quittera la Pologne pour vivre auprès de ses oncles à Breslau, ville allemande à l'époque. Plus tard, il estimera que c'est le système d'éducation allemand, élitiste et laissant le prolétariat dans l'ignorance, qui fut à l'origine de la montée du nazisme. À la suite d'une altercation avec un policier, il décidera de quitter l'Allemagne et réussira à passer en France.
Exils français et autrichien
Paris débordant de réfugiés, il partira étudier à Bordeaux. Il y retrouvera un ami, le jeune écrivain Nelken qui, ne parvenant pas à publier son récit de la détention à Dachau, se suicidera, tragédie qui signera l'engagement antinazi de Thomas. Pressentant la guerre, Michel retournera voir sa famille à Lodz, sans réussir cependant à la convaincre de quitter la Pologne, et qu'il ne reverra plus jamais. Poursuivant ses études de philosophie et psychologie à Vienne, il y fit la connaissance de Suzanne Adler, parente du célèbre associé de Freud, son premier amour. Avec la montée des persécutions, il cherchera à partir pour Londres. Il n'y parviendra pas car son passeport polonais lui avait été confisqué. Alors qu'ils tentent d'entrer en France, Michel et Suzanne sont arrêtés par la Gestapo et menacés d'être déportés. Mais, Michel sut si bien argumenter qu'on les laissa traverser la frontière. Depuis Nice, il aidera de nombreux réfugiés à échapper aux déportations. Avec un groupe d'étudiants juifs, il cherchera à s'enrôler dans l'armée française, ce qui lui valut une peine de prison de trois mois pour entrée illégale en France. Acquitté et reparti pour Monaco, Michel se fait de nouveau arrêter à Nice.
Internements
Interné au camp du Vernet d'Ariège, dans les Pyrénées, dénommé le Dachau français, il y souffrit comme tant d'autres de malnutrition grave. Grâce aux démarches de la fidèle Suzanne, il est libéré au bout de huit mois. Comprenant que Suzanne avait obtenu sa libération en couchant avec un diplomate, il rompt avec elle. D'autres lieux sinistres suivront: le camp des Milles, les mines de Gardanne, dont il s'échappe pour rejoindre Lyon. Arrêté une fois de plus, il est renvoyé au camp des Milles. En juillet 42, alors qu'il apprend les plans de déportation massive des Juifs, on lui propose de rejoindre la Résistance. Alors qu'il allait être déporté vers Auschwitz, Michel arrivera à se faire hospitaliser et à s'enfuir, en usurpant l'identité d'un détenu malade.
Résistant courageux
Grâce à Yvonne, son contact, il rejoint la Résistance, où il agira sous cinq identités différentes. Michel vit entre Lyon et Grenoble - ville alors occupée par les Italiens. Un jour, alors qu'il se rend à Lyon, dans les bureaux de l'Union israélite de France, il est pris de mauvais pressentiments. En effet, la Gestapo est là – c'est Klaus Barbie lui-même qui l'interrogera. Feignant de ne pas parler allemand, prétendant être venu pour vendre ses dessins, il sort indemne d'une rencontre funeste, qui aura coûté ce jour-là leur vie à 86 Juifs (Barbie sera coupable de la mort de quelque 7.000 personnes).
Arrêté à Grenoble, torturé, il réussit une fois de plus à sauver sa peau par un subterfuge, en s'inventant une nouvelle identité, celle d'un prisonnier de guerre en Belgique, actif sur le marché noir. Il endossera à ce moment sa cinquième et dernière identité, celle de Michel Thomas. En tant que chef de section, il dirigera le groupe Biviers, affilié à l'armée secrète du Grésivaudan. Alors que les Allemands donnent l'assaut sur le plateau du Vercors, Michel assistera les déplacements des troupes de commandos.
Au service des Alliés
Entretemps, Suzanne, travaillant pour les services secrets américains depuis Lyon, se fait intercepter par des résistants qui refusent de la croire, et l'emprisonnent - Michel réussira par la suite à la faire libérer. Alors que Grenoble est libérée par les Alliés, Michel est chargé d'arrêter les miliciens, les fonctionnaires de Vichy et les collabos. Il va accompagner les Thunderbolts, arrivés d'Italie, jusqu'à Lyon - se rendant très utile comme interprète et dans les missions de reconnaissance. Parmi les prisonniers, un Allemand, portant sur lui sa citation pour avoir empêché de sauver des Juifs à Cracovie – c'est la seule fois où Michel, en général opposé à la violence et pacifiste, se laissera aller à la violence, cravachera l'homme. Pour son excellence dans ses missions de terrain, il est proposé à la plus haute distinction, la Silver Star.
