Ce mois-ci, notre linguiste invité s'appelle Andrew Leigh. Il est britannique et spécialisé dans la traduction juridique et commerciale de l'espagnol et du français en anglais. Il possède l'agence Allegro Legal Translations, installée à Sheffield, dans le sud du Yorkshire. C'est notre fidèle correspondante, Cynthia Hazelton, qui a bien voulu l'interroger. Comme Andrew, Cindy est titulaire d'un diplôme de droit et exerce la profession de traductrice juridique. Elle enseigne également la traduction juridique français/anglais à Kent State University (Ohio). L'entretien s'est déroulé entre Cleveland (Ohio) et Sheffield (Angleterre).
Andrew Leigh, LL.B. |
Cynthia Hazelton, D. Jur. |
Sheffield |
Cleveland |
Cynthia Hazelton : Pouvez-vous décrire à nos lecteurs la trajectoire de votre carrière de traducteur et de propriétaire d'une agence de traduction ?
Andrew Leigh : Je crois avoir suivi un itinéraire professionnel classique. J'étais bon en langues à l'école secondaire et à l'Université de Salford. J'ai poursuivi mon cursus à l'Université de Westminster, à Londres, où j'ai obtenu un M.A. en traduction. En 2000, j'ai trouvé un emploi de traducteur dans une agence londonienne où j'ai travaillé pendant trois ans. C'était une merveilleuse façon de débuter dans la traduction. J'avais à traduire toutes sortes de textes que des collègues chevronnés révisaient ensuite. J'ai appris mon métier sur le tas, dans une ambiance très porteuse. À l'époque, je n'étais spécialisé dans aucun domaine particulier. Je traduisais des textes médicaux, techniques, comptables et commerciaux. Je décidai alors qu'il vaudrait mieux me spécialiser dans un certain domaine, et j'aimais beaucoup le droit. C'est alors que j'ai commencé à faire davantage de traductions juridiques.
En 2003, je me suis installé à Sheffield comme traducteur juridique. Je m'aperçus vite que, pour être un bon traducteur juridique, il me fallait une certaine connaissance du droit. Je traduisais pendant la journée et j'allais à l'école de droit le soir. Cela, pendant cinq ans. Entretemps, nous avions eu deux enfants. Bref, un emploi du temps très chargé.
Lorsque j'ai obtenu mon diplôme de droit, j'ai fondé mon agence : Allegro Legal Translation.
Je travaille pour des particuliers, des sociétés, des cabinets juridiques et des agences de traduction. J'aime travailler pour une diversité de clients.
C.H.: Étant spécialisé en traduction juridique (du français ou de l'espagnol en anglais), vous évoluez dans le domaine de la «jurilinguistique». Il s'ensuit qu'il vous faut jeter un pont à la fois entre deux langues, mais aussi entre deux systèmes juridiques. Vous devez transposer dans le texte cible, par exemple, une notion de droit français qui peut être étrangère à votre client britannique ou américain.
Comment vous préparez-vous à traduire du droit civil au droit coutumier ? [1]
A.L.: Eh bien, c'est ce que je fais quotidiennement. Et c'est là qu'entre en jeu la possession d'un diplôme de droit. Ayant une solide connaissance des deux systèmes (le droit civil et le droit coutumier) [2], je suis en mesure d'en juger. Ainsi, quand il s'agit de traduire le nom d'une juridiction telle que le Conseil des Prud'hommes, qui n'a pas d'équivalent en droit coutumier, je sais comment l'expliquer en anglais.
C.H.: Pouvez-vous nous donner un exemple de notion juridique qui existe dans un système, mais pas dans l'autre ?
A.L.: La notion coutumière de trust n'existe pas en droit civil. En revanche, la réserve héréditaire, chère au droit civil, n'existe pas en droit coutumier. Il faut alors se demander pour qui l'on travaille. Si c'est pour un particulier, une explication de texte s'impose. Si c'est pour un juriste, et notamment s'il est familier du droit français, on peut laisser l'expression en français ou la traduire, mais sans explications.
C.H.: Ces temps-ci, il est beaucoup question de la traduction automatique. Le NY Times et The Economist ont publié des articles sur les grands progrès faits par Google dans ce domaine.
En avez-vous déjà ressenti les effets sur vos affaires?
A.L.: Non, je n'ai pas ressenti d'effets dans mes affaires.Le volume de travail n'a pas changé et je traduis toujours le même genre de documents. On ne m'a pas demandé de réviser une traduction faite automatiquement.
C.H.: Pensez-vous que l'on puisse se passer de la traduction humaine ?
A.L.: Le rôle de la traduction humaine va probablement changer, mais je ne pense pas qu'on puisse un jour s'en passer. On aura toujours besoin d'un traducteur humain à un stade ou à un autre du processus de traduction. Récemment, en traduisant un document, je suis tombé sur un mot qui, dans le contexte, n'avait aucun sens, et cela même s'il était correct dans la langue d'origine. Finalement, je me suis aperçu qu'il était mal orthographié. Correctement écrit, le mot reprenait tout son sens. Une machine n'aurait pas pu faire cela. Il fallait une cervelle humaine pour repérer cette anomalie. Il y a peu, j'ai lu une bonne formule à ce sujet : « La traduction automatique ne menacera que ceux qui traduisent comme des automates. »
C.H.: Comment le Brexit, une fois qu'il sera effectif, influera-t-il sur la tendance des Britanniques à travailler et à vivre hors de chez eux, et modifiera-t-il l'envie de la jeune génération d'apprendre des langues européennes ?
