L'analyse qui suit est redigée pour ce blog par notre fidèle contributrice, Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises.*
Quand la jeune danseuse de music-hall afro-américaine Joséphine Baker et le peintre-affichiste français Paul Colin se rencontrent lors des répétitions de La Revue Nègre à Paris, en 1925, tous deux sont encore inconnus du grand public. Nul ne se doute alors que ce spectacle va les propulser tous deux vers une célébrité qui deviendra vite internationale, et les révéler l'un et l'autre comme des figures marquantes des années folles, cette décade (1920-1930) extraordinaire qui continue de nous fasciner par sa gaîté, son audace, sa modernité et son éblouissante vitalité artistique.
Paul Colin | Joséphine Baker |
Fraîchement débarquée de New York, Joséphine Baker [1] n'a que 19 ans quand elle arrive à Paris pour danser dans La Revue Nègre. Après une enfance pauvre à Saint Louis, dans le Missouri, elle avait quitté très jeune sa famille pour tenter sa chance dans le monde du théâtre et de la danse. Elle part ainsi à New York à l'époque de la « Harlem Renaissance », et réussit à se faire engager comme choriste (« chorus girl ») dans les music-halls de Broadway, dont le très populaire Shuffle Along (1921): c'est là qu'elle est un jour remarquée par Caroline Dudley Reagan, une amie d'André Daven, directeur artistique du Théâtre des Champs Elysées à Paris.
Celui-ci cherche à donner un second souffle à son théâtre alors en difficulté, et sur la suggestion du peintre cubiste Fernand Léger, projette d'engager une troupe entièrement afro-américaine pour son prochain spectacle. Caroline Dudley Reagan engage alors huit choristes – dont Joséphine Baker, qui remplace la vedette (Ethel Waters) initialement prévue – et douze musiciens pour monter La Revue Nègre au Théâtre des Champs Elysées. En septembre 1925, Joséphine Baker embarque ainsi pour Paris avec le reste de la troupe
Paul Colin [2] lui aussi, venait d'être engagé cet automne-là par André Daven comme décorateur et affichiste pour le Théâtre des Champs Elysées. Né à Nancy en 1895, il y avait fait des études de peinture et d'architecture sous la direction d'Eugène Vallin, un représentant de l'Art Nouveau. Après avoir fait la guerre de 14-18, Colin rentre à Paris et commence à travailler comme affichiste, notamment pour Le Voyage Imaginaire de René Clair en 1925.
La rencontre entre la jeune danseuse et le peintre-affichiste sur le plateau de La Revue Nègre est un heureux coup du destin: elle va faire naître entre eux à la fois une passion amoureuse - qui se muera par la suite en une longue et fidèle amitié - et une longue et fructueuse collaboration artistique, dont Joséphine sera la muse, et qui inspirera à Paul Colin une série d'affiches brillantes, reconnues comme des chef-d'œuvre de l'art graphique.
La Première de La Revue Nègre, le 2 octobre 1925, au théâtre des Champs Elysées, qui va révéler au public ces deux artistes, fait date dans les années folles: elle marque de manière emblématique l'explosion de la « folie noire » qui est un des aspects les plus frappants de cette décade [3]. Cette « folie noire » se manifeste à travers différents milieux de la société française comme une fascination et une passion pour les cultures «nègres» (l'adjectif acquiert des connotations positives a l'époque) et englobe un amalgame complexe, et souvent paradoxal, d'exotisme africain et afro-américain.
La Revue se compose de plusieurs tableaux à décors mobiles qui évoquent le milieu afro-américain: les quais du Mississipi, les gratte-ciel de New York, un village de Louisiane, une plantation, un cabaret, etc. Le « jazz-band » qui accompagne la Revue – et dont le pianiste est Claude Hopkins et le clarinettiste, Sydney Bechet - enchaîne d'abord les morceaux de blues, puis improvise sur les rythmes trépidants du jazz et du charleston. Les danses, à chorégraphie inédite, alternent avec des numéros burlesques, dans la tradition du vaudeville américain. La troupe est brillante et séduit le public par sa nouveauté, son énergie, et sa gaîté.
