Hamzeh Al-Maaytah, libraire à Amman, propose des livres qui célèbrent la vie.
L'article suivant s'inspire largement d'un article de Shira Telushkin, publié dans ATLAS OBSCURA
Traduction et note linguistique : Jean Leclercq
Hamzeh Al-Maaytah ne dort guère, mais quand cela lui arrive, c'est d'ordinaire sur un matelas caché par un paravent, dans le fond de sa librairie. À 36 ans, Hamzeh, est l'un des libraires les plus sérieux d'Amman (Jordanie) et certainement le plus excentrique. Il sautille plutôt qu'il ne marche, son discours est volontiers poétique et il s'exprime le plus souvent en arabe littéraire, (ou fosha), plutôt qu'en arabe dialectal jordanien utilisé typiquement dans la vie courante. Il révère l'écrit.
Libraire de la quatrième génération, Hamzeh dit de son travail qu'il est une vocation. «Je gère une salle des urgences de l'esprit,» explique-t-il, en cette fin de matinée, tout en sirotant un café à l'entrée de sa boutique. Il veut faire en sorte qu'il y ait toujours en Jordanie un endroit où l'on puisse avoir recours au pouvoir salutaire des livres, sans contrainte d'horaire ou de prix. Du reste, tous les prix se marchandent, et la maison pratique une politique généreuse de prêt ainsi qu'un bon système d'échange de livres qui permet aux clients de troquer n'importe quel ouvrage contre un autre sur les rayons.
La librairie al-Maa (Mahall al-Maa, en arabe), est blottie contre l'ancienne fontaine publique du nymphée romain, dans une rue tracée dans l'ancien lit de la rivière d'Amman. Al-maa veut dire l'eau et, comme l'ancienne fontaine publique, Hamzeh tient à ce que ses livres soient aussi accessibles que l'eau. Un puits gargouille toujours à l'entrée.
À la différence d'autres libraires d'Amman, al-Maa est un havre, un des rares endroits au monde où rien n'importe plus que l'amour des livres.
Un journaliste de Boston, Eric Boodman, qui a rencontré Hamzeh lors d'un séjour de quelques semaines à Amman au cours de l'été 2015, a été le plus surpris par la chaleur de son accueil. «Se rendre chez Hamzeh, c'est comme pénétrer dans un autre monde» écrit-il. « Après ma première visite, j'y suis retourné presque chaque jour, si bien que nous pouvions boire du thé et bavarder, tout en l'écoutant réciter des poèmes en s'accompagnant à l'oud [1] ou au synthétiseur. Pour faire son thé, Hamzeh attache sa théière à une ficelle et la descend dans le puits, pour recueillir l'eau glougloutante.
Hamzeh aime ses clients, mais s'inquiète de l'éducation stricte dispensée dans son orphelinat et dans d'autres écoles locales dont il redoute l'extrémisme. Il veut que sa librairie soit une oasis, loin de certaines des opinions haineuses qu'il voit trop souvent acceptées dans la société jordanienne. C'est pour cela qu'Hamzeh censure son choix de livres, et refuse absolument de vendre le genre de publications qui rend si rentables certaines librairies des alentours.
«Si j'étais un commerçant,» dit-il, «je vendrais des ouvrages traitant de conspirations, de magie, de généalogie et d'antisémitisme.» Une telle offre est assez courante dans le quartier. Quand, avec un ami, je suis entré dans une boutique voisine et que j'ai demandé le Protocole des Sages de Sion, on s'est empressé de m'en donner un exemplaire, avec deux autres ouvrages traitant d'autres conspirations judéo-sionistes qui, selon les termes mêmes du libraire, «prédisaient l'emprise sioniste avec une remarquable perspicacité.» À quelques pas de là, Mein Kampf était à l'étalage, à côté de biographies de Gandhi et de Tolstoï. Hamzeh non seulement se refuse à vendre de tels livres, mais il décline les dons d'ouvrages qui font l'apologie de toute forme de haine ou de violence. Un étudiant en médecine de Berkeley, Alan Elbaum, a rencontré Hamzeh lors d'un séjour d'été qu'il faisait en Jordanie pour étudier l'arabe. Il est ensuite resté en contact étroit avec le libraire qui lui a récemment donné six volumes du Talmud en arabe.
Al-maa offre environ 2.000 volumes auxquels s'ajoutent les plus de 10.000 autres stockés dans un dépôt voisin. Hormis son propre fonds, Hamzeh réalise des ventes en mettant des clients en rapport avec des propriétaires de livres des environs d'Amman. Il est parfaitement au courant de ce que les bibliophiles locaux et les libraires du voisinage ont dans leurs fonds, et des gens viennent souvent le voir avec des demandes précises.
