Recension
traduite de l'anglais par Marie Nadia Karsky *
original English review by Geraldine Brodie
David Bellos |
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David Bellos est professeur de français et de littérature comparée et Directeur du Program in Translation and Intercultural Communication de l'Université de Princeton. Il est l'auteur de Romain Gary: A Tall Story (chez Vintage Digital, 2010) et Georges Perec: A Life in Words (chez David R. Godine, 1993) (Prix Goncourt de la biographie), entre autres livres, et le traducteur de Chronicle in Stone: A Novel by Ismael Kadare (Arcade Publishing, 2011), entre autres traductions.
Geraldine Brodie, notre Linguiste du mois d'août 2016 et depuis lors contributrice fidèle à ce blog, est maître de conférence en théorie de la traduction et en traduction du théâtre, et responsable de la maîtrise en théorie et pratique de la traduction à l'University College London. **
Le dernier livre en date de David Bellos a pour couverture un volume, de couleur poussiéreuse, en partie masqué par un ruban portant le titre The Novel of the Century (Le Roman du siècle). Cette illustration, qui sert d’introduction graphique au contenu de l’ouvrage, nous promet des surprises. Sous-titré « The Extraordinary Adventure of Les Misérables » (Les aventures extraordinaires des Misérables), l’ouvrage invite le lecteur à partir à la découverte de l’œuvre la plus célèbre de Victor Hugo, à en explorer la création, le contenu, et le contexte, ainsi que les traductions et adaptations qui lui ont succédé. Bellos nous sert de guide : son savoir encyclopédique constitue une source intarissable d’informations insoupçonnées, et le plaisir évident qu’il prend à cette exploration est contagieux. Son ouvrage nous instruit tout en nous divertissant. Surtout, Bellos se donne pour tâche d’examiner la réputation des Misérables : si cette œuvre, de nos jours, est davantage reconnue pour ses produits dérivés (films, pièces de théâtre ou comédies musicales), il souligne l’importance du roman et sa vigueur littéraire persistante, que ce soit lors de sa création ou à l’époque actuelle.
L’affection que Bellos porte à Victor Hugo et à son œuvre se ressent dans les pages de son livre, mais il s’adresse à un large public, qui aborde Les Misérables depuis des perspectives diverses et dont le degré de familiarité avec l’œuvre varie. Dans une note d’intention savoureuse, Bellos reconnaît que lui-même, tout professeur de français qu’il est, n’a lu Les Misérables que tardivement, et que c’est alors qu’il a compris qu’il « n’avait jamais auparavant lu une œuvre à la fois si extraordinairement diverse mais si concentrée autour de son fil conducteur. » Il suggère aux néophytes de lire, pendant un an, un chapitre des Misérables par jour, dans la mesure où l’ouvrage en comporte 365. Si j’ai commencé par suivre ce conseil, je suis rapidement arrivée à la conclusion qu’il vaut mieux adopter l’approche qui a été celle de Bellos lui-même : l'immersion
totale. Il n'empêche : une des manières dont Bellos rend hommage à la composition de cet ouvrage de Victor Hugo est d’organiser son étude en cinq parties plus ou moins chronologiques, faisant ainsi écho à la structure du roman. Entre chacune de ces parties, Bellos insère un bref « interlude » qui examine un point sans rapport évident avec le roman, comme, par exemple, 'Inventing the Names' ou 'High Style, Low Style, Latin and Slang'.(« L’invention des noms » ou « Du style noble et du style bas, du latin et de l’argot »).
La référence théâtrale à l’interlude est tout particulièrement appropriée dans une œuvre qui analyse l’héritage filmique et dramatique des Misérables. Bellos indique que le premier enregistrement cinématographique que l’on possède d’une œuvre de fiction est un extrait, datant de 1897 et tourné par les frères Lumière, qui présente un acteur inconnu jouant des personnages clés de l’œuvre ainsi que celui de Victor Hugo. Depuis, « ce roman de Victor Hugo a alimenté l’industrie du cinéma de presque tous les pays, et Les Misérables est le roman le plus souvent adapté de tous les temps. » Bellos est généreux dans son évaluation de ces adaptations : pour lui, les anachronismes et les scènes inventées, comme les drames judiciaires dépeignant la condamnation aux travaux forcés de Jean Valjean, « ne viennent pas contredire ce que Victor Hugo veut faire comprendre à ses lecteurs. »
Bellos relève lui-même le défi de l’adaptation en composant un scénario filmique pour une adaptation imaginaire qui commencerait sur le champ de bataille de Waterloo, moment qu’il considère être d’une importance vitale pour Victor Hugo comme pour son roman, mais qui est souvent omis dans les relectures du récit.