Mais le clou du spectacle, c'est l'apparition fracassante de Joséphine Baker: elle se déhanche, grimace, se contorsionne, danse le charleston sur un rythme effréné, quitte la scène à quatre pattes, et dans le numéro de «La Danse Sauvage» qui paraît vers la fin de la Revue, elle surgit sur fond de jungle, quasiment nue à l'exception de quelques plumes, dans un duo érotico-suggestif avec son partenaire, Joe Alex.
Ce spectacle crée une onde de choc sur la scène parisienne: pour les uns, c'est un scandale, et pour les autres, une révélation. En une nuit, Joséphine Baker devient la sensation du Tout Paris: parmi son public, composé pour la plupart de la haute société parisienne, on compte aussi des artistes, écrivains et intellectuels, tels Jean Cocteau, Pablo Picasso, Darius Milhaud, Ernest Hemingway et George Simenon, qui vont contribuer à susciter pour elle un engouement extraordinaire.
Célébrée comme « perle noire », « Vénus d'ébène » et « idole noire » par ces milieux parisiens, Joséphine Baker devient alors l'icône centrale de la « folie noire » qui traverse les années folles.
La première affiche de Paul Colin pour La Revue Nègre, qui le rendra célèbre, capture avec brio le cocktail d'ingrédients culturels qui composent cette «folie noire»: au premier plan d'une composition en triangle, deux têtes stylisées de danseurs noirs, sourires élargis et épaisses lèvres rouges, évoquent sur un mode comique et caricatural les « blackface minstrels » [4] qui faisaient partie des vaudevilles américains. En arrière-plan, une danseuse noire en robe blanche très courte se détache, mains sur les hanches dans une pose à la fois rieuse et provocante.
L'affiche foisonne de connotations et de références culturelles, et frappe d'emblée par l'impact et la modernité de son graphisme, marqué par le style Art Déco [5]. Les figures des danseurs et musiciens évoquent la gaîté, le rire, l'audace, l'explosion d'énergie; le dynamisme visuel de l'affiche suggère aussi le rythme et la liberté du jazz qui animait La Revue, et qui est alors au sommet de sa vogue en France. [6]
C'est la musique de Sydney Bechet, de Cole Porter, ou George Gershwin qu'on écoute dans les cabarets, les dancings et les boîtes de nuit parisiens, où on danse allègrement le charleston. Le jazz évoque l'Amérique, et symbolise une certaine modernité, en accord avec le rythme et la vitesse du monde nouveau qui apparaît avec les nouvelles technologies, comme les automobiles, les avions, la radio, le cinéma…Le jazz est en symbiose avec « l'Esprit Nouveau » qui inspire les mouvements d'avant-garde (modernisme, cubisme, expressionisme, futurisme, surréalisme, dadaïsme) qui fleurissent alors à Paris; enfin, le jazz transmet une atmosphère de fête et de gaîté qu'illustre avec éclat l'affiche de Paul Colin, et qui caractérise à la fois la «folie noire» représentée par Joséphine Baker, et la joie de vivre si particulière aux années folles.
Cette joie de vivre, cette gaîté intense et parfois frénétique, surgit dans la société française après les longues années d'épreuves et privations subies pendant la Grande Guerre de 14-18, encore fraîches dans la mémoire collective. Chacun veut profiter de la vie, à tout moment et sous toutes ses formes, et cet intense désir de vivre s'accompagne souvent d'une revendication radicale de liberté, d'une volonté de faire exploser toutes les contraintes et tous les tabous qui pourraient l'entraver. Un vent de rébellion souffle alors en France, qui bouscule les conventions morales, sociales, religieuses et sexuelles de la bourgeoisie traditionnelle: l'homosexualité et la bisexualité s'affichent ouvertement dans certains milieux parisiens; les femmes s'émancipent, se coupent les cheveux à la garçonne comme Joséphine, et abandonnent le corset qui les emprisonnait.[7]
Par sa nudité sur scène, par l'érotisme de la « danse sauvage » où elle se déchaîne, Joséphine Baker incarne cette rébellion, et cette revendication de la liberté et du plaisir qui sont au cœur de la séduction qu'elle exerce sur le public de l'époque.
