Yanky Fachler a aimablement accedé a notre demande de se rendre à Cambridge pour s'entretenir avec le Professeur Nicholas de Lange, traducteur en anglais d'une bonne douzaine de livres de l'écrivain israélien Amos Oz, et notamment de Judas, titre présélectionné pour le Man Booker International Prize de 2017. Le Professeur de Lange, rabbin ordonné du judaïsme réformé, est Membre honoraire et Professeur d'hébreu et d'études juives à la Faculty of Divinity and Faculty of Asian and Middle Eastern Studies de l'Université de Cambridge. Il a occupé des fonctions d'enseignant invité au Centre d'Oxford pour les études hébraïques et juives, au Séminaire théologique juif de Hongrie (Budapest), à l'École pratique des hautes Études à Paris, à l'Université libre de Berlin, à l'Université de Toronto et à l'Université Princeton. C'est un traducteur prolifique de romans contemporains en hébreu, et il a présidé l'Association israélienne des traducteurs. Dans les extraits qui suivent, le Professeur de Lange nous livre quelques réflexions sur l'art de la traduction littéraire.
Notre intervieweur, Yanki Fachler est écrivain, traducteur, homme de radio, formateur aux techniques de communication et auteur de plusieurs livres dans les domaines des affaires et de l'histoire juive moderne. Yanky est né et a fait ses études au Royaume-Uni, il a passé près de trente ans en Israël et habite actuellement en Irlande où il préside la Société d'histoire juive d'Irlande.
Interview traduite de l'anglais par Jean Leclercq.
N.d.L. : Un traducteur est un lecteur qui se double d'un écrivain. Mon but est d'écrire un livre qui soit mot pour mot fidèle à l'original – sans être une traduction mot à mot. Comme j'ai écrit moi-même de nombreux livres, je ne vois aucune différence entre un traducteur et un écrivain. Comme écrivain, vous transposez des idées de votre esprit sur le papier. Comme traducteur vous transposez la pensée de quelqu'un d'autre sur le papier. Je suis mal à l'aise quand on me demande quels sont les mots et expressions qui, en hébreu, me posent le plus de difficultés. Je n'aime pas non plus qu'on me demande si l'hébreu me paraît être une langue difficile à traduire. Les mots eux-mêmes sont presque sans importance. Je traduis des paragraphes.
Y.F. : Lisez-vous l'ouvrage avant d'en entreprendre la traduction ?
N.d.L. : Je n'aime pas lire le livre à l'avance. D'abord, parce que la traduction est si mal payée que cela prend trop de temps: Ensuite, j'aime aller à la découverte. Mais, cela peut vous jouer des tours. Dans My Michael (Mon Michaël, en français, traduit par Rina Viers), Amos Oz parle d'un couple vivant à Jérusalem qui boit des tasses de thé à longueur de journée. Un jour, le mari est malade et demande à sa femme de lui apporter du thé au lait. Avec ma culture britannique, j'ai trouvé cela bizarre. Comment avait-il donc bu les prédédentes tasses de thé ? Par la suite, j'ai appris qu'en Israël, on ne donne du thé au lait qu'aux malades. J'ai dû revenir sur mon texte et récrire toutes les scènes de thé, en remplaçant les tasses par des verres à thé. Pour revenir à la question de la lecture préalable, certains des autres traducteurs concourant pour le Man Booker étaient d'accord avec moi pour ne pas lire l'ouvrage avant de le traduire. Mais un traducteur n'en démordait pas : «Je dois absolument lire le livre, parce qu'il se pourrait que je le refuse » Pour moi, la seule fois que j'aie refusé une traduction, c'est parce que j'étais débordé de travail.
Y.F. : L'acteur Lawrence Olivier [1] prétendait que les acteurs doivent apprendre à aimer les personnages répugnants qu'ils interprètent sur scène. En est-il de même des traducteurs ? Vous a-t-il fallu aimer certains des personnages répugnants dont vous traduisez l'histoire ?
N.d.L. : La traduction n'est pas impartiale. Comme Lawrence Olivier l'a dit très justement, il vous faut être du côté du personnage. Il vous faut aimer les personnages dont vous traduisez l'histoire. Bon nombre des personnages qui peuplent les livres d'Amos Oz sont répugnants, mais je ne permets pas à mon dégoût de m'empêcher de les peindre tels qu'ils doivent l'être. De toute façon, les personnages répugnants font des personnages intéressants. Il vous faut énormément de sympathie pour les personnages dont vous traduisez l'histoire. Par exemple, dans beaucoup de livres que j'ai traduits, il n'y a pas de narrateur- ils sont entièrement épistolaires. Tout y est en style direct. De même que le public d'un théâtre doit savoir reconnaître la voix de chacun des acteurs présents sur la scène, le traducteur doit faire en sorte que le lecteur reconnaisse chaque personnage à chaque instant du récit. Quant à la question du dialogue sur scène et du dialogue en traduction, j'ai eu l'occasion de traduire un texte pour la BBC Radio 3 qui était destiné à être lu à haute voix, et non à être imprimé. L'actrice chargée de le lire m'appela et me dit qu'elle avait des difficultés avec quelques expressions. « Pourriez-vous reprendre votre texte et vérifier l'hébreu pour voir si c'est bien ce que l'auteur a voulu dire ?» Mon cœur se serra. Nous courrions à la catastrophe. Et pourtant, lorsque je me reportai à l'original, elle avait cent fois raison. Sans savoir un mot d'hébreu, l'actrice avait buté en différents endroits où ma traduction ne rendait pas justice à l'original.
