Un apercu sur une des auteurs les plus influentes du 20ème siècle
Nous sommes ravis d'accueillir notre nouvelle contributrice, Charlotte Bosseaux, Maître de Conférences à l'université d’Édimbourg (Écosse) où elle enseigne la traductologie. Elle est diplômée de l'université d'Aix en Provence (licence et maîtrise en littérature anglaise) et a obtenu un Master en traductologie à l'université de Manchester (UMIST, Royaume-Uni) et un Doctorat en littérature comparée à University College London. Avant de venir à Édimbourg elle a enseigné la traductologie à UCL et travaillé comme traductrice. Si les premiers objets de ses travaux ont été les traductions littéraires et notamment les traductions françaises de Virginia Woolf, elle se consacre aujourd'hui à l'étude des traductions audiovisuelles (sous titrage et doublage de films séries télévisées et documentaires). Elle a notamment pris pour sujet d'étude les versions françaises de la série Buffy contre les vampires et les voix françaises de Marilyn Monroe et Julianne Moore.
Virginia Woolf (1882-1941) a publié un grand nombre de romans, nouvelles, essais, journaux et lettres, qui attestent de son désir d'écrire un genre nouveau de fiction. Cet article présente Woolf, sa vision de la littérature, ce qu'elle pensait de la traduction et se termine par une courte discussion des traductions françaises de To The Lighthouse (1927).
Woolf avait une conception spéciale de la littérature; avant d'entamer sa carrière, en 1908 tout juste âgée de vingt-six ans, elle écrit à son beau-frère Clive Bell: 'I think a great deal of my future, & settle what books I am to write - how I shall re-form the novel & capture multitudes of things at present fugitive, enclose the whole, & shape infinite strange shapes'. Elle n'approuvait pas la littérature de la période Réaliste et ce mécontentement est visible dans ses nombreux essais. Elle pensait qu'une bonne romancière devait se servir des spécificités de la poésie et emprunter au théâtre pour donner vie à ses personnages. Tout au long de sa carrière, Woolf s'est efforcée de dévoiler la vie intérieure de ses personnages parce que, pour elle, la réalité n'est pas qu'un élément purement objectif. Elle voulait mettre en avant l'interaction dynamique qui existe entre le sujet et son environnement, traduire impressions et états d'esprit, et représenter non seulement ce que l'on voit et entend mais aussi les échos de tout ce qui traverse nos esprits (1927a). Ainsi, elle créa et utilisa des techniques stylistiques innovantes pour représenter la conscience qui ont aidé à modeler la littérature moderne.
When you have changed every word in a sentence from Russian to English, have thereby altered the sense a little, the sound, weight, and accent of the words in relation to each other completely, nothing remains except a crude and coarsened version of the sense. Thus treated, the great Russian writers are like men deprived by an earthquake or a railway accident not only of all their clothes, but also of something subtler and more important – their manner, the idiosyncrasies of their character. What remains is, as the English have proved by the fanaticism of their admiration, something very powerful and impressive, but it is difficult to feel sure, in view of these mutilations, how far we can trust ourselves not to impute, to distort, to read into them an emphasis which is false (1925).
Woolf était donc très consciente des transformations causées par la traduction. Malgré cela, et même si elle parlait français, elle n'était pas intéressée par ses traductions françaises et ne mentionne jamais avoir lu une traduction de son travail. La seule preuve d'une rencontre avec une de ses traductrices se trouve dans un journal et une lettre écrite en 1937. Elle y décrit avoir reçue Marguerite Yourcenar, qui avait des questions pour sa traduction de The Waves. Woolf semble peu enthousiate lorsqu'elle écrit que 'Mlle Youniac' a 'gaché une de mes rares soirées solitaires'. Ce manque d'intérêt est surprenant puisque Woolf passait tant de temps à réécrire, polir et éditer ses textes et que par ailleurs les traducteurs sont responsables de la présentation d'une œuvre et de la personnalité d'un auteur à l'étranger. Pourtant, même si Woolf était énormément préoccupée par son image et sa réputation, elle se montra indifférente envers les traductions de son travail quelle que soit la langue concernée. Quoiqu'il en soit Woolf reste une des auteurs les plus influentes du 20ème siècle, connue pour sa prose et ses techniques de narration innovantes et compliquées, et on peut penser que ses romans présentent maints problèmes de traduction. Le détachement de Woolf est intrigant et je pense qu'elle devait être terrifiée à l'idée de découvrir que les sons, accents et mots qu'elle choisissait avec tant de méticulosité subissaient des transformations.
