Churchill and Orwell –
the Fight for Freedom,
par Thomas E. Ricks,
Penguin Press, New York, May 2017
recension
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Nous sommes heureux de retrouver Magdalena Chrusciel, notre contributrice fidèle. Magdalena a été notre « traductrice du mois » de mars 2013. Elle a grandi à Genève et y a fait des études qu'elle a ensuite poursuivies à l'Université de Varsovie. Revenue en Suisse et diplômée de l'E.T.I. de Genève, elle possède une palette linguistique aussi large qu'originale avec la maîtrise de quatre langues : polonais, russe, français et anglais. Elle est traductrice-jurée et mène également des activités d'enseignement et de formation professionnelle.
Ce n'est guère une surprise que l'ouvrage ait obtenu le Prix Pulitzer, tant il est passionnant à la lecture. Churchill et Orwell, deux géants du vingtième siècle, ont davantage marqué l'histoire de leur temps que tout autre Britannique. En ce qui concerne Orwell, son influence n'a cessé de grandir avec le temps et reste toujours de grande actualité [1].
Les deux grands hommes ont eu à cœur liberté de la pensée, de la parole et de l'association, et ont chacun à sa manière combattu les deux grands totalitarismes de leur époque. De surcroît, l'ouvrage est un palpitant rappel de l'histoire de l'époque.
Tous deux auteurs ont connu des parents déficients – dans le cas de Churchill, on irait jusqu'à parler aujourd'hui d' »abandon criminel » parental. Une mère mondaine, Winston a toujours été dénigré par son père, et ne gagnera en assurance qu'au décès de ce dernier. Peu studieux, il complétera son éducation acquise à Eton par des lectures, puis dans ses expériences professionnelles en Inde, au Soudan, et en Afrique du Sud. Quant à Orwell, également diplômé d'Eton, il s'engagera à 19 ans dans la police impériale en Birmanie. L'expérience des lointaines colonies britanniques leur ouvrira les yeux - Orwell signera son premier roman consacré à la Birmanie, suivi d'une période de rédemption, il vivra en vagabond à Paris puis à Londres. Il en tirera son Down and Out (1933), et témoignera par la suite de la vie des mineurs de la région de Liverpool.
Rentré des colonies, Churchill entre dans la politique, rapidement en désaccord avec le gouvernement et son propre parti, il désapprouvera la politique d'apaisement vis-à-vis de l'Allemagne. Conscient qu'une telle politique britannique ne peut que conduire à la guerre, au vu du réarmement allemand, opposé aux conservateurs - il sera banni de la vie politique pendant dix ans.
Ainsi, lorsqu'il rencontra en 1937 Ribbentrop, alors ambassadeur au Royaume-Uni, il refusa de soutenir les projets allemands de Lebensraum en Europe de l'est. Dès octobre 1938, Churchill revient sur la scène lors du débat autour des accords de Munich, dans lesquels il voit une « unmitigated defeat », « a disaster of the first magnitude ». Alors que le gouvernement de Chamberlain n'avait rien entrepris pour armer la Grande-Bretagne, Churchill ayant prévu la guerre, il sera prié de réintégrer sa place au gouvernement.
En Espagne, Orwell développe sa vision politique
Lorsqu'il rejoint les républicains en 1938, son unité, appartenant au pro-trotskyste POUM, est dans le collimateur du NKVD. Des partisans seront liquidés : désabusé, constant les mensonges de la presse, de surcroît blessé dans le combat, il voit son groupe déclaré illicite : son expérience de la guerre d'Espagne sera cruciale pour l'écriture de son livre, « 1984 ». [ii]
Rentré en Grande-Bretagne, il rédige son « Homage to Catalonia » (Hommage à la Catalogne), se distanciant de la gauche traditionnelle pro-stalinienne – un essai peu remarqué en 1938, mais qui deviendra une des œuvres essentielles du 20e siècle.