Y. F. : Il semble que vous ayez dit qu'une traduction littéraire fidèle exige que l'on aille au-delà des mots pour rendre compte de l'ensemble du contexte culturel. Pourriez-vous développer ?
N.d.L. : Le traducteur se doit de traduire le contexte du livre qu'il traduit. Il demande au lecteur de s'imprégner d'une culture qu'il ne connaît pas et qu'il ne peut pas connaître. Il lui faut clarifier le contexte d'une manière subtile. Ainsi, lorsqu'il est question de Chaim Nachman Bialik, le poète national d'Israël, on ne peut s'offrir le luxe d'une note de bas de page. Il faut trouver un moyen plus subtil de faire savoir au lecteur qui est Bialik. Il en va de même des références bibliques et talmudiques. Je ne vois pas la nécessité d'expliquer ce qu'est la Bible ou ce qu'est le Talmud. Je laisse à mes lecteurs le soin de saisir les allusions et de s'informer par eux-mêmes.
Y.F. : Quel est votre plus récent projet de traduction littéraire de l'hébreu ?
N.d.L. : Je ne vais pas à la pêche aux livres à traduire de l'hébreu. Actuellement, je suis aux prises avec le plus redoutable des romans en hébreu, ימי צקלג, (Yemei Tziklag), de S Yizhar. Cette œuvre moderniste qui a exercé une influence énorme a été publiée en 1958, et c'est l'un des deux livres en hébreu les plus difficiles à traduire. L'autre étant Zikhron Devarim (Passé continu) de Yakov Shabtai. Le projet Days of Ziklag m'a attiré parce que c'est le défi suprême pour un traducteur – un peu comme de traduire James Joyce. Bien qu'Yizhar ait écrit avant l'apparition de l'Holocauste comme genre littéraire, ses thèmes de la Guerre d'Indépendance, telle l'épuration ethnique, faisaient écho à ceux de l'Holocauste.
Y.F. : Vous arrive-t-il de collaborer avec d'autres traducteurs ?
N.d.L. : En ce moment et à propos de Yemei Tziklag de S. Yizhar, je collabore avec un des mes anciens étudiants Yaacob Dweck. Mais, comme je vis en Angleterre et que Yaacob vit aux États-Unis, nous avons calculé qu'il nous faudrait de longues années pour achever notre travail [2]. Je suis conscient de certains des risques du travail en collaboration. Rose Schwartz m'a un jour narré son expérience de co-traduction d'un livre avec un collègue. Elle s'était vite aperçue que chacun avait son style, si bien qu'il était difficile de parler d'une seule et même voix. Même de petites choses comme la propension de celui-ci à employer to start ,alors que cet autre utilise to begin, étaient sources de difficultés. En règle générale, je suis souvent mal à l'aise lorsque je lis d'autres traducteurs. Si un livre est traduit d'une langue que je ne connais pas, je me demande toujours à quoi ressemblait l'original. Je crois n'aimer que les traductions extraordinairement bien faites.
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Y.F. : Dans Judas, Shmuel offre un cadeau à Yardena pour son anniversaire laïc et un autre pour son anniversaire hébraïque. Avoir deux anniversaires, c'est comme avoir deux identités. En tant que traducteur, l'anglais constitue-t-il votre identité laïque et l'hébreu votre identité sacrée ?
N.d.L. : La question est très perspicace. Oui, l'anglais est mon identité laïque. Je considère certainement l'hébreu comme une langue sacrée, et je préfère l'utiliser exclusivement à des fins sacrées. J'ai traduit plus de poésie médiévale d'hébreu en anglais que de littérature moderne en hébreu. Je ne parle pas l'hébreu moderne. Je ne peux pas lire un journal en hébreu. [3] Je peux écouter les nouvelles, mais je m'y perds lorsqu'il est question de politique. De nombreuses expressions modernes me sont étrangères. Je ne me considère même pas moi-même comme un spécialiste de la littérature hébraïque. À la réunion des auteurs présélectionnés pour le Man Booker Prize et de leurs traducteurs, il a été demandé aux auteurs de lire des extraits de leurs œuvres en langue originale. Amos Oz n'étant pas là, on m'a demandé de lire. J'ai refusé, parce que mon hébreu moderne parlé n'est pas assez bon.