A.L.: Les traducteurs ont généralement les idées larges. Une récente enquête auprès des traducteurs britanniques a révélé qu'environ 95% d'entre eux étaient favorables au maintien dans l'UE. Je suis sûr que le Brexit provoquera des manques à gagner. J'ai participé au programme Erasmus, et j'ai étudié en France et en Espagne. Le Brexit aura des incidences négatives sur la liberté de s'installer et de travailler dans un autre pays. Les traducteurs devront demander des visas et des permis de travail. L'intégration en pâtira.
Au Royaume-Uni, il n'est plus obligatoire d'étudier une langue étrangère pendant toute l'école secondaire. Je crains que le Brexit contribue à accroître le nombre des élèves qui n'aprendront jamais une autre langue.
C.H.: Ici, aux États-Unis, des moyens considérables sont affectés à la fourniture de services d'interprétation et de traduction aux niveaux local, étatique et fédéral. Ainsi, dans certains États, les épreuves écrites du permis de conduire sont disponibles dans différentes langues.
Pensez-vous qu'une telle pratique serve ou desserve les immigrants qui ont besoin d'acquérir une bonne maîtrise de l'anglais dans leur pays d'adoption, que ce soit le Royaume-Uni ou les États-Unis d'Amérique ?
A.L.: Au Royaume-Uni, bon nombre de documents administratifs émanant du gouvernement sont traduits dans des langues d'ethnies minoritaires, telles que l'ourdou, le pachto et l'arabe, mais rarement dans les grandes langues européennes, comme le français, l'espagnol, l'italien, etc. Au Pays de Galles, des documents comme les bulletins de vote sont imprimés en anglais et en gallois. Or, à mon avis, tous les citoyens ont le droit d'avoir accès aux services publics dans une langue qu'ils comprennent.
La langue n'est qu'un élément de l'épineux problème de l'intégration. La véritable intégration requiert aussi une égalité des chances dans les domaines social, culturel, éducatif et économique.
C.H.: Nous vivons dans un monde où l'automatisation supprime des emplois dans de nombreux secteurs. Vous avez organisé des «webinaires». Prévoyez-vous que les «webinaires» ou les vidéo-conférences vont contribuer à réduire les effectifs d'enseignants universitaires en remplaçant les cours magistraux ou même les conférences internationales ?
A.L.: Les webminaires (ou séminaires en ligne) que j'ai organisés ont concerné le droit et le commerce de la traduction. Ici, au Royaume-Uni, l'Institute of Translation and Interpreting organise un cours en ligne très réussi : « S'établir traducteur indépendant » qui se décline en huit modules : Surmonter l'obstacle de l'inexpérience, Utiliser les réseaux sociaux, Rédiger un plan d'affaires et Facturer son travail, etc. Mon module s'intitule : Se faire payer à temps. J'ai aussi organisé des webminaires pour CPD Webminars. Les plus récents portaient sur le droit européen. Les webminaires permettent à des gens du monde entier de se connecter et d'enrichir leurs connaissances. Cependant, je ne vois pas les webminaires remplacer les universités ou les conférences internationales.
C.H.: Quel est pour vous le plus grand défi de la traduction juridique?
A.L.: Je ne sais jamais ce qui m'attend, ce que je traduirai après ce que j'ai entre les mains. C'est tout l'intérêt de mon travail. Pour être un bon traducteur, il faut avoir de la curiosité intellectuelle parce que l'on est appelé à faire beaucoup de recherches. La traduction, c'est bien plus que d'aligner des mots sur le papier. Il faut posséder une vaste connaissance du sujet.
C.H.: Voudriez-vous ajouter quelque chose d'autre ?
A.L.: Il est très important d'affiner constamment ses compétences essentielles. En traduction, le succès tient plus aux qualifications de chacun qu'à la possession d'un site Web clinquant ou à une forte présence dans les réseaux sociaux.
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Notes du blog :
[1] Les Traditions Juridiques du Droit Civil et de la Common Law
[2] On l'oublie parfois, la France a longtemps connu une coexistence des deux systèmes. Jusqu'à l'instauration du Code civil (en 1804), le pays était partagé entre, grosso modo, une moitié septentrionale régie par le droit coutumier et une moitié méridionale régie par le droit écrit (directement hérité du droit romain). En Nouvelle-France, faute d'un parlement local, c'était la coutume du parlement de Paris qui s'appliquait. Le droit coutumier et le droit écrit formaient le droit dit civiliste, par opposition au droit canonique. À partir de l'ordonnance de Montils-les-Tours (1454), Charles VII et ses successeurs se sont inlassablement employés à unifier et codifier les coutumes. La dernière pierre de cette longue construction législative fut posée par Napoléon avec l'adoption du Code civil Dans certains territoires français d'outre-mer, le droit coutumier s'applique toujours à certaines populations. C'est notamment le cas en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna.
Jean Leclercq
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