Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires. Elle traduit également des textes juridiques, techniques, politiques, humanitaires et financiers.
Avez-vous déjà cherché à décrire ce frisson ou ce frémissement que provoque en vous une chanson ou une oeuvre d'art qui vous touche profondément ? Il y a un mot pour cela en espagno : duende. Ou votre frustration quand, après avoir quitté un débat, vous trouvez subitement la parfaite répartie que vous auriez vraiment dû placer ? Il y a dans notre langue un terme peu connu pour cela.
Nous avons rassemblé quelques mots qui mériteraient que vous les utilisiez.
Le plaisir du gâchis ! Ce mot allemand est parfois utilisé en anglais et dans d'autres langues. Il évoque ce délicat ricanement intérieur quand une « tuile » tombe sur quelqu'un d'autre.
Schadenfreude s'utilise en polonais également, dans le sens de « joie mitigée » ou « malveillante ». J'appellerais aussi cela le « goût du désastre », à relier peut-être avec l'instinct de mort qui sommeille en chacun de nous.
Que ressent-on quand on est seul dans une forêt? Un mélange de retour sur soi, d'écoute du silence ou des chants d'oiseaux ? La sensation d'être enfin seul et ramené à une juste infinitésimalité au milieu de la nature ? Tout cela m'est évoqué dans cette « solitude en forêt » de l'allemand.
Schlimazel
Si vous avez vu le film La Chèvre de Francis Weber, où Pierre Richard incarne un homme tellement malchanceux qu'il est utilisé comme appât pour retrouver une jeune femme ayant le même problème, vous aurez la version comique d'un schlimazel. Ce mot yiddish vient de de l'hébreu mazal, qui signifie chance ou étoile, et de l'allemand médiéval slim, qui voulait dire « de travers » et a aussi donné schlimm (« grave »). Quant à la version tragique du schlimazel, je suppose qu'elle peut être autrement poignante.
Duende
Ce mot espagnol implique un charme mystérieux, quelque chose de magique ou d'enchanteur. A l'origine, il se référait donc à un esprit surnaturel, à une sorte de lutin. Il désigne aujourd'hui la puissance émotionnelle que peut dégager une chanson ou une oeuvre d'art, en particulier le flamenco. On pourrait établir un parallèle avec l'anglais « soul », « swing » : It don't mean a thing if it ain't got that swing (Duke Ellington – Irving Mills).
Torschlusspanik
Vous sentez-vous vieillir ? Craignez-vous d'être laissé à l'écart ou carrément mis au rancart ? Cette sensation porte un nom en allemand : La Torschlusspanik, littéralement la « panique du moment où le portail se referme », est souvent exprimée au sens de « panique de dernière minute », ou de ce qu'on peut ressentir quand une échéance est proche. Le gong qui sonne...
Qui de nous, en quittant une réunion, n'a jamais été traversé d'une idée d'argument ou de répartie qu'il était maintenant trop tard pour placer ? Ce sentiment frustrant, c'est « l'esprit de l'escalier », autrement dit l'inspiration décalée qui vous vient quand vous redescendez les marches en quittant les lieux. Un terme français donc, mais peu courant.
Terme anglais, dérivé d'un conte persan intitulé The Three Princes of Serendip et traduit dans le Robert-Collins par « don de faire des trouvailles ». Il ne s'agit donc plus ici d'une émotion, mais ce mot semble lié à l'intuition et à l'irrationnel en même temps qu'au raisonnement, et ce n'est pas pour rien qu'il relève plutôt du conte que du roman policier. Pourtant, Voltaire, qui a repris une partie du conte en question dans Zadig, attribue la réussite et les trouvailles de son héros au raisonnement logique (« un profond et subtil discernement ») plutôt qu'à la bonne fortune et parle aussi de « bizarrerie de la Providence ».
La découverte de la pénicilline par Fleming peut être considérée comme un exemple de serendipity – dans le sens d'un heureux événement dû à des raisons accidentelles.
Elsa Wack
D'autres contributions d'Elsa Wacks :
Hendrix et Händel ont cohabité dans l’espace-temps !
Lecture supplémentaire :
Très intéressant.
"serendipity" semble avoir été francisé en « sérendipité », qualifié par certains (à juste titre) de néologisme barbare ou de barbarisme. Selon le contexte, on pourrait utiliser « le hasard fait bien les choses » « par un heureux hasard/concours de circonstances » « une (bien)heureuse coïncidence / fortuité » « heureuse bizarrerie de la fortune » « un heureux caprice du hasard »
Rédigé par : jean-paul | 06/08/2017 à 00:36
également : "heureuse bizarrerie du destin" "clin d’œil propice du destin" (toujours selon le contexte)
"Remarquons, en passant, la bizarrerie du destin des inventions les plus précieuses. C'est en France, et non pas en Angleterre , qu'on avait eu la première idée d'appliquer le jeu des paires de cylindres dans l'étirage du fer."
Ce jour, par elle ne sait quel hasard ou quel clin d'œil propice du destin, elle fait cette rencontre avec un inconnu souffrant de maux semblables à ceux de son père"
Rédigé par : jean-paul | 06/08/2017 à 00:46
Merci à Magdalena Chrusciel qui m'a aidée à rédiger cet article!
Rédigé par : Elsa Wack | 06/08/2017 à 08:10
Super article, entre la sérendipité de Voltaire et le duende espagnol!! Sehnsucht, saudade & tęsknota, trois beaux mots en allemand, portugais et polonais pour désigner une profonde nostalgie, n'ont malheureusement eux non plus pas d'équivalent en français!
Rédigé par : gb | 10/08/2017 à 09:33