Une virgule pourrait coûter à une entreprise américaine des millions de dollars en heures supplémentaires
Texte original de Daniel Victor, New York Times; synthétisé, et traduit par Joëlle Vuille
Joëlle, contributrice fidèle au blog, a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie. Après avoir profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society), Joëlle est actuellement privat-docent à la Faculté de droit de l'Université de Neuchâtel.
Une action collective en justice introduite devant un tribunal américain par des chauffeurs de camion et portant sur le paiement d'heures supplémentaires repose entièrement sur une ponctuation qui divise depuis toujours les familles et cercles d'amis anglophones, les uns la considérant comme absolument incontournable, tandis que d'autres la trouvent totalement inutile: le « Oxford comma », ou virgule d'Oxford (connue aussi comme "serial comma").
La décision de 29 pages , rendue le 13 mars dernier par la United States Court of Appeals for the First Circuit, est un exercice de haut-vol grammatical qui pourrait coûter 10 millions de dollars à une entreprise de produits laitiers de Portland, dans l'état du Maine.
En 2014, trois chauffeurs routiers ont introduit une action en justice contre leur employeur, Oakhurst Dairy, réclamant le paiement de l'équivalent de quatre ans d'heures supplémentaires. La législation de l'état du Maine impose en effet que les employés soient payés 1.5 fois le tarif normal pour chaque heure travaillée au-delà de 40 heures par semaine, tout en prévoyant quelques exceptions à cette règle.
Avant de continuer, il est nécessaire de faire une petite digression dans le monde de la ponctuation : en anglais, dans une liste de trois éléments ou plus – par exemple « des haricots, des pommes de terre et du riz » – certaines personnes mettent une virgule après « pommes de terre » (« beans, potatoes, and rice »), tandis que d'autres n'en mettent pas. Nombreux sont les anglophones qui ont un avis très, très tranché sur la question.
La plupart du temps, le débat autour de la virgule d'Oxford n'a pas grande importance. Dans le cas des chauffeurs de camion mentionnés précédemment, la virgule s'est révélée cruciale. La disposition légale pertinente, qui exclut le paiement d'heures supplémentaires pour un certain nombre de tâche, est la suivante :
The canning, processing, preserving, freezing, drying, marketing, storing, packing for shipment or distribution of:
(1) Agricultural produce;
(2) Meat and fish products; and
(3) Perishable foods.[1]
La loi entend-elle exclure le paiement d'heures supplémentaires pour la distribution des trois catégories de produits indiquées, ou pour l'emballage en vue de l'envoi ou de la distribution de ces produits ?
Savoir si les chauffeurs d'Oakhurst Dairy avaient été privés du paiement de milliers de dollars en heures supplémentaires dépend entièrement de la façon de lire cette phrase.
En effet, s'il y avait une virgule après « shipment », il serait clair que la loi exclut le paiement d'heures supplémentaires pour la distribution de produits périssables. Mais la cour d'appel, dans son jugement du 13 mars dernier, a jugé que l'absence de virgule créait suffisamment d'incertitude pour que cela bénéficie aux chauffeurs.
Autrement dit, les partisans de la virgule d'Oxford ont gagné la bataille.
La disposition légale à l'origine de l'action en justice avait pourtant été rédigée conformément au manuel de rédaction législative du Maine, qui ordonne aux législateurs de ne pas utiliser la virgule d'Oxford. N'écrivez pas "trailers, semitrailers, and pole trailers," instruit le manuel — mais plutôt, "trailers, semitrailers and pole trailers."
Le manuel précise que la virgule est la ponctuation la plus mal utilisée et la plus mal comprise du langage juridique, et peut-être même de la langue anglaise. Il recommande de faire usage de la virgule avec retenue.
L'histoire juridique est riche de cas dans lesquels une virgule a fait toute la différence pour l'issue d'un procès [2]. On pensera notamment à un litige d'un million de dollars entre deux entreprises canadiennes en 2006 [3] ou encore à l'introduction coûteuse d'une virgule dans une loi de 1872 établissant des taxes d'importation pour certains produits. L'intention du législateur avait été d'exonérer de taxes l'importation de "fruit plants", mais une virgule oubliée eu pour conséquence d'exonérer de taxe les "fruit, plants", ce qui résultat dans un manque à gagner considérable pour l'État. Voir The Most Expensive Typo in Legislative History
Dans l'interprétation du 2ème amendement à la Constitution américaine (qui garantit le droit à posséder une arme), la virgule a fait l'objet de vues divergentes de la part des tribunaux ; voir par exemple une décision d'une cour fédérale de district qui a invalidé une loi sur les armes adoptées à Washington en 2007 [4] (décision qui fut à son tour invalidée par la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt District of Columbia v. Heller). [5]
Les reporters, éditeurs et producteurs du New York Times évitent en général la virgule d'Oxford, mais des exceptions sont parfois faites, comme le relève Phil Corbett, charge de questions de langage dans la salle de presse, lorsqu'il s'agit d'éviter des ambiguïtés:
"We do use the additional comma in cases where a sentence would be awkward or confusing without it: Choices for breakfast included oatmeal, muffins, and bacon and eggs." [6]
L'Associated Press, qui fait autorité dans le milieu des médias américains est généralement opposé à l'usage de la virgule d'Oxford.
Mais cette virgule est commune dans les livres et les publications académiques. Le Chicago Manual of Style l'utilise, tout comme Oxford University Press.
Un sondage mené en 2014 auprès de 1129 Américains a révélé que 57% des répondants étaient favorables à la virgule d'Oxford, tandis que 43% s'opposaient à son utilisation. [7]
Difficile, donc, de trouver un consensus sur cette épineuse question…
[1] La mise en conserve, la transformation, la préservation, la congélation, le séchage, la commercialisation, l’entreposage, l’emballage pour l’envoi et la distribution de :
- produits agricoles
- viandes et poissons ; et
de produits périssables.
[2] A Huge Fuss Over a Little Comma
The Wall Street Journal 8 October 2013
[3] The Comma That Cost 1 Million Dollars (Canadian)
New York Times, 25 October 2006
[4] Clause and Effect
The New York Times, 16 December 2007
[5] Justices Endorse Personal Right to Own a Gun
New York Times, 27 June 2008
[6] FAQs on Style
New York Times, 23 June 2015
[7] Elitist, Superfluous, or Popular? We Polled Americans on the Oxford Comma
FiveThirtyEight, 17 June 2014
Lectures supplémentaires :
French Language beta
Does the Oxford comma exist in French? / Virgule et énumération
U.K. Health Ministry Wants No Oxford Commas. Period.
New York Times, September 15, 2022
" I'm sorry but refusing to use an Oxford comma isn't really grounds for divorce"
New Yorker
Merci pour cet intéressant article.
Il existe aussi des textes (notamment testaments "trusts") dans lesquels on ne trouve aucune virgule. Elles en ont été totalement bannies. Cela semble un miracle, mais ces textes peuvent être compréhensibles malgré tout.
Elsa Wack
Rédigé par : Elsa Wack | 21/04/2017 à 00:23