A chacun ses armes de combat – romans ou discours
En septembre 39, Churchill réintègre le Cabinet. C'est à son charisme et son action – il échangera des centaines de messages avec Roosevelt – à qui l'on doit l'entrée des Etats-Unis dans la guerre. Comme rajeuni par la guerre, Churchill devient en mai 1940 le premier ministre incontournable.
Son discours d'investiture sera orienté sur la guerre et le sacrifice nécessaire « for without victory, there is no survival », alors que lui-même ignorait encore les sacrifices à venir. Orwell applaudit à la résistance obstinée que Churchill offrit aux Allemands. Alors que Joseph Kennedy, ambassadeur américain revenu de Londres, s'oppose à ce que les Américains partent en guerre, Churchill à lui seul convaincra l'envoyé privé de Roosevelt, que la Grande-Bretagne, avec Churchill en tête, méritât cette aide.
Orwell, ne pouvant devenir correspondant de guerre en raison de sa mauvaise santé, puisera dans la guerre l'élan pour écrire : 100 essais et articles rien qu'en 1940, suivi en 1945 par « Animal Farm « (La Ferme des animaux). Fin observateur, il se sent à la maison dans le Londres du Blitz, rédigeant une sorte de chant de la bataille, « The Lion and the Unicorn ». Dès cette époque, il prévoit la disparition de beaucoup de privilèges de classe, ce qui se produira en effet après la guerre.
La guerre fit beaucoup de héros dans la classe ouvrière, Churchill rendit l'armée attentive à ne pas appliquer un traitement de classe. Pour son combat à reconnaître les mérites des soldats, indépendamment de leurs origines sociales, Churchill fut le seul conservateur respecté d'Orwell.
Orwell rejoint la BBC, travail qu'il aima moyennement, mais qui débouchera en rencontre et appui nécessaire pour écrire son « 1984 ».
Pour gagner les appuis américains, Churchill passera deux semaines aux États-Unis, y prononçant un discours remarqué devant le Congrès : son rôle à maintenir l'alliance anglo-américaine reste sous-estimé.
Alors que les Britanniques essuient défaite après défaite – Singapour, Tobrouk, ils restent inconscients de la montée en puissance des Américains.
Dès la conférence de Téhéran, en 1943, Churchill sera écarté par Staline, qui traitera Roosevelt d'égal à égal ; tandis que cette conférence sera d'une influence centrale pour la rédaction de la « Ferme des animaux », véritable parabole des totalitarismes. Toutefois Orwell peina à trouver un éditeur, et son œuvre ne sera publiée qu'en août 1945.
Orwell rédigera un essai sur l'écriture journalistique, dont les 6 règles restent valables à ce jour: une bonne prose se doit simple, claire (ne cachant pas son propos), concise, doit éviter les métaphores usuelles, des mots tels que pacification, transfert de population qui cachent d'atroces réalités. De son côté, Churchill combat le verbiage obscur des documents officiels.
Déclin et triomphe : 1944-45
Dès Téhéran, l'entente américano-britannique faiblit, tout comme la communication entre Churchill et Roosevelt, les Américains n'ayant plus autant besoin des britanniques. Et même si Churchill commit des erreurs stratégiques de poids, il avait excellé dans la planification, sachant s'opposer à ses généraux.
Orwell, lui, constate l'anti-américanisme croissant, alors que c'est les Anglais qui prirent du retard, ayant négligé à tort sciences et technologie.
En effet, 7 mois plus tard, un gouvernement travailliste prend le pouvoir. Vers la fin de la guerre, Churchill, affaibli, prononce un discours mettant en garde contre les atteintes à la liberté du nouveau monde, à l'orwellienne, parlant du rideau de fer.
La revanche de Churchill viendra avec ses « Memoires of the Second World War » (Mémoires sur la deuxième guerre mondiale), où il donne grand cours à ses émotions, ce qui rend le livre lisible aujourd'hui encore. Le premier volume, « The Gathering Storm » (L'orage approche), restant le plus personnel, à l'écriture sûre et solide. Les deux premiers volumes sont considérés les meilleurs, en raison de leurs descriptions vivantes des faits et personnages. Par la suite, les mémoires deviennent moins personnels, Churchill entouré d'une équipe de recherches, avait même été accusé de plagiat. D'abord parus aux États-Unis, puis en 1954 en Grande-Bretagne, les Mémoires restent un témoignage important de la seconde guerre mondiale.
