Il y a deux ans, nous avons publié dans les colonnes de ce blogue un article intitulé : « L'étonnant cerveau des interprètes simultanés », adapté par notre fidèle correspondante, Isabelle Pouliot, d'une rubrique du site de la BBC. Aujourd'hui, le moment est venu pour ceux qui sont des « interprètes en temps réel », flattés par les compliments généreusement décernés dans cet article, de rendre hommage à un exploit intellectuel non moins impressionnant que l'interprétation simultanée qui fait partie de notre métier. Nous le ferons, cette fois encore, avec l'aide de Mme Isabelle Pouliot.
Jonathan Goldberg
Vers la fin 2016, on a annoncé un évènement qui pouvait sembler au premier coup d'œil intéresser uniquement les adeptes des échecs, mais, il s'agissait d'un possible accomplissement cognitif jamais réalisé par un être humain.
Un joueur d'échecs de 28 ans, Timur Gareyev, Ouzbek naturalisé américain, né à Tachkent (ex-Union soviétique), peu connu comparé aux vedettes de ce « sport », annonça qu'il affrontera 48 adversaires simultanément, à l'aveugle.
Un match simultané mené par un joueur aux yeux bandés contre plusieurs adversaires qui joueront normalement, et qu'il peut visualiser en esprit seulement, exige de celui-là de mémoriser la position de l'échiquier de chacun des autres joueurs et de planifier ses propres démarches, tout en prévoyant leurs attaques et défenses.
La première partie à l'aveugle consignée en Europe a eu lieu à Florence au 13e siècle. À l'époque moderne, le premier jeu de ce type a été mené par un Français, François-André Danican Philidorm [1] qui a joué contre trois adversaires. Ce record a été battu plusieurs fois jusqu'en 2011, alors qu'un nouveau record de 46 parties a été établi par l'Allemand Marc Lang.
Philidor jouant en aveugle à Londres vers 1780
C'est ce record que Timur Gareyev voulait surpasser. Et c'est ainsi que le 3 décembre 2016 à Las Vegas, Gareyev, les yeux bandés durant presque 20 heures de jeu, a remporté 35 victoires, 7 parties nulles et 6 défaites.
Les chercheurs en neurosciences peuvent-ils expliquer comment il accomplit un exploit aussi remarquable?
Gareyev se faisait déjà remarquer dans le monde ampoulé des joueurs d'échecs à l'aveugle. Il affectionne tout particulièrement les vêtements aux couleurs vives, sa coiffure tient à la fois de la crinière du lion et d'une crête mohawk et il s'amuse à sauter du haut d'immeubles en parachute. Il a déjà prouvé qu'il a l'étoffe d'un champion. Durant un tournoi marathon d'échecs de 10 heures en 2013, Gareyev a disputé 33 parties simultanément il a en gagné 29 et perdu aucune. Ses prouesses sont devenues sa marque de commerce et il se désignait lui-même sous le titre de « roi des joueurs à l'aveugle » avant de battre le record de Marc Lang.
Mais les exploits de Gareyev suscitent l'intérêt au-delà du cercle des joueurs d'échecs. Afin de tenter de comprendre comment lui et d'autres joueurs peuvent accomplir une telle prouesse mentale, des chercheurs de l'Université de Californie de Los Angeles (UCLA) lui ont fait passer des tests de mémoire et ont examiné son activité cérébrale grâce à l'imagerie médicale. Ils ont maintenant leurs premiers résultats.
« Pour la plupart des joueurs accomplis, la difficulté de jouer une partie d'échecs à l'aveugle n'est pas si grande », explique Jesse Rissman, qui dirige un laboratoire axé sur la mémoire à UCLA. « Mais ce qui est remarquable chez Timur et quelques autres personnes, c'est le nombre de parties simultanées qu'ils peuvent disputer, ce qui est stupéfiant selon moi. »
Gareyev a appris à jouer aux échecs à l'âge de 6 ans alors qu'il vivait à Tachkent. Entraîné par son grand-père, il a participé à son premier tournoi alors qu'il avait 8 ans et a vite été obsédé par la compétition. À l'âge de 16 ans, il est devenu le plus jeune grand maître de l'Asie de l'histoire. Peu après il est déménagé aux États-Unis, où son obsession des échecs est devenue une obsession du poker. Cependant, durant ses études, il a aidé l'Université du Texas à Browsville à remporter son premier championnat d'échecs national. En 2013, Gareyev était classé au troisième rang des meilleurs joueurs d'échecs des États-Unis.
