Au départ de Montréal, les conseils n'avaient pas manqué : « Couvrez-vous bien, l'endroit est fort éventé ». Eh bien, nous verrons sur place ! Pour l'heure, laissons-nous descendre le majestueux fleuve Saint-Laurent à bord du Vacancier, le navire de croisière de la CTMA qui est la solution la plus commode pour se rendre aux Îles de la Madeleine. Et nous allons prendre notre temps puisque, dès l'entrée du Golfe, la vitesse est réduite de moitié et nous ne filons plus que neuf nœuds. Cela, pour éviter de heurter les baleines et ménager leurs oreilles. Reconnaissants, les aimables cétacés viennent batifoler non loin du bord. Le surlendemain, c'est l'arrivée aux Îles. La destination a quelque chose de mythique. En effet, cet archipel, comté insulaire de la province de Québec, se compose de sept grandes îles (dont six sont reliées entre elles par des bancs de sable et par trois ponts) et de quelques îlots inhabités, éparpillés au cœur du golfe du Saint-Laurent, à 105 km de l'Île-du-Prince-Édouard et à 95 km de l'île du Cap-Breton. En plein océan, bravant les tempêtes, quelque 14.000 Madeliniennes et Madelinots (à 95% francophones) s'accrochent à ce petit territoire de 205 km2 dont la vocation touristique s'affirme chaque jour davantage. Environ 65.000 touristes l'ont visité cette année et ce succès est pleinement justifié car, nous allons le voir, les Îles valent le détour !
À l'arrivée, le dépaysement est total. D'abord, et pour démentir les pessimistes, il fait un temps radieux et la brise est en congé. Des dômes rocheux (aussi appelés « buttes ») et des falaises rougeâtres alternent avec des dunes et de longs cordons littoraux qui forment près de 300 km de plages de sable blond. Le climat est foncièrement maritime, c'est-à-dire qu'en été comme en hiver, il tend à être plus doux que sur le continent. Les îles ont longtemps vécu presque exclusivement de la pêche (morue, homard, hareng, flétan et maquereau). À terre, les conserveries fournissaient de l'emploi. Mais, la pêche industrielle a tellement sollicité la ressource halieutique que l'on s'emploie actuellement à la reconstituer en réglementant très strictement les prélèvements. L'agriculture, naguère développée pour cause d'autosuffisance, a presque entièrement disparu vers 1965. Deux fermes laitières et un élevage bovin sont encore exploités dans l'Île de Havre-aux-Maisons et, dans l'Île d'Entrée, dont la moitié des sept km2 est réservée au pacage, on compte encore 60 vaches – autant que d'habitants. Enfin, une mine de sel constitue l'unique activité industrielle des Îles. Exporté, ce sel sert essentiellement à déglacer les routes d'Amérique du Nord.
Le Vacancier, navire de croisière de la CTMA qui sert d'hôtel pendant les trois journées d'escale aux Îles. |
Les Îles comptent six phares qui ont longtemps guidé la navigation dans le golfe du Saint-Laurent. Un seul demeure en activité, celui du Rocher aux Oiseaux. Les autres n'en gardent pas moins une précieuse valeur patrimoniale. (Photo Lucette Fournier) |
Mais, plus surprenante encore est l'histoire du peuplement. On sait que, bien avant l'arrivée des Européens, les Indiens Micmacs, qui avaient baptisé l'archipel Menagoesenog (les îles balayées par la vague), venaient en canot du continent pour y faire provision de viande de phoque et de morse. Le 25 juin 1534, Jacques Cartier aborde au Rocher aux Oiseaux (qu'il appelle l'Île aux Margaux) puis à l'île Brion. Surpris par l'abondance de sable, il dénomme l'archipel « les Araynes » (du latin arena). Mais, c'est finalement Samuel de Champlain qui inscrit sur la carte « La Magdeleine » à l'endroit où se trouve actuellement l'île du Havre Aubert. Certains prétendent que l'archipel doit en réalité son nom à François Doublet, originaire d'Honfleur et concessionnaire des îles, qui voulut ainsi honorer son épouse Madeleine Fontaine. Comme souvent en Amérique du Nord, les Français visitent les lieux, plantent une croix et une pancarte, font trois petits tours et puis s'en vont ! Les Îles passent ensuite de mains en mains sans qu'il n'y ait vraiment de colonisation.
