INTERVIEW
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Lyda Ruijter |
Gaston Dorren |
Gaston Dorren, écrivain et linguiste demeurant aux Pays-Bas, a publié trois livres de linguistique. L'un d'eux est paru en anglais sous le titre : Lingo - Around Europe in Sixty Languages et a été traduit dans plusieurs autres langues. Il a collaboré à des revues de linguistique de grande diffusion aux Pays-Bas, en Belgique, en Grande-Bretagne, en Norvège et en Suisse. Dernièrement, son article "Talking Gibberish" a paru dans aeon.co. Gaston parle l'anglais, l'allemand, l'espagnol et un peu le français. Il lit plusieurs autres langues et blogue sur languagewriter.com.
Née dans une ferme d'un petit village des Pays-Bas, Lyda Ruijter est diplômée de l'Université d'Utrecht dont elle détient une maîtrise en sociologie, avec comme domaines d'études la thérapie familiale, la criminologie, la méthodologie et les statistiques. Elle a occupé les fonctions de Directrice locale d'une étude publique sur les victimes de crimes, et de Coordonnatrice régionale de l'organisation Humanitas. Venue étudier aux Etats-Unis, elle a obtenu un doctorat en linguistique à l'Université du Wisconsin à Madison. Elle a occupé différents postes d'enseignement dans les départements de linguistique, de pédagogie et d'anglais, tant aux États-Unis qu'en Malaisie.
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ENGLISH VERSION - Traduction Jean Leclercq
Lyda: Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux langues en tant que sujet d'étude ?
Gaston: Je pense que tout a commencé lorsque j'ai appris l'anglais, le français, l'allemand et le latin à l'école. Ce n'est qu'à ce moment-là que le limbourgeois, le dialecte que nous parlions dans la région, la province méridionale du Limbourg, m'est apparu comme une langue à part entière, et non pas une sorte de néerlandais informel. Ce fut une révélation : le limbourgeois, comme l'anglais, le français et les autres langues, avait des règles de grammaire, un vocabulaire et des sonorités nettement différents du néerlandais. Je ne m'étais jamais arrêté à cela auparavant. C'est en apprenant d'autres langues que je me suis ouvert les yeux, ou plutôt les oreilles !
Lyda: Votre éducation a-t-elle joué un rôle dans l'intérêt que vous avez porté aux langues ?
Gaston: Certainement. Ma mère était assez pointilleuse quant à l'emploi du mot juste, en néerlandais comme en limbourgeois. Mon père enseignait le français (ce qui explique le choix de mon prénom), ma première petite amie était allemande et la plupart des émissions de télévision que je regardais, comme The 6 Million Dollar Man et M*A*S*H, étaient en anglais, avec sous-titrage en néerlandais.
Lyda: Avez-vous pris conscience de la langue de l'élite en grandissant dans la classe supérieure ?
Gaston: Certainement pas; j'appartiens à la plus moyenne des classes moyennes. Le seul trait élitiste familial dont je me souvienne remonte bien avant ma naissance. Quand mon père était élève à l'école normale, mon grand-père lui écrivait des lettres en français. Lorsque mon grand-père était enfant, en 1900, le français était encore la langue de l'élite dans cette partie du Limbourg et, à l'âge adulte, il était enclin au snobisme.
Lyda: Vous avez écrit Lingo: Around Europe in Sixty Languages, publié aux États-Unis il y a deux ans. C'est un périple linguistique qui conduit le lecteur dans toute l'Europe, à l'écoute de soixante langues. Comment avez-vous conçu ce livre ? Décrivez à nos lecteurs ce qu' a été pour vous la rédaction d'un tel ouvrage.
Gaston: En fait, c'est venu tout naturellement, à partir de quelques textes que j'avais écrits pour m'amuser. Les jugeant assez prometteurs, je m'interrogeais sur leur dénominateur commun, et je retins ce thème des langues européennes qui se révéla extrêmement stimulant. Le livre, d'abord publié en néerlandais, fut très bien accueilli par la critique. Jouant le tout pour le tout, je le fis traduire en anglais à mes risques et périls. Cela a merveilleusement marché, parce que, grâce à mon agent, Caroline Dawnay et au très perspicace éditeur Mark Ellingham (Profile Books), le livre devint une sorte de succès de librairie en Grande-Bretagne. D'autres éditions, y compris l'américaine, ont également donné des résultats très satisfaisants. Le livre est maintenant édité dans sept langues différentes. À mon grand désespoir, il manque surtout le français et l'italien. J'aimerais vraiment que Lingo paraisse dans ces deux langues. L'édition espagnole est merveilleuse, ce qui montre bien que Lingo peut s'accomomder d'une langue romane !
Lyda: Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs l'influence que de fortes personnalités ont exercer sur l'évolution des langues ? Dans votre livre, vous montrez que, souvent, tel ou tel personnage fortement motivé a sauvé une langue de l'extinction ou a favorisé une certaine variante d'une langue. Avez-vous noté le caractère politique des choix faits de promouvoir telle langue ou telle variante de langue plutôt que telle autre ?
