Helen Oclee-Brown, notre fidèle contributrice, a bien voulu rédiger l'article qui suit, et nous l'en remercions vivement. *
Traduction : Jean Leclercq
« Bedlam: A scene of uproar and confusion » (Oxford Dictionaries)
(Scène de tumulte et de confusion)
Dans la langue de tous les jours, la plupart des gens considèrent le mot anglais bedlam comme un nom commun, synonyme de uproar, pandemonium, commotion, mayhem, confusion,disorder, chaos, anarchy, voire lawlessness (de tumulte, d'agitation, de chahut, de pagaïe, de confusion, de chaos, de chienlit, d'anarchie, voire de non-droit). Voir, à cet egard, le glossaire, publié ici à propos des emeutes de 2011 en Angleterre. Bien peu savent qu'il s'agissait à l'origine d'un toponyme [1] – le surnom d'un hôpital psychiatrique de Londres qui eut une histoire longue et, à certains moments, tristement célèbre.
Mais, que veut vraiment dire bedlam et comment ce mot est-il entré dans la langue courante ? Bedlam est une déformation phonologique de Bethlem, elle-même déformation de Bethlehem. Alors, comment l'hôpital psychiatrique a-t-il acquis ce nom ? Eh bien, le premier hôpital a été fondé dans la ville de Londres en 1247, sous le nom de Prieuré du nouvel Ordre de Sainte-Marie de Bethléem, pendant le règne d'Henry III (1216-1272). Édifié là où se trouve aujourd'hui la gare de Liverpool Street, ce n'était pas un hôpital tel que nous le concevons de nos jours, mais plutôt un centre de collecte des aumônes pour les croisés et un refuge pour les pauvres.
Au fil des ans, ce refuge s'est spécialisé dans la prise en charge de ceux qui ne pouvaient se soigner eux-mêmes, notamment ceux que l'on jugeait « fous », et cela, peut-être dès la fin du XIVe siècle. À partir de cette époque, l'hôpital fut familièrement appelé « Bedleheem », « Bedleem » ou « Bedlam ». Bien qu'il ait continué à s'appeler Bethlem à l'époque jacobéenne (1567-1625), le mot bedlam était entré dans la parlure courante pour désigner un état de folie ou de chaos. Le terme apparaît même dans Le Roi Lear où Tom O'Bedlam est un mendiant vagabond, sorti de l'asile. Dans la version portant une majuscule, il est employé par Voltaire. [2]
En 1676, l'hôpital fut déplacé à Moorfields, alors un vaste espace libre situé juste au nord de la ville de Londres. Robert Hooke, adjoint de Christopher Wren, le célèbre architecte britannique, fut chargé de concevoir le nouvel hôpital. Mais, celui-ci ne reflétait ni l'austérité, ni la santé, il suait plutôt l'opulence. Cela n'avait rien d'étonnant car Hooke s'était inspiré du Palais des Tuileries à Paris. Hélas, sa grandeur n'était que superficielle. Le bâtiment craquait (et se lézardait) sous le poids de ses façades grandioses. Par temps de pluie, l'eau ruisselait sur les murs.
De nos jours, l'institution est le plus ancien hôpital psychiatrique d'Europe encore en activité. Mais, son histoire a un côté sombre et scandaleux qui tient aux conditions d'internement très dures qui y régnaient.Tout au long du XVIIIe siècle, les méthodes de traitement étaient si brutales que seuls pouvaient être admis les malades capables de supporter des châtiments corporels. Toutefois, le plus détestable de l'histoire de Bethlem était la tradition des visites publiques, autorisant les badauds à venir regarder bouche bée les malades mentaux.
Bethlem déménagea encore en 1815, cette fois pour s'installer dans des locaux fonctionnels à St George's Fields, à Southwark, au sud de la Tamise. Ce nouveau bâtiment n'était pas sans défauts : fenêtres non vitrées, système de chauffage à la vapeur défaillant et humidité inexorablement pénétrante.