Le vrai défi mental est de jouer plusieurs parties simultanément. Non seulement le joueur doit-il mémoriser l'emplacement de chaque pièce sur chaque échiquier, il doit aussi mémoriser fidèlement ses déplacements successifs chaque fois qu'un adversaire bouge une pièce, et ce, pour chaque partie. Selon Gareyev, pour mémoriser chaque échiquier, il doit être concentré et procéder avec minutie. « Si je passe trop rapidement d'un échiquier à l'autre, lorsque je reviens au précédent, je n'ai pas une mémoire parfaite et parfois je fais des erreurs. » Les premiers coups peuvent être plus difficiles à mémoriser puisqu'ils sont souvent ennuyeux : un pion devant le roi ou la reine avance de deux cases.
Afin de s'entraîner pour battre le record mondial, Gareyev effectue une tournée de tournois d'échecs qui comprend un horaire bien rempli de conditionnement physique, de yoga, ainsi qu'une alimentation saine. Il joua 10 parties à l'aveugle organisées par la Société de neuroscience de San Diego. Pour l'occasion, l'équipe du professeur Rissman dévoile les derniers résultats des tests qu'elle a réalisés auprès du joueur.
Tout d'abord, les chercheurs ont fait faire à Gareyev quelques tests standard sur la mémoire, afin de vérifier sa capacité à mémoriser des chiffres, des images et des mots. Un test classique consiste à vérifier combien de chiffres une personne peut répéter peu de temps après les avoir entendus, en ordre chronologique, puis antichronologique. La plupart des gens sont capables de mémoriser une séquence de 7 chiffres. « Pour chacun des tests standard, ses résultats n'ont pas été exceptionnels, explique le professeur Rissman. « Nous n'avons rien trouvé d'autre que sa capacité à jouer aux échecs, et pour lequel il semble prodigieusement doué. »
Ensuite, l'équipe a procédé à l'imagerie médicale. Alors que Gareyev était étendu dans l'appareil, le professeur Rissman a examiné quelles étaient les connexions entre les régions du cerveau du joueur d'échecs. Même si les résultats sont encore incomplets et non publiés, les images ont montré une communication bien plus grande que la communication habituelle entre les régions du cerveau de Gareyev qui forment ce qui est appelé le réseau fronto-pariétal. Sur les 63 personnes qui ont été soumises à l'imagerie médicale en plus de Gareyev, seulement une ou deux ont obtenu un résultat plus élevé pour cet indicateur. « Nous utilisons ce réseau pour accomplir presque toutes les tâches complexes. Il nous aide à diriger notre attention, à nous souvenir de règles et à déterminer si nous devons réagir ou non », explique Jesse Rissman.
Ce n'était pas le seul indice que le cerveau de Gareyev a quelque chose de particulier. Les images semblent aussi suggérer que le réseau visuel de Gareyev a plus de connexions avec les autres régions du cerveau. Si de futures analyses le confirment, cela signifie que les régions de son cerveau qui traitent les images, comme celle d'un échiquier, ont des connexions plus intenses avec les autres régions cérébrales et qu'elles sont plus performantes que la normale. Même si ces analyses ne sont pas terminées, elles peuvent recéler les premiers indices de l'extraordinaire capacité de Gareyev.
Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). http://traduction.desim.ca
Note du blog :
[1] François-André Danican (1726-1795) est issu d'une dynastie de musiciens célèbres au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, qui portèrent tous le surnom de Philidor. Aujourd'hui, son nom reste davantage associé au jeu d'échecs. Très jeune, il fréquente le Café de la Régence où il rencontre Jean-Jacques Rousseau. Dans Le Neveu de Rameau, Denis Diderot donne une description de ce café : « Paris est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris où l'on joue le mieux à ce jeu ; c'est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot ». Philidor montre une grande maîtrise dans la pratique et se montre très en avance sur la théorisation du jeu. Vivant des pensions du roi et partisan d'une monarchie constitutionnelle, il s'exile en Angleterre en 1792. Il est inscrit sur la liste des suspects et, malgré les efforts de sa femme et de son fils aîné, restés en France, un passeport pour rentrer lui est refusé après Thermidor. Il meurt à son domicile londonien et est inhumé à St. James de Piccadilly. Philidor publie « L'Analyze des Echecs » en 1749, à l'âge de 22 ans, un des premiers traités d'échecs en langue française et un classique du genre. L'ouvrage sera édité une centaine de fois et traduit rapidement dans de nombreuses langues.
Cet article est inspiré par un article paru en anglais dans le journal britannique The Guardian en novembre 2016 et d'un autre paru dans Chess News.
Recension (en anglais) des tests réalisés par le laboratoire de UCLA
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