Fondé en 2003, Words Without Borders entend favoriser la compréhension entre les cultures grâce à la traduction, la publication et la promotion de la meilleure littérature internationale contemporaine.
Le Mot juste a obtenu d'Esther Allen et de Words Without Borders l'autorisation de traduire et de publier cet entretien (après en avoir retranché les réponses de ses collègues).
Words Without Borders (WWB): Comment Premier contact a-t-il si justement saisi la situation du traducteur ?
Esther Allen: Dans L'Histoire de la vie, de Ted Chiang, la nouvelle qui a inspiré Premier contact, le personnage central de Louise Banks est associé aux mots «linguiste» et «linguistique», mais le verbe «traduire» n'apparaît jamais. Ce que fait en partie l'adaptation cinématographique de l'œuvre de Chiang, c'est d'introduire la notion de traduction. Si bien que Premier contact est une incroyable transposition, dans la mesure où l'on part d'une nouvelle écrite en 2000 et qu'en l'adaptant, en l'élargissant et en la réinventant, on aboutit à un propos qui, avec profondeur et préscience, correspond à ce que nous sommes en 2017. Lire la nouvelle permet de découvrir d'intéressantes perspectives sur les origines du film, mais ses ambitions intellectuelles et politiques sont baucoup plus limitées.
Ce que qu'affirme Premier contact – bien mieux que la nouvelle de Chiang – c'est que la traduction est affaire de contexte. Quand Louise Banks traduit un des symboles utilisés par les heptapodes par «offre d'armes», le monde entier s'affole. Mais, elle soutient que le mot pourrait avoir plusieurs sens, armes n'en étant qu'un parmi d'autres. C'est exactement ce que fait le traducteur face à l'ambiguité inhérente à chaque mot, ambiguité plus redoutable encore quand on passe d'une langue à une autre. N'importe quel terme d'une langue donnée a la possibilité de se muer, légitimement, en toutes sortes d'autres vocables dans la langue cible, selon le contexte, l'intention et une foule d'autres facteurs.
WWB: En quoi Premier contact se méprend-il terriblement sur ce qu'est un traducteur ?
A. : J'ai fait la grimace lorsque, dans l'une des nombreuses scènes de visions fulgurantes, j'ai appris que le livre de Banks sur la langue des heptapodes s'intitulait La langue universelle. C'est le signe d'un retour au modèle linguistique chomskyen [Chomskyan linguistic model] qui bat en brèche l'hypothèse de Sapir-Whorf. Pourtant, cette hypothèse de Sapir-Whorf - qui veut que notre représentation du monde, et tout particulièrement notre notion du temps, dépendent de la langue que nous parlons – est le postulat central qui sous-tend à la fois la nouvelle et le film. Et c'est seulement cette hypothèse de Sapir-Whorf qui intéresse la traduction. Les traducteurs n'ont pas affaire à l'universel, ils s'occupent des cas particuliers, des contextes. Mais, cela participe davantage de l'histoire de la linguistique que de l'exercice de la traduction.
WWB: Comment feriez-vous pour enseigner l'anglais à un heptapode ? Qu'avez-vous pensé de la méthode Banks ? Que feriez-vous autrement ?
A.: Vous mettez le doigt sur l'une des faiblesses logiques du film. Louise Banks a l'idée géniale de ne pas tenter une communication orale; sa grande innovation consiste à écrire en langue «humaine» sur le tableau, et de montrer ces signes aux heptapodes qui, à leur tour, communiquent au moyen de leur langue écrite. Puis, plus tard dans le film, sans donner aucune explication sur la façon dont cela s'est produit, Banks parle aux heptapodes, lesquels comprennent et répondent par écrit. À mon avis, il faut supposer que les heptapodes sont bien plus avancés que les humains et qu'ils ont pu comprendre ses paroles rien qu'en l'observant. Il peut être difficile d'apprendre d'un heptapode, mais il n'est certainement pas difficile de lui enseigner.
WWB: Sans vouloir rien dévoiler de l'intrigue, que pensez-vous de l'hypothèse selon laquelle l'apprentissage d'une langue peut profondément changer la façon dont on appréhende l'univers ?
Esther Allen: Des études neurologiques ont démontré que quand on apprend à voir le monde à travers plus d'une langue, cela modifie la structure du cerveau et les processus neurologiques, améliore l'aptitude à apprendre et protège contre le déclin lié à l'âge. Et bien sûr, cela modifie aussi la façon dont on appréhende l'univers !
WWB: Qu'est-ce que cela vous fait de voir une traductrice être l'héroïne d'un film de science-fiction hollywoodien ?
Esther Allen: Au cours de ces quelque quinze dernières années, Hollywood a manifesté de plus en plus d'intérêt pour le plurilinguisme. Naguère, les superhéros évoluaient dans un monde où tout un chacun parlait anglais, même dans les lieux les plus écartés. Maintenant, c'est au superhéros d'être polyglotte et, même dans les superproductions, certaines scènes sont sous-titrées. Mais, Premier contact est un film d'un genre différent. Ce n'est pas vraiment un film de science-fiction hollywoodien, c'en est un pastiche. Louise Banks n'est surtout pas une super-héroïne et son aptitude à la communication n'a rien de surnaturel. C'est une spécialiste, affrontant un problème difficile qu'elle apprend à gérer au terme d'un processus lent et pénible, plein de complexités, d'ambiguités, d'obstacles et de peines au cours duquel elle ne braque jamais un pistolet, ni ne crie sur personne. Si le monde est un jour sauvé, il le sera par des mots et non par des armes. Qu'un film commercial délivre ce message, sous la forme d'une méditation poétiquement cinématographique sur la traduction, me semble tenir du miracle – bien plus encore dans le climat politique qui est le nôtre.
WWB: Enfin, la question-prime – Accepteriez-vous des autorités la mission de communiquer avec des extra-terrestres ? Dans l'affirmative, retireriez-vous votre combinaison de protection anti-risques biologiques pour accomplir une telle mission ?
Esther Allen: Traduire oblige toujours à s'affranchir de certains obstacles et à s'exposer au danger. Se débarrasser de sa carapace de protection biologique est une condition préalable dans ce genre de travail. Louise Banks en est parfaitement consciente lorsqu'on lui confie cette mission. Pour moi, et pour la plupart des traducteurs que je connais, il serait difficile de dire non à une telle occasion d'écrire l'histoire. Mais, il serait aussi très difficile de dire oui à n'importe quelle collaboration avec un gouvernement ouvertement favorable à la suprématie blanche et dont le seul souci serait d'enrichir davantage encore le clan des milliardaires. L'un des aspects les plus intéressants de ce film est la description qu'il donne du rôle des autorités dans le très proche avenir. Aucun président des États-Unis n'apparaît sur l'écran et il est clair que le monde n'aspire à la suprématie d'aucune nation, de même qu'il n'y a pas de coordonnateur unique des douze sites où apparaissent les astronefs.
Traduction : Jean Leclercq
Une promotion pour ce film qui a échappé à ma cinéphilie habituelle. J'ai trouvé intéressants les commentaires sur le rôle de l'anglais dans les films américains. Ainsi, dans une série très en vogue, "Games of thrones", apparaissent des répliques non anglaises avec leurs sous-titres, et cependant, dans les tous derniers épisodes (saison 6 si je ne m'abuse), l'anglais trône à nouveau, signe sans doute d'un impérialisme de retour.
Rédigé par : Magda Chrusciel | 02/09/2017 à 01:54