La version versaillaise de Bethlem fut démolie en 1815 et
remplacée par le robuste bâtiment édifié à St George's Fields in Southwark
(Crédit photo: Wellcome Library, London)
Au début du XIXe siécle, commencèrent à être révélées les véritables horreurs de la vie asilaire. Un Quaker, Edward Wakefield, agent immobilier et principal partisan d'une réforme des conditions d'accueil des malades mentaux, joua un rôle majeur en attirant l'attention du public sur la situation des personnes internées à l'occasion d'un rapport présenté à une commission parlementaire en 1815. [3] Wakefield y présentait le cas particulièrement choquant de James Norris, un malade en internement de longue durée qu'on s'était obstiné à enchaîner pendant plus d'une décennie. Un changement s'amorçait et, en 1815, la Commission parlementaire d'enquête sur les asiles d'aliénés fut constituée afin d'étudier les conditions de vie des malades mentaux. Les attitudes à l'égard du traitement des maladies mentales commencèrent à évoluer: on abandonna les contraintes physiques et la coercition, au profit d'une prise en charge morale favorisant l'auto-discipline qui semblait être l'avenir de la psychiatrie clinique.
Statues de la mélancolie et de la divagation – dans lesquelles on voyait les deux faces de la maladie mentale – couronnant le portail de l'hôpital.
(Crédit photo: Wellcome Library, London)
En 1930, le Bethlem Royal Hospital déménagea à nouveau, s'insrallant cette fois à Monks Orchard (Bromley) où, entre autres services, il fournit maintenant des soins spécialisés aux jeunes de 12 à 18 ans, malheureusement pas toujours sans susciter des conroverses. Qu'est devenu le vieux Bethlem Hospital de St George's Fields? Peut-être serez-vous surpris d'apprendre que les visiteurs y affluent toujours depuis qu'il abrite l'Imperial War Museum.
Sur un plan personnel, Bedlam me taraude l'esprit depuis la visite d'une exposition que m'avait aimablement recommandée Jonathan Goldberg. "Bedlam: The Asylum and Beyond", au Wellcome Centre de Londres, s'interrogeait sur l'essor et le déclin de l'asile d'aliénés, passant du refuge à l'exhibition de monstres pour aboutir à l'hôpital moderne. Bien plus qu'une traversée historique, l'exposition présentait des récits de première main, des dossiers médicaux et des œuvres artistiques réimaginant la vie à l'hôpital. Malheureusement, l'exposition a fermé ses portes en janvier, mais son co-commissaire, Mike Jay, a publié un excellent ouvrage (This Way Madness Lies) qui s'interroge sur la signification de la maladie mentale en étudiant les maisons de fous, les asiles d'aliénés et les hôpitaux psychiatriques qui, tous, isolent les malades de la société. (Voir la note linguistique ci-dessous.)
Dieu merci, les conditions de vie épouvantables et les attitudes inhumaines à l'égard des malades au Bethlem Hospital appartiennent désormais au passé, et le mot bedlam a perdu une partie de sa vilaine connotation. Estimez-vous heureux et reconnaissant que si, dans un bar un peu trop animé où quelqu'un s'écrie : «it's bedlam in here», ce soit peut-être le charivari, mais que vous n'ayez jamais à endurer les traitements cruels que James Norris a dû subir. De quoi nous faire réfléchir, en somme!
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[1] Bedlam est aussi un exemple de métonymie, une figure de rhétorique par laquelle on exprime une chose ou un concept au moyen d'un terme qui lui est étroitement associé. Les mots métonyme et métonymie proviennent du grec μετωνῠμία, metōnymía, (changement de nom), de μετά, metá, (après, au-delà) et de -ωνυμία, -ōnymía, suffixe désignant une figure de rhétorique, de ὄνῠμα, ónyma ou ὄνομα, ónoma, (nom). Exemple de métonymie : boire un verre; on ne boit pas le verre, mais son contenu.
[2] Voltaire - qui savait l'anglais et avait séjourné en Grande-Bretagne - utilise le mot Bedlam au chapitre IV de son Traité sur la Tolérance. Comme le signale Wikipedia, on y relève la citation suivante : « ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaînent d'autres fous ». À noter l'usage de la majuscule qui semble indiquer qu'à l'époque le mot n'est pas encore un nom commun en anglais.
http://bit.ly/2oCYsRd
[3] En France, le Dr Philippe Pinel joua un rôle analogue à celui d'Edward Wakefield en Grande-Bretagne, en ce sens qu'il affranchit les malades mentaux des traitements dégradants auxquels on les asujettissait dans les asiles. Éminent aliéniste, il fut aussi traducteur puisqu'on lui doit des traductions des œuvres de William Cullen dont Les institutions de médecine pratique ainsi que les Œuvres médicales de Georgio Baglivi. Comme le rappelle Wikipedia, il fut bien malgré lui à l'origine d'un célèbre pataquès typographique. Corrigeant les épreuves d'une de ses publications, il inscrivit en marge d'une citation la mention : « Il faut guillemeter tous les alinéas ». Omit-il de placer cette mention dans une bulle, comme c'est l'usage quand on s'adresse au typographe, ou eut-il affaire à un imprimeur facétieux ? Nul ne sait. Toujours est-il que cela devint, dans le texte : « Il faut guillotiner tous les aliénés ». Erreur singulièrement cruelle pour un grand humaniste comme Pinel !