Gaston: Oui, c'est vrai qu'en y réfléchissant, bien des langues doivent beaucoup à un ou deux individus. Peut-être ont-ils eux-mêmes bataillé pour qu'elles soient reconnues ou leurs livres ont-ils puissamment influé sur la langue courante. C'est le cas de Martin Luther pour l'allemand et de Dante pour l'italien. Ce sont des noms familiers, mais, plus à l'est, il y a tous ces pères des langues maternelles dont la plupart des Européens et des Américains n'ont jamais entendu parler. Certains d'entre eux peuvent effectivement avoir sauvé leur langue de l'extinction ou, au moins, de la marginalisation. Par exemple, dans Lingo, je raconte l'histoire du linguiste et nationaliste slovaque Ľudovít Štúr. Malgré ses efforts, le slovaque n'obtint un statut officiel qu'avec l'effondrement de l'empire austro-hongrois, et ce n'est qu'après la rupturee avec la Tchéquie que la langue slovaque a vraiment obtenu droit de cité. Cela marche dans les deux sens : de même que le slovaque avait besoin d'un pays pour s'épanouir, la Slovaquie avait besoin d'une langue pour affirmer sa nationalité. Je simplifie les choses, mais l'on estime souvent que le nationalisme et l'appartenance linguistique vont de pair, notamment en Europe. Je ne suis pas si certain que ce soit une bonne chose. Nation et langue font un mélange détonant et même toxique. La Catalogne est le plus récent exemple des tensions que cela peut créer, et des conflits analogues se sont produits dans toute l'Europe.
Lyda: À quel projet travaillez-vous actuellement ?
Gaston: Je travaille à un livre qui devrait sortir à la fin de 2018, sur les langues les plus parlées dans le monde, de l'anglais au mandarin et à l'espagnol, jusqu'à des langues quelque peu moins connues comme le tamoul, le swahili et le vietnamien. Même si l'anglais est la langue mondiale d'aujourd'hui, seulement environ un terrien sur huit sait le parler à peu près couramment. Ce livre sera à propos de la plupart des sept autres terriens. Comme dans Lingo, chaque chapitre aura son angle d'attaque. Pour le chapitre sur le vietnamien, par exemple, j'essaie actuellement de l'apprendre et je vais prochainement aller passer quelques semaines sur place. Le chapitre sur le français portera sur le fort accent mis sur la Norme et sur l'aversion de Paris pour les langues minoritaires. L'article 2 de la Constitution dit que : « La langue de la République est le français », une fiction juridique pour réprimer les droits culturels des minorités. Une nation confiante en elle-même qui veut que ses citoyens soient libres et divers ne devrait jamais énoncer une prétention aussi autoritaire. Bigre, voilà qui ne va vraiment pas m'aider à trouver un éditeur français, n'est-ce pas ?
Lyda: Comme nous sommes tous deux néerlandais, je peux vous demander si vous croyez que le style de laisser-faire culturel en honneur aux Pays-Bas a permis une moindre normalisation, une moindre pression des pouvoirs en place de se conformer à la norme une seule langue, et davantage d'acceptation des variantes de la langue.
Gaston: Je crois que la situation du néerlandais est plus ou moins la même que celle de l’anglais. Il y a une norme mais, exception faite de l'orthographe, de grandes différences sont aujourd'hui tolérées, tant au niveau régional qu'en matière de civilité. Ce que la culture linguistique a de particulier aux Pays-Bas, c'est la tendance à ne pas réagir quant à l'avenir de la langue. Les universités deviennent vite des espaces uniquement anglophones. Si bien qu'à terme, les élites ne seront pas capables d'exposer des questions de leur compétence aux profanes – c'est-à-dire à des gens comme vous et moi, car nous sommes tous des profanes dans la plupart des domaines. Nous risquons de perdre le vocabulaire néerlandais dans des pans entiers de l'activité et du savoir humains. Cela ne va peut-être pas m'empêcher de dormir – le changement climatique est bien pire - mais j'estimerais que c'est une grande perte culturelle.
Lyda: Comme, chez vous, voyages et observations linguistiques sont intimement liés, vous considérez-vous comme un linguiste, ou un géographe, ou autre chose encore ?
Gaston: Je suis un linguiste, mais ma linguistique est d'un genre qui nécessite beaucoup de connaissances en géographie et en histoire. C'est ainsi que l'un des projets auxquels je réfléchis aura effectivement trait à la géographie – au problème des frontières, pour être exact. Mais, mieux vaut ne pas en dire plus à ce stade.
Lyda: Votre style m'a particulièrement impressionnée. Vous devez avoir un très bon traducteur en anglais. Je suis curieuse de lire l'édition néerlandaise afin de voir comment vous aviez formulé certains passages de l'original.
Gaston: Merci ! Oui, Alison Edwards a fait un excellent boulot. Comme d'ailleurs la plupart des traducteurs dans d'autres langues. Ce fut un vrai bonheur de travailler avec la plupart d'entre eux, non seulement parce que ce sont des gens passionnés par leur métier, mais aussi parce que faire traduire ce livre de linguistique, disons en espagnol ou en allemand, m'a obligé à jeter un regard neuf sur certaines langues, en me plaçant du point de vue des langues cibles. J'ai même fait des causeries à des traducteurs dans plusieurs pays pour traiter de cet aspect de Lingo.
Lyda: Aimeriez-vous ajouter quelque chose d'autre ?
Gaston: Oui, un détail ludique intéressant. Pendant sept ou huit ans, je me suis produit comme auteur-compositeur de chansons. Je crois que cela m'a appris combien il est important d'avoir le public avec soi. Ce vécu a absolument modifié ma façon d'écrire, l'a rendue plus personnelle et, je l'espère, plus attirante. Il m'a aussi appris à faire des causeries. Auparavant, j'étais très mauvais, et maintenant c'est une de mes activités préférées.
Quel beau dialogue et merveilleusement interessant! Merci a 'Le Mot juste en Anglais' de publier des discussions pareilles,ainsi qu'un grand merci a Gaston Dorren et Lydia Ruijter.
Rédigé par : Marjolijn de Jager | 29/10/2017 à 13:13