Nous sommes ravis de recontrer de nouveau Olivier Elzingre [*], qui a bien voulu discuter de son expérience dans deux familles bilingues: la première dans laquelle il a grandi, et la seconde dans laquelle il est parent.
français dominant, anglais:
J'ai grandi dans une famille bilingue en Suisse romande. Le français était notre première langue, l'anglais notre seconde. Mon père est né à Neuchâtel et ma mère à Londres.
Ma mère adorait raconter que lorsque mon grand frère n'avait que deux ou trois ans, il parlait l'anglais plus couramment que le français. Ce n'est que lorsqu'il a atteint l'âge scolaire que son français a non seulement surpassé son anglais, mais l'a supplanté. Dès lors, la vie sociale émergente de mon frère s'est entièrement déroulée en français. A l'âge de dix ans, on aurait pu tout au mieux l'accuser de "bilinguisme passif".
Lorsque je suis né, au grand désespoir de mon frère, notre petite tribu était déjà soumise à une pression francophone double: la communauté où nous habitions et l'inconfort de mon père vis-à-vis du codeswitching grandissant de nos conversations. Jusqu'à ce que mes deux petits frères aient, je ne sais comment, fait irruption dans notre famille, le français avait entièrement pris le pas sur l'anglais.
Certes, ma mère a continué à nous parler en anglais, mais ni moi ni mes frères ne faisions l'effort de nous adresser à elle dans sa langue maternelle.
Ce n'est que très récemment que j'ai mieux compris l'origine de la réticence de mon père envers l'anglais. J'y reviendrai plus tard.
Quelques exemples d'expressions que mes frères et moi utilisions peuvent illustrer le codeswitching que mon père n'appréciait pas: "Le chien barque", "Warum mushroom – because micose", "Si tu as froid aux mains, mets tes gänze", "des cadoulzes" et bien d'autres encore. Remarquez que nous avions l'habitude de "switcher" (encore un terme que mon père n'aimait pas) entre le français, l'anglais et l'allemand. On avait aussi l'habitude de traduire certaines expressions mot-à-mot, comme "tu me conduis en haut du mur" ou "par le temps que" et d'utiliser certaines expressions que l'on avait entendues à la télévision Suisse allemande pour dénoter quelque chose de comique: "Vielen Dank für die Blumen", qui étaient les premières paroles du générique d'introduction de Tom et Jerry.
Bien qu'il y ait eu une certaine opposition au fait que nous mélangions plusieurs langues, cette habitude a persisté dans une certaine mesure jusqu'à la fin de notre adolescence. Ce n'est pas mon père qui y a mis fin, mais nos entrées successives dans les études tertiaires, et plus tard, lorsque chacun d'entre nous a adopté une identité professionnelle.
Je me souviens donc particulièrement de certaines conversations à l'université de Lausanne. Ce n'était plus le codeswitching qui m'identifiait, mais mon accent d'origine villageoise d'un canton suisse à la réputation fermée d'esprit (ce n'est réellement pas le cas). Mon accent n'a jamais été naturellement fort, probablement parce que j'avais grandi dans une famille bilingue, mais je prenais plaisir à l'exagérer. J'avais acquis une forme de revendication d'identité rustre au travers de cet accent du village.
Je n'ai pas terminé mes études à Lausanne. En effet, j'ai quitté la Suisse en 1999 et joint Leeds University en 2000. Une nouvelle identité linguistique m'y attendait, mais je ne m'y attarderai pas.
anglais dominant, français:
Me projetant une dizaine d'années dans le futur, me voilà marié, vivant à Melbourne et père d'un enfant dans une famille bilingue. Bien que mon anglais ait aujourd'hui surpassé mon français dans bien de domaines, je parle français à mon fils, sans insister pour qu'il me réponde dans la même langue. J'imite ici bien sûr l'exposition à l'anglais dont j'ai profité étant enfant. Je sais qu'il ne développera pas un bilinguisme très impressionnant de cette façon. Par contre, je pense que mon approche l'aidera à s'intéresser au français et à choisir consciemment de l'acquérir ou non quand il aura l'âge de mieux saisir où sont ses propres intérêts.
En attendant, le français est présent dans notre famille. Ma femme ne le parle pas couramment, mais elle en a des notions relativement avancées. Ma belle-mère, qui vit chez moi, ne parle presque pas le français, mais elle prend des cours pour adultes.
Dans nos conversations quotidiennes, j'ai pu observer mon fils utiliser certains mots en français: bouteille, ouais, mange, table, chien et d'autres encore. Ces utilisations sont plus fréquentes lorsque nous avons passé une journée juste lui et moi (cela arrive une ou deux fois par mois).