L'intégralité de l'œuvre de Woolf a été traduite en français. La plupart de ses livres ont même été traduits plusieurs fois ce qui est chose normale pour une auteure de son calibre: à différents moments on a estimé qu'il était important de retraduire ses textes pour que sa voix soit vraiment entendue. Par exemple, To The Lighthouse (1927) a été traduit trois fois (1929, 1993 et 1996) tout comme The Waves (1931), (1937, 1993, 2012). Avec toutes ces traductions il est tout à fait légitime de se demander: qu'est-il advenu de la voix de Woolf, de celles de ces personnages et de l'univers fictif représenté dans ses textes? Considérons par exemple ce court extrait de To The Lighthouse:
Like all feelings felt for oneself, Mrs Ramsay thought, it made one sad. It was so inadequate, what one could give in return; and what Rose felt was quite out of proportion to anything she actually was. And Rose would grow up; and Rose would suffer, she supposed, with these deep feelings, and she said she was ready now, and they would go down, and Jasper, because he was the gentleman, should give her his arm, and Rose, as she was the lady, should carry her handkerchief (she gave her the handkerchief), and what else? oh, yes, it might be cold: a shawl (1927).
A première vue, on peut se demander: qui raconte l'histoire? Qui est ce 'she'; est-ce Mrs Ramsay ou Rose? Est-ce les deux ? Qui observe les évènements qui se déroulent? C'est en répondant à ces questions que l'on obtient une image mentale de l'univers fictif représenté dans le texte. Et quand nous lisons une traduction, il est aussi important de se demander ce qui arrive à cet univers. Dans TTL en français, est-il possible que Mrs Ramsay, Rose et Jasper soient perçus exactement comme dans l'original? C'est en identifiant l'univers de l'original, ses voix et celles de ses traductions que l'on peut percevoir des changements, et c'est en étudiant minutieusement ces textes que l'on peut dévoiler les transformations qui semblaient terrifier Woolf.
Etudier l'histoire d'un texte se fait dans le cadre des études narratologiques qui s'intéressent au récit, sa structure, ses thèmes et symboles. Curieusement la narratologie ne fait pas de différences entre les originaux et les traductions. Pourtant, puisqu'une traduction s'adresse à un public autre que celui de l'original - en temps, en espace et bien sûr dans une autre langue- il est important de réfléchir à ce qu'un texte peut devenir en traduction.
J'ai beaucoup travaillé sur Woolf et j'ai choisi de vous parler de To The Lighthouse (TTL 1927), le cinquième roman de Woolf dont le récit se déroule sur une ile isolée dans les Hébrides. Le roman présente les vies de Mr et Mrs Ramsay et de leurs enfants ainsi que celles de leurs invités avant, pendant et après la Première Guerre mondiale.
Pour explorer la conscience de ses personnages, Woolf utilise un outil stylistique appelé le discours indirect libre. Leurs pensées, réactions, et leurs voix sont mélangées aux commentaires du narrateur pour évoquer leurs réponses les plus immédiates aux expériences de la vie courante: ce tissage de voix et points de vues rend la narration difficile à attribuer à quiconque comme nous l'avons vu dans l'extrait précédent. Woolf utilise ce style de façon experte: on passe d'un personnage à l'autre, souvent sans commentaires du narrateur. Les passages en style indirect libre présentent les caractéristiques suivantes: les temps se mélangent, on emploie le plus que parfait et le conditionnel pour se souvenir et anticiper, les adverbes sont ancrés dans le présent (now/maintenant) alors que le récit est au passé. Ce style, hybride, est difficile à traduire car les choix des traducteurs peuvent modifier les voix du texte et rendre ce dernier plus clair ou homogène.
La première traduction de TTL, Promenade au Phare, fut publiée en 1929. Son traducteur, Maurice Lanoire, était un auteur et traducteur peu connu. Il a écrit Les Lorgnettes du Roman Anglais (1959) et a traduit In a Cage de Henry James (1929). La deuxième traduction, Voyage au Phare, par Magali Merle, est sortie en 1993. Merle a aussi traduit Jacob's Room (1993) et Alice in Wonderland de Lewis Carroll (1990). La traduction la plus récente, Vers le Phare (1996), est celle de Françoise Pellan, Professeur d'anglais à l'Université de Bourgogne. Pellan a écrit plusieurs articles sur Woolf, ainsi qu'un livre, Virginia Woolf: l'Ancrage et le Voyage (1994). Elle a aussi traduit Katherine Mansfield: The Garden Party (2002).
