Analyse de livre
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par Joëlle Vuille, qui a bien voulu rédiger l'analyse suivante à notre intention. Joëlle, contributrice fidèle au blog, a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie. Après avoir profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society), Joëlle est actuellement privat-docent à la Faculté de droit de l'Université de Neuchâtel.
Beaucoup de livres ont été écrits sur le Oxford English Dictionary (ci-après : OED). La particularité de The Word Detective est de faire entrer le lecteur dans le quotidien de ceux qui créent et développent le célèbre dictionnaire. John Simpson a travaillé dans l'équipe du OED pendant 37 ans, entre 1976 et 2013, et y a été éditeur en chef pendant les 20 dernières années de sa carrière. (Nous ne reviendrons pas sur le OED en tant que tel, le lecteur intéressé pouvant se référer à une entrée antérieure de ce blog - La lexicologie – une histoire amusante du dictionnaire anglais le plus célèbre.)
Si le fil rouge du récit est la vie et la carrière de Simpson, l'auteur entremêle sa narration avec le développement du OED lui-même, ce qui est logique puisqu'il a joué un rôle important dans ce contexte. Il nous fait rencontrer les différents personnages qui ont imprégné l'histoire du OED, en les mettant en scène dans les locaux du célèbre dictionnaire et en nous faisant vivre leur quotidien. L'histoire est fascinante, et elle nous permet d'apprécier le travail immense concédé par des passionnés qui pendant longtemps n'ont travaillé qu'avec des cartes en papier, un stylo, et une bibliothèque de livres de références en papier (ce qui paraît surhumain aux personnes qui, comme moi, ont presque toujours travaillé avec des bases de données en ligne dans lesquelles une recherche par mots-clés prend une fraction de seconde).
Le récit nous permet d'apprécier la contribution particulière de Simpson au développement du OED ces dernières décennies. Tout au long de sa carrière, Simpson a en effet œuvré à rendre le OED accessible à un large public, à le dépoussiérer, à en faire une œuvre dynamique et moderne, notamment en donnant une voix à ceux qui parlent l'anglais au quotidien. Par exemple, lorsqu'il devint responsable du groupe « New Words » (soit un petit nombre d'éditeurs responsables de la réception des mots apparaissant nouvellement dans la langue anglaise et chargés de rédiger de nouvelles définitions pour ceux-ci), il décida que, pour chaque livre « sérieux » utilisé comme référence en vue de trouver de nouvelles définitions et de nouveaux usages d'un mot, l'éditeur en charge devrait également se rendre dans le kiosque au coin de sa rue et acheter des magazines portant sur le même sujet, afin de capter les usages quotidiens du mot en question. (C'est ainsi, par exemple, que la lecture de magazines sur les motos permit de faire entrer le mot « dirt bike » dans le OED.) Dans la perspective de Simpson, en effet, la langue n'est pas une affaire d'élites, et les sources du OED doivent être aussi diverses que possibles afin de refléter la variété des usages d'un mot. Dans le même esprit, Simpson remarqua un jour que son supermarché proposait à la vente toutes sortes de produits provenant des quatre coins du monde, comme carpaccio, halloumi, ou teppan-yaki, et décida qu'il devait aussi inclure ces mots dans son dictionnaire si le citoyen britannique lambda les intégrait dans son utilisation quotidienne de la langue anglaise. C'est ainsi qu'il entreprit de contacter les grandes chaînes de supermarché afin de leur demander de lui fournir la liste de tous les produits mis en vente (une requête à laquelle on répondit d'abord avec scepticisme, apparemment).
En plus d'intégrer des mots nouveaux et de rendre compte de la variété des usages de la langue dans la vie quotidienne, Simpson décida également de rendre les définitions nouvellement ajoutées au dictionnaire moins académiques, et de les illustrer à l'aide d'exemples qui permettraient à l'usager de se faire une meilleure idée du contexte dans lequel un certain mot était employé. Par exemple, « Intro » avait été défini dans la première version du OED comme « colloq. abbrev. of INTRODUCTION n. » ; circonscris et précis, mais pas très vivant. Lorsque « outro » fut introduit, bien des décennies plus tard, on le définit en revanche comme « a concluding section, esp. one which closes a broadcast programme or musical work ». Mais au delà du contenu du dictionnaire, Simpson voulut également adapter le OED aux modes de communication modernes, en le digitalisant tout d'abord (en 1989), puis en le mettant en ligne (en 2000), et finalement en permettant aux lecteurs d'y contribuer directement. A cet égard, la description du passage du OED de son format papier à un format informatique au début des années 1980 est édifiante, tant à cause de l'aspect technique de la chose (une entreprise gigantesque), qu'à cause des discussions que cela suscita au sein de Oxford University Press (qui n'avait jamais rien entrepris de tel auparavant).