Cette dimension de son personnage trouve son expression iconique dans une photo qui fut produite en 1926 pour le nouveau spectacle des Folies Bergères, intitulé La Folie du Jour.
La «Vénus Noire» y apparaît nue, à l'exception d'une ceinture de bananes et de quelques bracelets et colliers au cou et aux chevilles; elle est cambrée dans une pose provocante, tête penchée, main sur la hanche, sourire éclatant, coupe garçonne et accroche-cœur.
La charge érotique de l'image, accentuée par la fameuse ceinture de bananes (qui a suscité tant de commentaires!) en souligne l'audace, et suggère une liberté sexuelle que Joséphine pratiquait d'ailleurs sans tabous dans sa vie personnelle.
Un élément, pourtant, peut déranger aujourd'hui dans cette image. Le costume pseudo-africain de Joséphine, et son exotisme de pacotille, renvoient à un stéréotype courant dans la culture française de l'époque, dans lequel l'image de l'Africain est associée avec le « primitif », le « sauvage », et une sexualité débridée. Ce «fantasme blanc», issu de préjugés racistes et colonialistes, reflète toute la complexité – et l'ambiguïté - de la « négrophilie » [8] alors apparente dans différents milieux de la culture française.
Les affiches de Paul Colin contrebalancent cette image en faisant apparaître l'humour et la dimension auto-
parodique que Joséphine apportait à ses performances. Elle louchait, gonflait les joues, roulait des yeux et grimaçait sans trêve pendant ses danses, non seulement pour parodier son propre personnage, mais aussi, précisait-elle, parce que c'était pour elle un moyen d'expression physique supplémentaire, une manière plus intégrale de faire exploser tout ce qui pouvait entraver la liberté de son corps.
Dans un album magique, intitulé Le Tumulte Noir, et publié en 1927 [9] , l'année même où Joséphine publie son autobiographie [10] (à l'âge de 21 ans !), Paul Colin ressaisit tout ce que la «folie noire» incarnée par Joséphine Baker et La Revue Nègre ont pu représenter pour les années folles. Il en épure et sublime les images, dans une constellation où les danseurs et les musiciens de jazz se métamorphosent en abstractions, en rythmes visuels, et où la danseuse en pagne de bananes, dépouillée de tout érotisme facile, se trouve transmutée en une arabesque légère, emportée par la danse.
Dans Le Tumulte Noir, Paul Colin capture un esprit dont la gaîté, le rythme, l'audace, et la suprême élégance fut celui du jazz et des années folles, et qui fut aussi l'esprit de Joséphine Baker.
[1] Joséphine Baker est née le 3 juin 1906 sous le nom de Freda Joséphine Mac Donald. Sa mère, Carrie Mc Donald, et son père, Eddie Carson, (dont on pense qu’il n’est pas le père biologique de Joséphine) chantaient et dansaient occasionnellement dans les vaudevilles à Saint Louis. Joséphine commence à danser à 13 ans dans un théâtre de Saint Louis, et épouse au même âge WillieWells, porteur à Pullman. A l’âge de 15 ans, en 1921, elle épouse Willy Baker, dont elle divorce en 1925, mais dont elle gardera le nom.