En 1993, la traduction de Merle fut sélectionnée au lieu de celle de Lanoire pour apparaitre dans Virginia Woolf, Romans et Nouvelles (1993), un recueil représentatif de l'œuvre de Woolf. Dans la préface, Pierre Nordon explique que les premières traductions des textes choisis (Jacob's Room, Mrs Dalloway, To the Lighthouse, The Waves, Orlando, et Between the Acts) ont été écrites séparément et à des périodes différentes, et que même si leur mérite est d'avoir introduit Woolf auprès du public français, elles manquent d'homogénéité. Christine Reynier, professeur à l'université de Montpellier, spécialiste de Woolf, rajoute que des nouvelles 'traductions s'imposai[en]t car si talentueux que fussent le(s) traducteur(s), le(ur) texte a inévitablement vieilli et surtout, le lecteur de la fin du XXème siècle ne lit plus avec les mêmes yeux que celui d'avant-guerre' (1993). Elle apprécie la traduction de Merle qui présente 'une certaine transparence laissant deviner l'original sous les mots français'. Elle continue: 'On regrettera seulement que Magali Merle ait préféré Voyage au phare à La promenade au phare, titre auquel on reste attaché non pas uniquement par nostalgie mais parce qu'il semble plus exact pour suggérer une traversée de courte durée; la traductrice emploie d'ailleurs elle-même le mot "excursion" dans le corps du texte - comme si elle voulait éviter à tout prix de reprendre le mot de son prédécesseur'.
Dans un article intitulé 'Translating Virginia Woolf into French' (2002), la troisième traductrice, Pellan, explique que 'toute traduction nuit à l'orignal' mais qu'elles sont 'un mal nécessaire'. Elle souligne que la fidélité est sans doute la seule chose qui doit primer et que c'est là que se trouve toute la difficulté. Elle parle aussi des difficultés qu'elle a rencontrées en traduction, parce que TTL est un texte poétique, rythmé, rempli de jeux de mots, de connotations, allitérations, assonances et onomatopées. Elle confie que les problèmes étaient 'innombrables' et son expérience 'frustrante' parce qu'elle devait opter pour le 'moindre mal' et 'sacrifier' certains éléments, tout cela entraînant 'une perte regrettable'.
Elle ne mâche pas ses mots quand elle parle de la traduction de Lanoire, qui pour elle 'gâche' l'original. Sa traduction est 'au mieux maladroite, souvent extrêmement inexacte et généralement négligée'. Elle évoque aussi la difficulté de choisir un titre : pour elle, le titre de la traduction de Lanoire, La Promenade au Phare, est 'inexact et trompeur'. Le mot 'promenade' suggère plaisir et détente mais pas la tension et l'aspiration ressentie par les personnages qui veulent atteindre le phare et qui est connoté dans la préposition 'to' du titre anglais. Elle trouve le choix de Merle, Voyage au Phare, mieux mais un peu étrange puisque le phare n'est pas loin. Avec Vers le Phare, Pellan voulait maintenir la qualité dynamique du titre et pour cela elle a gardé la même structure. Son titre évoque le mouvement vers le but mais elle dit aussi qu'elle trouve le mot 'phare' trop terne par rapport à 'lighthouse', qui a deux diphtongues sonores. La solution de Pellan rappelle son but déclaré d'être fidèle à l'effet général de l'original. Comme pour Woolf, la traduction pour Pellan est un procédé 'appauvrissant, alourdissant et mutilant' mais aussi une 'expérience extrêmement enrichissante'. Elle estime que les traducteurs sont importants mais pas autant que les professeurs de langues qui donnent aux étudiants accès à l'original comme 'source de plaisir irremplaçable'.
Prenons maintenant un exemple de ce qui se passe dans les trois traductions :
'There was in Lily a thread of something; a flare of something; something of her own which Mrs Ramsay liked very much indeed, but no man would, she feared. Obviously, not, unless it were a much older man, like William Bankes. But then he cared, well, Mrs Ramsay sometimes thought that he cared, since his wife's death, perhaps for her. He was not "in love" of course; it was one of those unclassified affections of which there are so many. Oh, but nonsense, she thought; William must marry Lily. They have so many things in common. Lily is so fond of flowers. They are both cold and aloof and rather self-sufficing' (Woolf 1927).
'"Oh! se disait-elle, c'est absurde; il faut que William épouse Lily. Ils ont tant de choses en commun. Lily aime tant les fleurs! Tous deux sont froids, distants et un peu cantonnés en eux-mêmes."' (Lanoire 1929).
'Oh, puis, en voilà assez, songea-t-elle: William doit épouser Lily. Ils ont tant de choses en commun. Lily aime tant les fleurs. Ils sont tous deux froids, distants, et quelque peu repliés sur eux-mêmes.' (Merle 1993).
'Oh mais quelle absurdité, songea-t-elle; William doit absolument épouser Lily. Ils ont tant de choses en commun. Lily aime tant les fleurs. Ils sont l'un et l'autre réservés, distants et plutôt jaloux de leur indépendance.' (Pellan 1996).