Y.F. : Traditionnellement, les Juifs ont été plurilingues. Ils parlaient la langue du pays hôte, ils priaient en hébreu mais conversaient en yiddish, en ladino, en araméen ou en arabe. L'ADN culturel juif leur confère-t-il un avantage lorsqu'il s'agit de traduire ?
N.d.L. : Certes, historiquement, les Juifs ont usé de leur éclectisme linguistique pour devenir de grands traducteurs. Mais, leur âge d'or s'est situé à l'époque médiévale. Dans le monde de la littérature moderne, les Juifs n'ont plus l'avantage. La plupart des meilleurs traducteurs contemporains ne sont pas juifs. Beaucoup de traductions de littérature hébraïque moderne ont été maladroites, les traducteurs ne traduisant souvent pas dans leur langue maternelle. Mais les choses s'améliorent considérablement de nos jours, parce que les auteurs ont appris à se montrer plus sélectifs dans le choix de ceux qui les traduisent.
Y.F. : Vous semblez attiré par les ouvrages liés à la Guerre d'Indépendance d'Israël. Pensez-vous que cette guerre eût pu être évitée ?
N.d.L. : Le thème central de Judas est le conflit entre David Ben Gurion, Premier Ministre d'Israël – personnage ayant réellement existé – et le personnage imaginaire de Shaltiel Abravanel. Ben-Gurion estimait que les Arabes n'accepteraient jamais l'existence d'un État juif en Palestine et que la guerre était la seule solution. Abravanel maintenait que la guerre était évitable, et cette prise de position lui valut d'être exclu de l'élite dirigeante. Il ne pensait pas qu'Israël dût être un État juif, mais un pays dans lequel tous pourraient vivre en frères égaux. Et si j'en suis venu à profondément partager le point de vue d'Abravanel, je ne le laisse pas influer sur ma traduction.
Y.F. : Dans l'Israël d'aujourd'hui, certains qualifient Oz de traître à cause de ses positions politiques controversées. Celles-ci ont-elles influé sur votre longue collaboration avec Oz en qualité de traducteur ?
N.d.L. : Je n'ai pas d'avis sur les opinions politiques d'Amos Oz. Je suis traducteur et, à vrai dire, je ne suis ni concerné, ni intéressé par la politique israélienne. Je suis un universitaire. Il ne m'appartient pas de porter des jugements sur les opinions exprimées dans le livre. Il ne m'appartient pas de m'imposer au texte. Il ne m'appartient pas de ne mêler de politique. Il m'appartient uniquement de traduire ce que j'ai sous les yeux.
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[1] Laurence Olivier (1907-1989) était un acteur et metteur en scène anglais qui, comme ses contemporains Ralph Richardson et John Gielgud, a dominé la scène britannique du milieu du 20ème siècle. Il a également tourné tout au long de sa carrière, interprétant une bonne cinquantaine de rôles à l'écran.
[2] L'intervieweur nous a expliqué que le Professeur de Lange semblait estimer qu'en dépit des moyens techniques modernes, tel que Skype, son collaborateur et lui-même auraient dû se rencontrer physiquement afin de réfléchir ensemble aux nombreux problèmes posés par le texte et améliorer ainsi leur traduction.
[3] Nous avons demandé à l'intervieweur comment il se faisait que le Professeur de Lange « ne pouvait pas lire le journal en hébreu », alors qu'il avait traduit tous les livres d'Amos Oz, si magnifiquement écrits et d'une si remarquable facture. M. Fachler a expliqué que le Professeur de Lange était un spécialiste de l'hébreu médiéval et qu'il avait traduit beaucoup de poèmes et de textes liturgiques juifs médiévaux. Mais, dans leur jeunesse, Amos Oz et lui-même avait fait la connaissance à Cambridge et cette amitié lui avait permis d'acquérir une impressionnante maîtrise de l'hébreu moderne, bien qu'il prétende ne pouvoir lire le journal en hébreu.
Lectures complementaires :
Les traductions littéraires reconnuées comme des œuvres à part entière
Je remercie "Le Mot juste" de cet interview fascinante. Je suis complètement d'accord avec la première phrase de l'auteur, que le traducteur doit être surtout un écrivain. Cette règle s'applique especialement à la traduction de la poésie. Et je suis d'accord que les mots mêmes ne sont pas la chose la plus importante dans la traduction. À mon avis, ce n'est pas seulement les paragraphes, mais le contexte cognitif et culturel du texte original. C'est comme le musicien qui transpose sur son instrument beaucoup plus que les notes, mais tout l'esprit, tout l'âme, de l'expression unique du compositeur. Je crois que M. Fachler est aussi de cet avis. Mais ce n'est pas toujours nécessaire de se rencontrer physiquement avec l'auteur; pour la plupart de mes traductions littéraires il était même impossible, à cause de l'histoire (par exemple, l'auteur est Tolstoï, qui est mort en 1910) ou de la géographie (p.ex. l'auteur est en Sibérie et le traducteur au Canada).
Rédigé par : John Woodsworth | 29/07/2017 à 08:11