Ascension posthume d'Orwell
Rédigée sur l'île de Jura, dans un climat de grisaille, de fatigue et de rationnement en Angleterre, la dernière œuvre d'Orwell paraîtra au même moment que le 2e tome des Mémoires churchilliens.
Le héros de 1984, Winston Smith, vit tout près d'Abbey Road, où Orwell habita du temps de la guerre, (et que les Beatles rendront célèbres). Winston raisonne dans la tradition empirique des philosophes britanniques Locke, Hume, et plus récemment John Stuart Mill. Pareil à Orwell, son héros fume et reste sensible aux odeurs, et se veut un fidèle observateur du monde l'entourant. Par là, Orwell entrevoit le rôle des dissidents, tels que seront un Soljenitsyne ou un Sakharov, qui contribueront à abattre le totalitarisme soviétique.
Sans grand retentissement en Grande-Bretagne, le roman fit déjà sensation en Europe. Dans un ultime article, critique du 2e volume des mémoires de Churchill, Orwell en relève le « real… feeling for literature … restless, enquiring mind »
Alors qu'Orwell décède en janvier 1950, Churchill est réélu premier ministre en 1951, et recevra en 1953 le Nobel de la littérature. S'il ne fallait retenir une citation, retenons celle-ci : « I've taken a lot more out of alcohol than it's ever taken out of me ».
Orwell connaît le succès posthume le plus important de l'histoire littéraire britannique. Peu estimé des académiciens, pour être devenu un auteur populaire – 50 millions de copies vendues depuis sa mort, Orwell a largement dépassé Churchill en termes d'influence, tant sont fréquentes références, allusions et tributs à son œuvre. Et même s'il n'a guère connu la Russie, son intuition du totalitarisme est remarquable, et a été remarquée par Milosz, (Le pensée captive) en 1953 ; Solidarnosc émettra des timbres clandestins à l'effigie d'Orwell.
En 1984, son roman connut un nouveau succès avec 50'000 exemplaires publiés chaque jour tout au long de l'année, et les idées d'Orwell ont trouvé leur écho auprès des opposants aux régimes oppresseurs de tout bord, que ce soit en Irak, en Thaïlande, en Egypte ou au Zimbabwe, et surtout en Chine, qui a vu paraître 13 traductions de « 1984 ». La contribution la plus durable d'Orwell réside à ce jour dans les mots de son invention, tels que Big Brother, doublethink ainsi que dans son style, simple et déclaratif, qui reste un modèle pour le journalisme contemporain.
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[1] Après l'élection de Trump, les ventes de « 1984 » s'envolèrent, les commentateurs faisant des parallèles entre fiction et situation politique actuelle.
[ii] Article sur le livre 1984 par la même contributrice : Le grand frère a de longues oreilles...
Discours (44 minutes)
Docudrama (1:28 heures)
Curiosite historique : L’AUTRE WINSTON CHURCHILL.
Winston Churchill (1871-1947) était un écrivain américain de fiction historique, populaire à la fin du 20e siècle. Il s’est vendu deux millions de son deuxième roman, Richard Carvel, et d’autres romans dans la décennie qui suivit. Etant devenu prospère, Churchill abandonna sa carrière d’écrivain et, à l’instar de son homonyme plus célèbre, se voua à la peinture. Sans lien de parenté, les deux Churchill s’étaient en fait rencontrés et communiquaient à l’occasion. Afin d’éviter une confusion, ils se mirent d’accord que le Winston britannique publierait sous le nom de Winston Spencer Churchill, ce qui fut abrégé par la suite en Winston S. Churchill.
Mise à jour - 20 novembre 2020 :
Julian Barnes : « En 2020, Orwell ne manquerait pas de sujets d’inspiration »
REVUE DE DEUX MONDES
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