Une altercation survenue récemment entre un conseiller politique de la Maison Blanche et un journaliste a soulevé un intéressant point historique qui a, lui-même, conduit à débattre d'un terme inhabituel et à propulser un autre vocable dans l'arène publique.
Pour resituer les choses, il convient de rappeler que, cent ans après que les États-Unis aient gagné leur indépendance de la Grande-Bretagne, la France leur a offert la Statue de la Liberté (La Liberté éclairant le monde). Conçue par le sculpteur français Frédéric Auguste Bartholdi, la statue de bronze fut coulée et assemblée par les ateliers Gustave Eiffel. Elle fut inaugurée le 28 octobre 1886.
timbre américain, 1985 timbre français, 1982
La Statue de la Liberté (de son petit nom Lady Liberty) revêt les traits d'une femme drapée représentant une déesse romaine : Libertas. De la main droite, elle brandit au-dessus de sa tête une torche tandis que, de la main gauche, elle tient une tabula ansata portant, en chiffres romains : «JULY IV MDCCLXXVI» (4 juillet 1776), date de la Déclaration d'Indépendance des États-Unis d'Amérique. À ses pieds, une chaîne brisée jonche sol. Devenue un symbole de liberté et l'image des États-Unis, la statue, installée sur un îlot à l'entrée du port de New York, a souhaité la bienvenue aux cohortes d'immigrants affluant de partout.
La strophe la plus connue du poème se lit ainsi :
"Keep, ancient lands, your storied pomp!" cries she |
Garde, Vieux Monde, tes fastes d'un autre âge, crie-t-elle |
Le 3 août dernier, Stephen Miller a donné une conférence de presse à la Maison Blanche, au cours de laquelle il a exposé la politique que le Président Trump entendait mener pour réduire de moitié l'immigration légale en mettant des conditions à l'admission des immigrants, notamment en exigeant que tout immigrant potentiel sache l'anglais et qu'il soit hautement qualifié. Un journaliste de CNN lui a demandé : « La Statue de la Liberté dit : Donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres. Elle ne leur demande pas de parler anglais ou d'être programmeur informatique.» Puis, le journaliste a ajouté : « N'essayez-vous pas de modifier la notion même d'immigrant arrivant dans ce pays en leur disant qu'ils doivent parler anglais ?» [1]
Le conseiller politique à la Maison-Blanche, connu pour ses opinions farouchement droitistes et anti-immigration (bien que ses grands-parents soient arrivés aux États-Unis en immigrants et soient passés par Ellis Island) a répondu que la plaque portant l'inscription avait été ajoutée en 1903. Autrement dit, que le poème n'était pas partie intégrante de la statue symbolique et avait peu ou pas d'importance. Mais, des historiens ont fait valoir que si la statue n'avait pas été conçue et sculptée comme un symbole de l'immigration, elle l'était rapidement devenue par le passage des bateaux d'immigrants sous la torche et le visage rayonnant, se dirigeant vers Ellis Island. Le poème de Lazarus avait définitivement consacré le rôle de Lady Liberty en tant qu'hôtesse officieuse des immigrants sur le sol américain.
National Park Service, Statue of Liberty NMc
https://www.nps.gov/stli/learn/historyculture/the-immigrants-statue.htm
Au cours de l'altercation, le conseiller politique a accusé le journaliste d'être cosmopolite. En lui-même, le mot “cosmopolitan" (ajectif ou substantif) » est inoffensif. L'Oxford Dictionaries le définit comme “Including people from many different countries”. Mais, pour ceux qui se situent à l'extrême-droite de l'éventail politique américain, il prend un sens particulier et devient un message codé.
Mais la presse n'a pas tardé à voir dans « cosmopolite » un dog whistle (voir ci-dessous). Politico.com a écrit :
«Cosmopolite» s'apparente à «élitiste», mais dans un registre plus sinistre. C'est une manière d'étiqueter les gens ou les mouvements qui ne sont pas inconditionnellement liés aux traditions et aux croyances d'une nation, mais qui s'identifient davantage aux libres penseurs quelle que soit leur nationalité.
