En février 2010, j'ai posté un article intitulé « Élégie écrite dans un cimetière de campagne - poésie anglaise » .
Je décrivais, dans cette brève étude, mon long attachement à ce poème de Thomas Gray (1716-1771), ainsi que la visite que j'avais faite au cimetière de Stoke Poges, en Angleterre, qui constitue tant le décor du poème que le lieu où le poète a été inhumé.
J'y incluais le poème lui-même, accompagné d'une traduction française par Tollemache Sinclair.
J'ignorais alors que le chercheur américain James D. Garrison avait publié, trois mois auparavant, un ouvrage
intitulé A Dangerous Liberty, Translating Gray's Elegy, [1] dans lequel il consacrait 335 pages aux différentes traductions du poème. Parmi les traducteurs français évoqués, on compte Pierre Letourneur, dont la vie a donné lieu à une biographie anglaise écrite par Mary Cushing en 1908. Selon James Garrison, la biographe considère Letourneur comme un « traducteur noble d'âme et consciencieux, emporté dans l'immense enthousiasme pour la littérature anglaise qui s'est emparé de la France dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. » En revanche, elle
allait se montrer très critique de sa traduction de l'Élégie de Gray, n'y trouvant rien qu'elle puisse approuver : « le lecteur accoutumé au flux harmonieux des vers anglais ne saura guère les reconnaître lorsqu'ils sont revêtus d'une prose informe et sans couleur. »
En 1925, Alfred C. Hunter écrivit une biographie littéraire : « J. B. A. Suard :[2] un introducteur de la littérature anglaise en France ». Il se réfère au Journal étranger et à la Gazette littéraire de l'Europe, dirigés par Suard lui-même avec l'aide de l'Abbé François Baculard d'Arnaud, et dont l'objectif était de rendre la littérature britannique contemporaine accessible au public. Hunter estimait que ces revues contribueraient de manière significative au renouveau de la poésie française. Evoquant la formation du romantisme français, il estime que « cette mise au point commença en France dès le jour où l'on publia l'Élégie de Gray. »
En 1765, un écrivain anonyme et mystérieux écrivit « L'Élégie écrite sur un cimetière de campagne, traduite de l'Anglois de M. Gray. », publiée dans la Gazette littéraire. Cependant, dans une note en fin du document, les rédacteurs notèrent que « Cette traduction est l'ouvrage d'une Dame jeune et amiable qui joint aux agréments de son sexe des connoissances et des talens qu'un homme de Lettres lui envieroit. »
Qui était donc la mystérieuse traductrice ? Elle s'appelait Suzanne Curchod de Nasse Necker. Après avoir
été la maîtresse d'Edward Gibbon, célèbre historien britannique (auteur de L'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain) et Membre du Parlement anglais, elle avait épousé en 1764, peu de temps auparavant, le banquier et homme politique genevois, et ministre des Finances de Louis XVI, Jacques Necker. Plus tard, elle donnerait naissance à Anne-Louise-Germaine Necker, mieux connue sous son nom d'épouse, Madame de Staël [3].
Telle est l'une des histoires fascinantes narrées dans A Dangerous Liberty, Translating Gray's Elegy. Cet ouvrage va bien au-delà de l'étude de l'Élégie de Gray : par le tableau qu'il brosse de l'influence qu'ont exercée divers textes littéraires anglais sur le paysage littéraire français au XVIIIème siècle, il constitue un vrai tour de force.
Cinq ans après la publication de l'ouvrage de James Garrison, la maison d'édition australienne Leopold Classic Library a publié « Elegy Written in a Country Church-Yard : With Versions in the Greek, Latin, German, Italian, and French Languages » (Élégie écrite dans un cimetière de campagne : avec des versions en langues grecque, latine, allemande, italienne et française). [4] [5]
Certaines expressions utilisées dans ce poème font aujourd'hui partie de l'anglais littéraire. En voici quelques exemples : "the paths of glory"; "celestial fire" ; "far from the madding crowd", "the unlettered muse" ;"kindred spirit".
[1] Un autre poème auquel tout un livre est consacré est « Les fenêtres » par Apollinaire : “One poem in search of a translator: Rewriting ‘Les fenetres’ by Apollinaire”, Loffredo et Perteghella (published by Verlas Peter Lang).
[2] Jean-Baptiste-Antoine Suard, (1732-1817), homme de lettres et journaliste français.
[3] Germaine de Staël, femme de lettres passionnée, est morte le 14 juillet 1817
[4] Ceci s'inscrit dans les objectifs de publication de cette maison, qui cherche à faciliter un accès plus rapide à une grande réserve d'œuvres littéraires qui, n'ayant plus été publiées depuis des décennies, ne sont plus accessibles pour un public non spécialisé. Le contenu de la plupart des titres de la collection a été scanné depuis les éditions originales.
Pour le catalogue de Classic Library, voir www.leopoldclassiclibrary.com
[5] Gray's "Elegy" in translation
Jonathan Goldberg
Merci d'avoir évoqué cette belle élégie que je ne connaissais pas.
Rédigé par : Elsa Wack | 24/12/2017 à 01:45