La vision cinématographique de Bellos s’affirme au cours de son ouvrage par le biais d’une série d’images pittoresques de la vie de Victor Hugo et de son environnement. Les descriptions du mobilier de l’appartement de l’écrivain à Paris fournissent une clé pour comprendre ses activités politiques et professionnelles. Bellos n’est pas particulièrement impressionné par les tentatives de décoration intérieures que Victor Hugo a menées dans la demeure de Hauteville House à Guernesey, les descriptions détaillées qu’il fournit témoignent cependant du degré auquel l’écrivain s’est créé un foyer, pour lui comme pour sa famille et plus largement pour tout son entourage lors de son exil. [1] L’intérêt que Bellos ressent pour la dimension visuelle l’a même poussé à insérer un guide des couleurs et de leurs codes, censé « aider à lire les ouvrages de fiction écrits en France avant 1865 environ ». Ceci est typique de l’attention érudite aux détails, omniprésente dans l’ouvrage de Bellos, attention qui participe du plaisir de lecture tout en transformant notre compréhension du texte de Victor Hugo. Dès les premières lignes de l’introduction, le sujet est abordé à la manière d’un documentaire : le livre s’ouvre sur des images du ferry le Commodore Clipper naviguant de Portsmouth à Guernesey, entremêlées à la narration de l’arrivée de Victor Hugo dans cette même île en 1855. La lecture de l’ouvrage commence ainsi comme celle d’une aventure policière : pourquoi, et comment, le roman Les Misérables a-t-il été écrit à Guernesey ?
David Bellos analyse les traductions des Misérables de manière aussi ludique et en s’adressant à un lectorat aussi large que ce qu’il avait fait dans son livre Le poisson et le bananier (traduit de la version anglaise, Is That a Fish in Your Ear? Translation and the Meaning of Everything, chez Farrar, Straus & Giroux, 2012), dont le succès avait été retentissant (et que je recommande d’ailleurs à mes étudiants en traduction). Il examine la variété diachronique de ces traductions, incluant une édition piratée de 1863 publiée à Richmond, en Virginie, dont la préface comporte les lignes suivantes : « les lecteurs sudistes ne se plaindront guère de l'omission de quelques paragraphes anti-esclavagistes ». Parmi d'autres traits dignes d'être observés, Bellos remarque que « les lecteurs britanniques ont dû attendre 2008 pour disposer du texte intégral des Misérables, dans l’ordre de lecture correct », soit vingt-trois ans après sa traduction complète en chinois. Du point de vue lexical, il relève que la traduction peut résulter en des conséquences involontaires : l’une des premières adaptations filmiques, celle de Richard Boleslawski, représente Jean Valjean sous les traits d’un galérien, caractéristique retenue ensuite dans la comédie musicale, jouée à Broadway, de Boublil et Schönberg. Ceci est dû à une traduction erronée de l’expression française « la peine des galères », signifiant les travaux forcés, mais qui ne renvoyait plus depuis longtemps aux galériens, même à l’époque de Victor Hugo. Ce sont toutefois les connotations maritimes du mot « galère » qui ont dicté le choix adopté par l’un des premiers traducteurs, et cette image de Jean Valjean est une de celles qui a persisté.