Une des raisons pour lesquelles «cosmopolite» est un terme quelque peu gênant tient à ce qu'il a été au cœur d'une tentative du dictateur soviétique Joseph Staline de purger la culture des voix dissidentes. Dans un discours de 1946, Staline avait déploré que les actes du héros soviétique soient tournés en dérision car jugés inférieurs à tout ce qui est étranger et cosmopolite, c'est-à-dire à ce que nous avons tous combattu depuis l'époque de Lénine. Cela s'inscrivait dans une longue campagne contre des écrivains, des critiques d'art dramatique, des scientifiques et d'autres encore qui étaient liés aux ««influences occidentales bourgeoises».
Certains politiciens contemporains se conforment à la logique stalinienne. Vladimir Poutine, par exemple, a fait de plus en plus sienne cette idée que des forces antipatriotiques menacent la nation russe. La revue Foreign Policy écrit : « Le nouveau thème de la politique russe est de confondre loyauté envers le Kremlin et patriotisme. Le fait que des dissidents de l'intérieur, des journalistes qui s'écartent de la ligne officielle aux protestataires des rues, soient fustigés en tant que purs et simples « agents de l'étranger », en dit long à ce sujet.
Politico conclut :
« On ne peut échapper à la triste réalité qui veut qu'étiqueter quelqu'un de cosmopolite sous-entend clairement qu'il a quelque chose de moins patriote, de moins loyal... Bref, qu'il n'est pas un véritable Américain.»
Ce qui nous amène à expliquer l'expression dog whistle.
Dans son sens littéral et classique, le dog whistle (également connu sous le nom de silent whistle ou de Galton's whistle) est un sifflet qui émet un son de la gamme ultrasonique, inaudible des humains, mais qu'entendent certains animaux domestiques comme les chats et les chiens. On l'utilise pour le dressage.
L'Urban Dictionary, qui répertorie souvent des mots de consécration récente et qui n'ont pas encore les honneurs des autres dictionnaires, en donne deux définitions :
- Le dog whistle est une forme de stratégie de communication qui envoie un message que le grand public comprendra dans un certain sens, mais dont un certain groupe «dans la confidence» saisira le contenu secret qui lui est destiné. Il sous-entend souvent l'emploi de mots codés.
En politique tenir des propos inoffensifs destinés à déclencher un fanatisme et une haine pré-endoctrinés, sans pouvoir être taxé de discours fanatique ou haineux par les non-initiés.
En qualifiant le journaliste de CNN de cosmopolite, le conseiller politique de la Maison-Blanche a utilisé un «sifflet à ultra-sons» qui n'aura pas de signification particulière pour le grand public ou qui apparaîtra inoffensif, mais qui sera facilement compris des groupes droitistes et anti-immigrants.
Jonathan Goldberg.
[1] Un autre Stephen - plus drôle, celui-là - l'humoriste américain Stephen Colbert, a actualisé quelques vers de Lazarus :
"Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,"
« Donne-moi tes pauvres, tes exténués,
Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, »
Qui deviennent :
"Give me your tired, your poor,
Mostly Christians, and maybe one or two Indian guys with engineering degrees"
« Donne-moi tes pauvres, tes exténués,
En majorité chrétiens, et peut-être un ou deux Indiens, ingénieurs diplômés »
Lectures supplémentaires :
'Cosmopolitan' is a dog whistle word once used in Nazi Germany and Communist Russia (audio clip en anglais)
Public Radio International, 3 August 2017
Sentinel: The Unlikely Origins of the Statue of Liberty. By Francesca Lidia Viano. Harvard University Press; 592 pages
White House Accuses French Woman of Spreading Pro-Immigration Propaganda
Andy Borowitz, New Yorker, 2 August 2017
Linguistics explains why Donald Trump sounds racist when he says "the" African Americans
Gaëlle Josse : écrire la mémoire d’Ellis IslandFRANCE-AMÉRIQUE, 14.01.2021
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