Cet ouvrage est également passionnant en ce qu'il montre comment le langage reflète les sociétés qui le parlent. Le OED n'a pas seulement pour but de définir les termes dans leur acception actuelle mais également de montrer quand et comment certains mots sont apparus, au fil des évolutions technologiques (« booted up » en 1980), du développement de nouvelles sensibilités éthiques (« animal rights », en 1875), et de changements de contextes historiques (« disinformation », pendant la Guerre froide). Le dictionnaire documente également comment les mots évoluent ; on pensera par exemple à « racism » ou « sexism », qui ne sont plus utilisés dans les mêmes contextes qu'il y a un siècle, parce que ce qui est considéré comme étant du racisme ou du sexisme par la société a également changé.
Mais si sa passion pour son travail est évidente à chaque page, Simpson note également qu'il y a un prix à payer lorsque l'on passe sa vie à disséquer les mots : sa déformation professionnelle l'empêche dorénavant de lire un texte littéraire et d'y voir plus qu'un simple assemblage de mots. Il donne l'exemple du début du dernier chapitre du roman Jane Eyre intitulé « Conclusion » : « Reader, I married him. A quiet wedding we had ; he and I, the parson and the clerk, were alone present. » En lisant ces mots, le lexicographe ne peut pas s'empêcher de se dire que Charlotte Brontë n'a pas inventé le mot « conclusion », que l'anglais l'avait emprunté au français dès le moyen-âge. Il se demande ensuite si le OED serait intéressé à répertorier cet usage précis de ce mot, c'est-à-dire le mot conclusion comme conclusion d'un récit, et de quand date cet usage. Pour être sûr, il s'empare du OED le plus proche et y lit que Chaucer utilisait déjà ce terme dans ce sens-là. Pas besoin de prendre note, donc. Ensuite, « reader ». Le lexicographe sait déjà que « reader » est utilisé en anglais depuis la période anglo-saxonne, mais il ignore quand les romanciers ont commencé à interpeler directement leurs lecteurs de la sorte. Cela date-il de la période victorienne ? Charlotte Brontë était-elle la première ? Le OED informe alors le lecteur que, en 1785 déjà, William Cowper avait interpelé son « gentle reader ». Ouf, pas besoin de prendre note. Et que penser de « quiet » ? Un mariage peut-il être « quiet » ? Eh oui, comme le confirme l'OED, « quiet » dans le sens de « moderate, modest, restrained » était un usage déjà connu avant Jane Eyre. Il n'est donc pas nécessaire d'informer le OED de cet usage précis du mot « quiet », et le lecteur n'a pas besoin d'en prendre note. Et ainsi de suite pour chaque mot de la page. Vous avez dit fatigant ?
Du point de vue de la structure du livre, le récit de Simpson est entrecoupé de digressions apparaissant dans une police différente du reste du texte, portant sur un mot précédemment utilisé dans le texte (par exemple : juggernaut, epicentre, debouched, ou encore 101). Le point de vue de l'auteur est que chaque mot a une histoire intéressante, si on prend le temps de creuser son passé, et il faut bien admettre que, grâce aux nombreux exemples qu'il propose, il parvient à nous en convaincre! Par exemple, son histoire du mot aerobics, qui nous fait passer de Louis Pasteur en 1863 aux reporters anglophones de la revue Lancet jusqu'aux sportifs américains de la fin des années 1960, est très intéressante. Idem du mot « mole », dont les premières définitions du dictionnaire décrivaient « the poor vision », « the strong forearms », and « the velvety fur that can be brushed in any direction » (!), avant d'intégrer les usages métaphoriques du terme (toute personne travaillant en sous-sol, comme les mineurs) et finalement la taupe du monde de l'espionnage, apparue au 20ème siècle, notamment dans les romans de John Le Carré. A chaque fois, Simpson nous offre une petite histoire de la vie du mot, qui apparaît presque comme un personnage en tant que tel, dont on lirait la naissance, la jeunesse, la vie, dont on nous décrirait les membres de la famille, les relations que les uns et les autres entretiennent, les voyages qu'ils ont entrepris au fil de leur existence et les influences qu'ils ont eues et subies. Ces passages sont particulièrement amusants pour les lecteurs francophones vu les liens étroits que le français et l'anglais entretiennent depuis presque un millénaire.
En mêlant le récit de sa vie privée avec celui de sa carrière, et en décrivant les différentes personnes qui l'ont accompagné au fil de son parcours, Simpson parvient à tisser un récit plein de chaleur, d'humour et de tendresse. Il transmet la passion des mots et l'excitation ressentie quotidiennement par ces « détectives des mots » lorsqu'ils découvrent de nouveaux usages ou redécouvrent des mots ou des usages depuis longtemps oubliés. On sent chez lui une curiosité intellectuelle sans limite, et une sensibilité certaine au terreau social dans lequel le langage prend naissance. C'est une lecture légère et amusante que je vous recommande vivement, gentle reader!
The Word Detective, A Life in Words, de John Simpson, London : Little Brown, 2016, 342 p.
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