Bellos se sert de ses connaissances pointues en matière de terminologie et de définition pour débattre de l’idéologie des Misérables. Pour lui, cet ouvrage se situe dans une mouvance progressiste mais non radicale : cette dernière étiquette lui a été collée suite à un changement dans l’acception du terme de « prolétariat » (il signale que Marx s’y connaissait moins bien en structure politique romaine que Victor Hugo). Il explore les points de vue, parfois opposés, sur la religion et la politique que le romancier adopte dans cette œuvre, pour les envisager non pas comme des visions contradictoires, mais comme un panoramique des différents aspects que ces thématiques pouvaient prendre. Au sujet des polémiques religieuses, Bellos écrit que « l’intention est bien d’irriter les gens des deux bords. Comment ce roman pourrait-il, sinon, vraiment promouvoir une grande réconciliation entre des factions et des classes dont les conflits, déplorables et sanguinaires, loin d’être nécessaires à la vie sociale, n’en formaient qu’un aspect contingent ? » Du point de vue politique, l’auteur s’interroge sur « la place véritable du roman sur l’échiquier des convictions politiques, qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite ». Ce vaste panorama explique pourquoi on a pu saluer dans Les Misérables « Le Roman du siècle » : si cet ouvrage a pris une part virulente aux débats de son époque, il a aussi constitué une force de transformation. Bellos considère que Les Misérables ont contribué à changer les perceptions de la pauvreté. Les convictions de Victor Hugo continuent à nous atteindre, par le biais de nombreux avatars de cette œuvre : comme le dit l’auteur : « en un sens, nous sommes maintenant tous hugoliens. »
The Novel of the Century n’est pas tant une étude du contenu des Misérables qu’une analyse de son contexte et de son influence, nous renseignant sur l’écriture de ce roman et sur la préparation de sa publication. Tout en nous communiquant ces informations, Bellos fournit pléthore de commentaires et de détails amusants aux lecteurs qui ont lu, ou vont sans doute lire, Les Misérables, ou encore qui connaissent simplement certains des personnages, voire uniquement l’intrigue sous une forme ou une autre. L’auteur est très convaincant sur l’importance que revêt ce roman de Victor Hugo, il se montre également très ouvert aux myriades de façons dont on peut l’aborder. Œuvre riche que Les Misérables : comme pour le menu du banquet fêtant sa publication reproduit en détail dans The Novel of the Century, on peut se contenter de picorer certains plats ou, au contraire, on choisira de s’en repaître… quoi qu’il en soit, ce roman demeure un tour de force littéraire.
[1] Voir l'article paraissant sur ce blog : Victor Hugo, travailleur de la mer...
* Marie Nadia Karsky vit et enseigne à Paris, elle est maître de conférences au département d'études des pays anglophones (DEPA) de l'Université Paris 8. Elle enseigne la théorie et la pratique de la traduction, et travaille sur la traduction théâtrale, en particulier Molière traduit en anglais. Elle a récemment co-dirigé un numéro de Journal of Adaptation in Film and Performance avec Geraldine Brodie, et un numéro de la collection Théâtres du monde (Presses Universitaires de Vincennes) avec Céline Frigau Manning. Elle a traduit, en collaboration avec sa collègue Claire Larsonneur, la pièce Playhouse Creatures pour les Presses Universitaires du Mirail (Toulouse). Marie Nadia parle le russe et l'allemand et se passionne pour les arts scéniques, en particulier l'opéra et la danse.
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** Geraldine a imaginé et co-organisé la série de conférences Translation in History et le Theatre Translation Forum et elle a été co-rédactrice en chef de la revue en ligne New Voices in Translation Studies de 2012 à 2015.
Ses recherches portent sur les pratiques de traduction du théâtre dans le Londres contemporain, y inclus la collaboration du traducteur dans la production du spectacle, ainsi que l'intermédialité et l'interlinéarité des surtitres. Elle donne fréquemment des présentations sur ces sujets au Royaume-Uni et à l'international et son travail figure dans de nombreuses publications. Geraldine est membre du panel de partenaires d'ARTIS, une nouvelle initiative de formation en recherche dans le domaine des études de traduction et d'interprétation.
Geraldine est détentrice d'une maîtrise en littérature comparée du University College London et d'un diplôme de premier cycle à Brasenose College, Oxford, où elle s'est spécialisée en linguistique, vieil et moyen anglais et vieux français. Elle a aussi un Diploma de Español como Lengua Extranjera de l'Instituto Cervantes. Les intérêts de recherche de Geraldine comprennent les voix multiples en traduction, la traduction théâtrale directe, indirecte et littérale, l'adaptation et la version, l'intermédialité des surtitres et l'éthique de la traduction. Geraldine est membre de l'Institute of Chartered Accountants in England and Wales et membre du Chartered Institute of Taxation. Sa première monographie, The Translator on Stage vient de paraitre chez Bloomsbury.
Une présentation tout à fait passionnante du livre de David Bellos. Effectivement, Jean Valjean n'est pas un galérien, mais un forçat en rupture de ban.
Rédigé par : jean-paul | 13/01/2018 à 05:22