La traduction de la fin du passage à partir de 'oh' est particulièrement intéressante. Le commentaire de Mrs Ramsay's sur Lily Briscoe et William Bankes est en style indirect libre. Les trois traducteurs traduisent 'oh' et 'she thought'. Néanmoins, Lanoire utilise des guillemets et le reste du paragraphe est transposé au discours direct. Chez Merle et Pellan, la voix de Mrs Ramsay se fait sentir à travers le commentaire du narrateur, alors que dans la traduction de Lanoire ce sont 'vraiment' les mots de Mrs Ramsay. Mes recherches (Bosseaux 2007) ont montré que Pellan et Merle reproduisent toujours les passages en style indirect libre mais que parfois, il est plus facile de comprendre qui parle dans la traduction de Merle à cause des choix plus transparents de la traductrice. Cela arrive aussi à Pellan mais moins; en général, l'hybridité de l'original est maintenue davantage dans sa traduction. Dans celle de Lanoire, les voix des personnages sont moins mélangées à celle du narrateur ou sont carrément dans un autre discours (direct ou indirect). La chercheuse Rachel May souligne que dans bien des cas le traducteur 'prend le rôle du narrateur et lui donne un caractère plus omniscient' (1994). Ainsi, le narrateur de Lanoire est plus puissant que celui de l'original. Le texte de Lanoire est plus homogène, les voix sont dissociées et la limite entre elles, plus marquée. Ce n'est pas le cas dans les deux autres traductions car Merle and Pellan reproduisent plus fidèlement l'hybridité du style indirect libre.
Il n'est pas surprenant qu'il y ait des différences entre les traductions et les originaux puisque les conventions de style et de genre ne fonctionnent pas de façon exactement parallèle en anglais et en français. Toutes les traductions sont différentes, et les premières traductions plus encore. Dans le cas de Woolf cela peut s'expliquer par le fait qu'étant une auteure très connue et reconnue en France depuis la fin des années 1920, son style, ses techniques de narration et les thèmes qu'elle affectionnait ont été étudiés par un grand nombre de spécialistes dont les travaux ont dû avoir un impact sur la façon dont ses textes ont été retraduits. Pellan étant une spécialiste de l'œuvre de Woolf, sa traduction est ainsi la plus proche de la structure narrative de l'original.
Un traducteur laisse toujours des traces de sa présence dans son texte. Lanoire, Merle et Pellan ont chacun déposé leurs empreintes sur le texte de Woolf et laissé des voix différentes se superposer sur celles des personnages, du narrateur et de l'auteur.
Il est impossible de savoir ce que Woolf aurait pensé de toutes ses traductions mais les travaux des universitaires, et pas seulement en français, peuvent aider à retrouver sa voix qui se promène ou voyage toujours dans les librairies et bibliothèques françaises.
Bibliographie
Lanoire, Maurice. 1929. Promenade au Phare. Paris: Le Livre de Poche Biblio.
Merle, Magali. 1993. Voyage au Phare. Paris: Le Livre de Poche La Pochothèque.
Pellan, Françoise. 1996. Vers le Phare. Paris: Folio Classique Gallimard.
Woolf, Virginia. 1927. To the Lighthouse. London: Penguin Popular Classics.
Bell, Anne Olivier and Andrew McNeillie (eds). 1977. The Diary of Virginia Woolf. 5 volumes. London: Hogarth Press.
Bosseaux, Charlotte. 2007. How Does it Feel. Point of View in Translaton, Amsterdam and London: Rodopi.
Lanoire, Maurice and Denise Clairouin. 1929. Dans la Cage, L'Elève et L'Autel des morts'. Paris: Stock & Delamain et Boutelleau.
Lanoire, Maurice.1959. Les Lorgnettes du Roman Anglais. Paris: Plon
May, Rachel. 1994. 'Where did the Narrator go? Towards a Grammar of Translation'
in Slavic and East European Journal 38 (1): 33-46.
Merle, Magali. 1990. Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles. Collection Bilingue Les Langues Modernes. Paris: éditions LGF.
Nicolson, Nigel and Joanne Trautmann (eds). 1975-84. The Letters of Virginia Woolf. 6 volumes. London: Hogarth Press.
Pellan, Françoise. 1994. Virginia Woolf: l'Ancrage et le Voyage. Presses Universitaires de Lyon.
Pellan, Françoise. 2002. 'Translating Virginia Woolf into French' in The Reception of Virginia Woolf in Europe, ed. Mary Ann Caws & Nicola Luckhurst. London: Continuum Press.
Pellan, Françoise. 2002a . La Garden Party, Paris: Gallimard.
Reynier, Christine (ed.). 1993. Etudes Britanniques Contemporaines n° 2. Montpellier: Presses Universitaires de Montpellier.
Woolf, Virginia. 1925. 'The Russian Point of View' in Collected Essays I. London: Hogarth Press. 1984.
Woolf, Virginia.1927a. 'The Narrow Bridge of Art' in Collected Essays II. London: Hogarth Press. 1966.
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