Pendant longtemps, les Îles ont été un refuge. À plusieurs reprises, des gens contraints de fuir leurs terres sont venus s'y installer. Les premiers furent, entre 1761 et 1765, des Acadiens chassés de chez eux lors du Grand Dérangement. [1] Par le traité de Paris (1763), l'archipel devint anglais, comme le reste de la Nouvelle-France. D'abord rattaché à Terre-Neuve, il fut réintégré au Bas-Canada par l'Acte de Québec de 1774. Fuyant la Révolution, 250 Français (d'origine acadienne) arrivèrent de Miquelon en 1792, sous la houlette de leur curé, l'abbé Allain. Ce fut la première immigration importante. En 1798, un certain Isaac Coffin (sic) obtint de la Couronne britannique la concession des Îles. Il obligea les Madelinots à lui verser des loyers dont certains échurent même à sa descendance jusqu'en 1956 ! À ce socle francophone, s'ajouta un certain apport anglophone, essentiellement constitué d'Écossais et d'Irlandais arrivés à la suite d'échouages ou de naufrages. Actuellement, les anglophones sont regroupés dans deux îles : Grosse Île et l'Île d'Entrée. La règle du « chacun chez soi » semble de mise et, bien que l'on n'observe aucune animosité entre les deux communautés, l'impression est plutôt celle de « deux solitudes ». [2]
Les îliens furent longtemps très isolés. Encore au XXème siècle, le câble sous-marin qui les reliait au continent s'est rompu en 1910, obligeant à communiquer avec la Grande Terre au moyen d'un ponchon, un tonneau muni d'une voile et voguant comme une bouteille à la mer ! Cet isolement favorisa un certain particularisme langagier qui s'est quelque peu estompé avec l'irruption de la radio et, surtout, de la télévision. Malgré tout, l'oreille attentive relève encore quelques savoureuses particularités. Ainsi, le visiteur qui arrive aux Îles est un étrange (terme que n'aurait pas renié Montaigne). À propos de l'appât, de l'esche, les pêcheurs madelinots parlent de la boëtte (comme leurs collègues de l'île d'Oléron), et le varech s'appelle ici la boutarde (prononcer de l'arboutarde). La cuisine a ses spécialités : la bagosse, sorte de vin de fruits local, et le banax, tresse de pâte à pain jetée dans la friture que l'on mange au petit déjeuner avec du sirop d'érable ou de la mélasse. La liste n'est pas exhaustive, et il faudrait séjourner plus de trois jours pour la dresser.
Bref, les Îles ne sont plus ces lieux perdus et éventés ne vivant que de la morue et du homard. Comme partout au Québec, une population jeune et dynamique a pris son destin en mains. Elle s'est résolument tournée vers de nouveaux débouchés, au premier rang desquels figure le tourisme qui a l'avantage d'employer beaucoup de monde. Avec leur magnifique décor et leur nature intacte, les Îles se prêtent particulièrement bien à l'écotourisme. Facilement parcourues à pied ou en vélo grâce aux 105 km de routes et aux innombrables chemins, elles attirent de plus en plus les randonneurs et les touristes en quête d'originalité et d'authenticité. Mais, on cherche aussi du côté des nouvelles énergies et l'abondance de vent pourrait devenir une richesse après avoir été une nuisance. Un jour nouveau se lève sur les Îles !
Jean Leclercq
[1] Cette expression désigne l'expulsion, dans des conditions affreusement brutales, des populations françaises de l'Acadie, cédée à la Grande-Bretagne par le traité d'Utrecht (1713). Une partie de ces Acadiens se réfugia alors aux Îles de la Madeleine, formant le premier contingent d'immigrants, tandis que d'autres rejoignirent la Nouvelle-Orléans ou se dispersèrent dans tout le continent. Ce sombre épisode de l'histoire du Canada a été immortalisé par l'écrivain américain Henry Wadsworth Longfellow dans Evangeline. A tale of Acadie, poème épique publié en 1847.
[2] Hugh Mac Lennan. Deux solitudes. Traduit de l'anglais par Louise Gareau-Des-Bois. Paris, Éditions Spes (1963).
[3] La Coopérative des Transports maritimes et aériens (CTMA) possède deux traversiers dont l'un sert, à la belle saison, aux croisières partant de Montréal et, l'autre, fait la navette entre Souris (Île-du-Prince-Édouard) et Cap-aux-Meules (cinq heures de traversée).
Adresses : CTMA 435, chemin Avila-Arseneau, Cap-aux-Meules (Québec) G4T 1J3.
Téléphone : (+1) 418-986-3278.
Site : www.ctma.ca Courriel : [email protected]
Remerciements. L'auteur tient à remercier Monsieur Georges Gaudet, historien local et conférencier de la croisière, de l'aide qu'il lui a fournie pour la préparation du présent l'article.
Monsieur Gaudet ne se contente pas de raconter les Îles, il y a connu une vie aventureuse, exercé trente-six métiers et partagé avec son frère Donald la passion de l'aviation. Dans Deux frères, une passion, il narre l'odyssée aérienne que fut, pour les deux frères et leurs compagnes, à la fin de décembre 1978, le vol d'Alma (au bord du lac Saint-Jean) jusqu'à l'aérodrome de Havre aux Maisons, Un récit qui n'est pas sans rappeler ceux des pionniers de l'aviation qui ont tant fait rêver les deux frères tout au long de leur adolescence.
Georges Gaudet. Deux frères, une passion. ISBN 978-2-98077483-3-2 (105 p.)
Merci beaucoup pour ce voyage par procuration, et ses saveurs linguistiques. Cela m'a rappelé quelques souvenirs bretons ... Magdalena ou plutôt, Magdeleine
Rédigé par : Magdalena | 27/11/2017 à 23:41
Merci Jean pour ce papier bien documenté, j'ai appris beaucoup de choses! Je rêve d'accoster aux îles un jour... Isabelle Pouliot
Rédigé par : Isabelle Pouliot | 04/12/2017 à 13:41