Fondée à Jérusalem dans les années 1890 par le grand-père d'Hamzeh, Salman, la librairie familiale était connue comme le "Trésor d'al-Jahith". En 1921, la boutique est passée aux mains de Khalil, le fils de Salman. Par la suite, Khalil rachètera les bibliothèques de hauts fonctionnaires britanniques sur le départ, à l'occasion d'une vente aux enchères qui lui permit d'acquérir l'énorme quantité de livres dont les rayonnages d'Hamzeh sont encore garnis et qui vont d'ouvrages sur le Commonwealth britannique aux premiers livres de latin. Khalil est mort en 1947 et son fils, Mamdouh, a déménagé les livres nouvellement acquis à Amman. Là, par la suite, il se maria et réouvrit le magasin. Mamdouh mourut lorsque Hamzeh – le cadet de ses dix enfants – n'avait que 12 ans, laissant à son aîné, Hisham, la gestion de son magasin.
Hamzeh enfant, avec son père Mamdouh (à gauche) et, à droite, Mamdouh.
(Clichés aimablement communiqués à Atlas Obscura par Hamzeh Al-Maaytah)
«Mon père était un médecin de l'âme,» dit Hamzeh, décrivant les veillées qu'il passait avec son père, au magasin. « N'importe qui pouvait entrer dans la boutique et, après quelques questions, mon père savait exactement quel livre lui proposer. Il lisait tout le temps. Je n'en suis pas encore là.»
«Un livre ne peut avoir de prix fixe» dit Hamzeh. « Le prix est fonction du livre, de la personne et de l'auteur – si l'on met un prix sur un livre, on modifie le rapport entre la personne et le livre. Si l'on dit : celui-ci 10 dinars et celui-là 20 dinars, la personne va penser que le second est meilleur que le premier. Mais, comment puis-je savoir dans quelle mesure quelqu'un a besoin de tel ou tel livre à un moment donné ? Quel est le meilleur livre pour cette personne?» Pour Hamzeh, une édition princeps de Virginia Woolf peut avoir autant de valeur qu'un manuel de biologie de 1933.
Quand je demande à Hamzeh s'il a un livre préféré, ma question le heurte. Sous le choc, il porte éloquemment la main à son cœur, et me répond : « Un livre préféré! Non! C'est excessif ! Dire qu'un livre est meilleur que tout autre... Non, je ne pourrais jamais dire cela.» Il aime tous les livres de son fonds, également et furieusement, un point c'est tout !
Mais un commerce ne vit pas seulement d'amour. Ces dernières années, une méchante maladie et des investissements insuffisants ont précarisé l'avenir d'al-Maa. Hamzeh a déjà réduit sa participation à des salons du livre et à d'autres projets. Sous la houlette d'Alan Elbaum, une poignée de clients fidèles a lancé une ititiative pour sauver le magasin. Des milliers de dollars de dons ont été versés par des universités, des enseignants et des étudiants. Mais Hamzeh n'est pas sûr de pouvoir continuer. La collecte de fonds n'a atteint que la moitié de son objectif de 15.000$ (les dons venant surtout des États-Unis et du Royaume-Uni), mais les contributions diminuent. La clientèle est fidèle, mais peu fortunée, et Hamzeh devra peut-être quitter al-Maa. Pourtant, nombreux sont ceux qui ne peuvent l'imaginer autrement que sirotant du thé, les jambes croisées dans un coin de sa boutique, dispensant des conseils littéraires et suggérant des livres soigneusement conservés à tous ceux qui s'arrêtent au magasin.
En cette fin d'après-midi, un vieil homme borgne entre dans la boutique. Il cherche des livres pour ses trois enfants. Hamzeh passe à l'action, saisissant des ouvrages sur les étagères et en extrayant habilement d'autres des piles qui encombrent sa boutique. L'homme examine les rayonnages et choisit finalement quelques romans. Avec hésitation, il tend quelques billets qu'Hamzeh accepte immédiatement, l'invitant à revenir lorsqu'il en aura besoin d'autres. «Ici, dans les rayons, les livres sont morts. Le plus important, c'est que les enfants les lisent,» dit-il.