Accompagnant l'armée en Allemagne, Michel sera transféré au Counter Intelligence Corps (service de contre-espionnage). Alors qu'il traverse le pays, il aura l'occasion de voir Dachau et ses sinistres usines de construction des fusées V-2. Il sera notamment amené à interroger Mahl, bourreau du camp, et mettra à l'abri les dossiers que les nazis avaient cherché à détruire, et qui seront à l'origine du Centre de documentation de Berlin. Dès lors, il mettra tous ses efforts au service de la réconciliation.
Lors des interrogatoires, Michel découvre des réseaux d'entraide nazis, qui aidaient des milliers d'entre eux à émigrer. Cependant, l'intérêt des Alliés se tournera vers les scientifiques, qu'ils feront sortir d'Allemagne, en même temps que des usines entières. En tant que numéro 2 du bureau d'Ulm, Michel sera notamment confronté au massacre de 350 soldats américains, dit « de Malmédy », pendant la contre-offensive allemande de décembre 1944. Il réussira à faire emprisonner un des responsables, Gustav Knittel, mais, constatant l'échec global de la dénazification, il démissionnera.
Nouvelle vie en Californie
En 1947, Michel embarque pour les Êtats-Unis, accompagné de son fidèle chien Barry. N'ayant pas de passeport américain, et ne pouvant travailler pour l'ONU, il rejoindra un oncle en Californie. Cependant, les années du maccarthysme ne l'épargneront pas, il sera attaqué dans les colonnes du Los Angeles Evening Herald Express. On y évoquera l'extraordinaire capture en 1945 par Michel, alors au service des renseignements de l'armée américaine, de Knittel, ainsi que celle de Mahl, le bourreau de Dachau. Ce dernier d'abord condamné à mort, puis à 10 ans de prison, réclamait des dommages pour quelques objets perdus et attaqua Michel en justice.
Convaincu des profondes vertus démocratiques de l'éducation, Michel va fonder, à Beverley Hills, son Polyglot Institute. [2] Sa méthode innovante permettait d'acquérir en trois jours, de solides bases d'une langue occidentale et, en 80-90 heures, d'atteindre le niveau correspondant à 2-3 semestres d'études classiques. Des personnalités recourent à ses services, telles que Grace Kelly au moment de partir pour Monaco, ou Yves Montand lors du tournage de Let's Make Love. [3]
Sa méthode, basée sur la responsabilité de l'enseignant, ne sera hélas pas reconnue par les milieux universitaires. Fin psychologue, Michel donnera des formations rapides, permettant en 15 jours de motiver une classe de jeunes noirs révoltés et récalcitrants. L'école de South Central Los Angeles deviendra un modèle d'enseignement de transition pour hispaniques, grâce aux cours prodigués par Michel. Dans les années 90, bien que le doyen de l'UCLA, H. Morris, fut acquis à sa méthode, le corps professoral s'opposera à l'intégration de celle-ci dans le cursus universitaire. Il épousera une enseignante, Alice Burns, et en aura un fils, Gourion.
La publication du récit de Christopher Robbins fut suivie d'un article calomnieux [4] , et Michel dut se résoudre à engager un procès coûteux, nécessitant des experts – archivistes, témoins de l'époque - afin de restaurer la véracité des faits. L'une des raisons de cette méfiance était qu'en Amérique on savait bien peu de choses des événements tragiques de la guerre qui s'était déroulée en Europe.
Et même si la méthode de Michel n'eût pas eu tout le rayonnement qu'elle aurait mérité, ses cours enregistrés connaîtront un vif succès tant aux Êtats-Unis qu'au Royaume-Uni. On peut aujourd'hui encore acquérir les CD d'apprentissage de différentes langues basés sur la méthode de Michel Thomas sur Internet, notamment sur Amazon.fr.
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[1] C'est le cas aussi d'Arthur Koestler, écrivain britannique d'origine hongroise, à la plume aussi déliée en allemand qu'en anglais, et dont l'œuvre témoigne de son engagement politique, notamment dans la guerre d'Espagne.
Voir : Témoin, écrivain, multilingue et inspirateur. Qui est-il ?
[2] renommée plus tard "The Michel Thomas Language Center"
[3] Voir les éloges de Woody Allen dans la vidéo ci-dessus
[4] Larger than Life
Los Angeles Times, April 15, 2001
Encore une histoire de vie incroyable. Bravo pour l'avoir adroitement résumé
Pour notre instruction et réflexion sur les destins humains
Rédigé par : Anna Chrusciel | 17/01/2017 à 00:13