Finalement, il est évident que personne dans notre entourage immédiat ne s'oppose à l'utilisation du français.
Statuts de langues et motivation d'apprentissage
Bien qu'il y ait des rapports entre ma vie familiale actuelle et mon enfance, il faut souligner une différence importante. Il ne s'agit plus de l'anglais qui doit être acquis par l'enfant, mais le français. La différence fondamentale vient du statut respectif de ces deux langues.
Lorsque je grandissais, l'anglais avait bien sûr déjà acquis un statut international qui incitait les apprenants à y voir une utilité pratique. Le français ne bénéficie pas de ce statut. La motivation qui mène un apprenant à progresser dans cette langue relève plus de raisons intrinsèques qu'instrumentales. Par cela, je veux dire qu'il y a plus de chance qu'une personne voie dans le français une langue dont la réputation est d'être romantique et belle, alors qu'un étranger à la langue anglaise y verrait plutôt un conduit social et professionnel, un accès à une identité internationale.
Bien sûr je simplifie ces visions sociolinguistiques, mais elles ne sont pas fausses non plus. D'autre part, je peux observer que mon fils est curieux de la langue française et qu'il me demande certaines traductions. Bien sûr, je l'encourage, mais comme la seule exposition au français qu'il a est par mon biais (ma femme est australienne), insister qu'il me parle en français pourrait le fermer à la possibilité de s'y intéresser plus sérieusement à l'avenir.
Comme vous avez pu le lire dans l'entretien de Jean-Marc Dewaele, le multilinguisme peut s'intégrer plus fortement dans une famille. De temps en temps, je regrette de ne pas avoir insisté pour que mon fils me parle en français. Dans ces moments-là, je me rappelle que ma propre identité linguistique n'est plus uniquement francophone, et ne l'a peut-être jamais été. Je peux seulement espérer que mon fils aura suffisamment de curiosité pour faire le choix d'apprendre cette langue qu'il comprend déjà bien.
En fin de compte, ce n'est pas tant la langue dans laquelle nous communiquons qui est importante, dans la mesure où nous communiquons. Si mon fils accepte sans problème que je lui parle en français, c'est que cette langue n'offense pas son identité linguistique. Je me permets donc de rester optimiste quant au futur bilingue de mon fils.
[*] Olivier est Suisse d'origine et prof. de français au lycée en Australie depuis 11 ans. Voulant en savoir plus sur l'apprentissage des langues au niveau théorique, Olivier a fait une maîtrise en linguistique appliquée, suivie d'un doctorat qu'il a commencé en 2015. Sa recherche se concentre sur les lycéens et leur motivation dans l'apprentissage du français.
Nous avons invite le Professeur Jean-Marc Dewaele de commenter l'article ci-dessus. Jean-Marc a été notre "Linguiste du mois de septembre 2016" et il est le co-auteur, entre beaucoup d'ouvres sur de themes linguistiques, de "Raising Multilingual Children", paru en mars 2017 chez Multilingual Matters, et disponible en France sur Kindle . Voici son commentaire :
Je suis tout à fait d'accord avec les conclusions d'Olivier. Plutôt que de se plaindre de ce qui aurait pu être en matière de bilinguisme familial, il vaut mieux se réjouir de ce qui a été atteint - même s'il s'agit d'un bilinguisme moins actif. Il faut être confiant et maintenir ce qu'on peut - de façon naturelle. Le fait que sa mère et belle mère aient une attitude positive envers le français est important. Même en position minoritaire, le français conserve une présence à la table familiale. Chaque multilingue développe une identité linguistico-culturelle unique, qui évolue avec le temps, comme l'histoire d'Olivier le démontre très bien. Il est possible que son fils décide, un jour, de développer ce capital linguistique, il est tout aussi possible qu'il décide que ses priorités sont ailleurs. Comme parent on peut encourager son enfant, mais en fin de compte ce sera son choix. Je ne cesse de m'émerveiller des mille et une formes d'hybridité linguistique et culturelle. Vive le multilinguisme!
Jean-Marc Dewaele
Merci a Jonathan d'avoir bien voulu publier mon article et a Jean-Marc pour son commentaire.
Je voulais ajouter que bien que mon pere soit presente comme ayant une attitude negative par rapport au codeswitching, son attitude vis-a-vis de l'anglais etait positive. Il craignait que nous trouvions l'ecole plus difficile si nous parlions franglais. Cependant, il nous a egalement encourage a passer du temps dans notre famille anglo-saxonne dans le but de progresser en anglais.
Rédigé par : Olivier Elzingre | 08/05/2017 à 15:37