L'étalage de la librairie. (Photo Hussein Alazaat)
Tandis que l'homme s'éloigne, Hamzeh me montre un livre d'enfants, en arabe, sur les frères Wright qu'il a tiré d'une pile d'ouvrages, un exemplaire d'un des premiers livres qu'il ait lu. Il commence à chanter «I believe I can fly», en feuilletant les pages et en me racontant comment son père lui a appris à lire, pendant ces fins de soirée tranquilles passées dans la boutique. «Peut-être serait-ce mon livre préféré,» dit-il prudemment. «Tout le monde pensait que les frères Wright étaient fous, mais ils croyaient à l'impossible et étaient à sa poursuite. Ils nous ont appris que l'homme pouvait voler.»
[1] L'oud est un instrument de musique à cordes pincées. Il tire son nom de l'arabe al-oud (le bois).
Note linguistique
L'arabe est parlé par environ 350 millions d'individus dans le monde et c'est la langue officielle de 22 États qui s'étendent de l'Atlantique à l'océan Indien et au golfe Arabo-Persique. Initialement parlé par les tribus de la côte occidentale de ce qui s'appelle aujourd'hui l'Arabie saoudite et le Yémen, l'arabe s'est répandu dans tout l'Orient et bien au-delà. C'est une langue sémitique apparentée à l'akkadien, à l'hébreu, à l'ancien syriaque et même à certaines langues d'Afrique comme l'amharique. Sa propagation et l'expansion de son aire territoriale sont liées à l'essor de l'Islam. Mais, en s'imposant dans les différentes régions où il est devenu langue d'usage, l'arabe a subi l'influence des langues locales auxquelles il se substituait : l'ancienne langue copte en Égypte, le substrat berbère au Maghreb, etc. D'où l'existence d'au moins cinq groupes dialectaux dont le groupe dit du Levant, réunissant les locuteurs d'arabe syro-libano-jordano-palestinien dont il est question dans l'article. Mais, pour tout ce qui est officiel, formel, solennel, on recourt à l'arabe littéraire (ou Fosha), parfois très éloigné de la langue parlée dans la rue. Face à ce dualisme, des écrivains se sont demandé dans quelle langue il leur fallait écrire ? C'est ce qu'a magnifiquement exprimé le poète syrien Nizâr Qabbânî :
Quand j'ai commencé à écrire, mon premier souci a été la langue que j'allais utiliser. Il y en avait une, grandiose et offrant de prodigieuses possibilités, mais les linguistes en avaient fait leur terrifiant monopole, l'enfermant derrière leurs portes, l'empêchant de se mêler à d'autres et de sortir dans la rue.
La langue était un domaine privé, dont ces lignuistes formaient la société d'exploitants. Toute sentence à rendre quant à la légalité d'un mot, de la transposition en arabe de tel ou tel terme technique ou scientifique demandait aux académiciens trois années d'observation et d'interrogation des étoiles, sans compter des milliers de verres de thé et d'infusion de camomille.
À côté de cette langue hautaine interdisant toute familiarité, il y avait la langage populaire, vif, changeant uni aux nerfs des gens et aux petits faits quotidienne. de leur existence.
Entre elles deux, tous les ponts étaient coupés. La première ne s'abaissait à aucune concession à la seconde et celle-ci n'avait pas l'audace de frapper à la porte de celle-là pour entrer et causer avec elle.
Aussi ressentions-nous un étrange dépaysement, ballotés que nous étions entre la langue que nous parlions dans nos foyers, dans la rue, au café, et celle dans laquelle nous rédigions nos devoirs scolaires, écoutions les cours de nos professuers, passions nos examens.
Car l'Arabe lit, écrit, parle en public dans une langue ; mais c'est dans une autre qu'il chante, plaisant, se querelle, câline ses enfants et courtise les yeux de sa belle.
Cette double langue qui nous est propre a fait que sont aussi doubles nos pensées, nos sentiments, nos vies.
Il fallait y remédier. Est alors néeune langue tierce, quiempruntait à la langue académique sa logique, sa sagesse, sa pondération, et au langage populaire sa chaleur, son courage et ses téméraires conquêtes. [1]
Parviendront-ils, comme Pouchkine l'a fait pour la langue russe, à marier et à harmoniser langue savante et langue populaire, dans le sens d'un formidable enrichissement sémantique ? L'avenir nous le dira.
[1] Nizâr Qabbânî. Ma vie avec la poésie (extraits) suivi de Notes sur le cahier de la défaite. Traduit de l'arabe (Syrie) par Claude Krul. Thonon-les-Bains. Alidades création, 2015, 37 pages.
Un article passionnant et excellemment traduit !
Les livres on t encore de beaux jours devant eux quand des libraires aussi passionnés assurent leur circulation!
Rédigé par : jean-paul | 06/12/2017 à 05:24