[2] Paul Colin (1892-1985) devient le chef de l'école moderne de l'affiche lithographiée après la Première Guerre Mondiale. Il est l'auteur de plus de 1 400 affiches, et maints décors de théâtre et de costumes. Il est d’abord reconnu comme un grand maître de l’Art Déco par son emploi de formes géométriques, de couleurs audacieuses et de figures stylisées ou caricaturales. Il évolue ensuite vers un style unique, où se mêlent l’abstraction et l’influence cubiste et surréaliste.
[3] Cet engouement pour la culture «nègre» est multiforme. « L'art nègre» découvert au cours de la colonisation française en Afrique sub-saharienne influence à l’époque la peinture cubiste de Picasso, Braque et Fernand Leger. En 1917, Francis Poulenc compose une Rapsodie Nègre, et en 1919, Paul Guillaume présente dans sa galerie la première «Exposition d'Art nègre et d'Art océanien ». La même année, il offre une «Fête nègre» au théâtre des Champs-Élysées qui marqua son directeur artistique, André Daven. En 1923, le Théâtre des Champs Elysées présente un ballet intitulé « La Création du Monde », adapté de L'Anthologie Nègre de Blaise Cendrars. En 1924, un club de jazz dansant appelé «Bal Nègre» s’ouvre au 33 rue Blomet, qui deviendra renommé.
[4] Les « black minstrel shows », ou « blackface comedies », étaient un sous-genre des « minstrel shows» du XIXème siècle, où des comédiens blancs se grimaient en noir pour imiter ou caricaturer les chants et danses des esclaves. Après la Guerre Civile américaine, ces spectacles sont repris par des comédiens noirs souvent re-grimés en noir, et qui transforment le sens originel du spectacle.
[5] Le terme «Art Deco» dérive de «L’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes», qui se tient à Paris en 1925, et qui inclut des architectes comme Le Corbusier, dont le pavillon s’intitule «Esprit Nouveau».
[6] Le jazz américain, déjà apparu en France au début du siècle avec le «ragtime» et le « cake walk », est ensuite propagé par les soldats américains pendant la guerre de 14-18, puis par la radio pendant la décade suivante. Il inspire alors des poètes comme Jean Cocteau et Guillaume Apollinaire, et des musiciens comme Igor Stravinski, qui compose Ragtime en 1919.
[7] C’est l’époque des suffragettes, où les femmes revendiquent non seulement une plus juste représentation politique mais une liberté de comportement plus grande: elles fument, dansent, font du sport, conduisent une automobile, et s’habillent “ à la garçonne ” : coiffure courte et robe longiligne, selon le style mis à la mode par Coco Chanel.
[8] Le mot «négritude» qui revendique à la fois le statut et la fierté de la culture noire, sera davantage utilisé dans la décade suivante par les écrivains africains et antillais, et également par Jean-Paul Sartre, qui s’en fera le défenseur.
[9] Le Tumulte noir: Joséphine Baker et la Revue nègre, 42 dessins de Colin lithographiés par Mario Ferreri, Paris, 1927.
Les lithographies du Tumulte Noir, chef d’œuvre de l’art décoratif, furent colorées à la main selon la technique du pochoir, et publiées en 500 exemplaires. Les musiciens et danseurs de La Revue Nègre et Joséphine Baker y sont représentés dans un style qui combine l’Art Déco, le cubisme, les calligrammes, la caricature, et sont marquées par l’influence du peintre Fernand Léger, ainsi que de l’artiste Miguel Cavarrubias, qui composa les décors de La Revue Nègre.
Sur la page de dédicace, l’album inclut un petit texte écrit de la main de Joséphine Baker, où elle raconte de manière humoristique la fascination des Parisiens pour le charleston.
Parmi d'autres articles contribués par Michèle DRUON :
Colette : École Buissonnière à New York
Camus, de Saint-Exupéry et Genet - toujours populaires dans le monde anglo-saxon
Revue de L’Ecume des Jours/ Mood Indigo de Michel Gondry
* Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d’Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d‘Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l’University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Et elle avait une si jolie voix!
Rédigé par : Elsa Wack | 06/01/2018 à 01:17