Pinel délivre les aliénés à la Salpetrière en 1795. Tableau de Tony Robert-Fleury. |
Lecture supplémentaire :
by Terry Trainor
How Bedlam became 'a palace for lunatics'
BBC
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[*] Notre invitée est Helen Oclee-Brown, traductrice commerciale du français et l’espagnol vers l’anglais. Elle est diplômée des langues modernes de l’Université de Southampton et elle a un mastère en traduction spécialisée de l’Université de Westminster. Après avoir travaillé pour une agence internationale de marketing et une jeune entreprise de traduction, Helen s’est lancée dans le monde de traduction indépendante en 2009. Elle croit fermement à l’importance des associations professionnelles. En effet, Helen est membre actif de l’ITI (Institute of Translation and Interpreting) et MET (Mediterranean Editors and Translators). Helen habite dans le comté de Kent, en Angleterre. Nous accueillons chaleureusement sa contribution à notre blog. H[email protected]
Note linguistique du blog :
lunatic asylum, psychiatric hospital, mental home, cuckoo’s nest, loony bin, nuthouse
Tous ces termes désignent un hôpital psychiatrique. Les trois derniers sont de l'argot. Le terme lunatic asylum n'est plus en usage dans les milieux politiquement corrects. Selon la formule du British McMillan Dictionary : "This word is on longer polite". Les explications étymologiques n'en sont pas moins intéressantes.
Dans la même veine, le terme mentally retarded , jugé péjorative, est maintenant remplacé par intellectually challenged, beaucoup plus euphémistique.
Les mots lunatic (substantif ou adjectif en anglais) (fou/folle, en français) et lunatique (synonyme de capricieux, selon l'Internaute.com), sont de faux amis. Ce ne fut pas toujours le cas, comme l'explique Guillaume Terrien, champion de France d'orthographe dans un vidéo clip :
Autrement dit, le français, en évoluant, a abandonné le sens fort de « fou/folle » pour ne retenir que celui de bizarrerie, alors qu'en anglais, le mot d'origine normande est resté figé dans son sens initial de lunatic.
En revanche, les mots lunar et lunaire sont de vrais amis. En ce qui concerne le mot « lunaison », il n'a ni de vrai ni de faux ami en anglais, en ce sens qu’il n'existe aucun mot équivalent en anglais (la plus proche traduction étant lunar month). [1]
En anglais, les synonymes de lunacy sont : madness, insanity imbecility et folly. Ce dernier est évidemment proche de "folie". Mais, le mot imbecile désigne (péjorativement) quelqu'un de plutôt stupide. Au 16e siècle, il s'employait pour désigner une personne de faible constitution (du latin, imbecillus, quelqu'un in baculum, c'est-à-dire sans le soutien d'une canne) mais, au 19e siècle, sa signification a changé et il en est venu à désigner une personne faible d'esprit ou sans intelligence.
Mais notons que le mot français « folie » et le mot anglais folly peuvent être équivalents, selon le contexte. C’est le cas dans le domaine de l’architecture, ou folie (folly) désigne une maison de plaisance.
Il s'avère qu'étudier l'origine et le parcours des mots en anglais, et essayer de les distinguer de leurs doubles français, c'est de l'imbécillité, sinon de la pure folie.
[1] explication du site etymoline.org
late 13c., "affected with periodic insanity, dependent on the changes of the moon," from Old French lunatique, lunage "insane," or directly from Late Latin lunaticus "moon-struck," from Latin luna "moon" (see Luna). Compare Old English monseoc "lunatic," literally "moon-sick;"
Middle High German lune "humor, temper, mood, whim, fancy" (German Laune), from Latin luna. Compare also New Testament Greek seleniazomai "be epileptic," from selene "
Jean Leclercq & Jonathan G.
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