L’auteur et traducteur distingué, David Unger*, né au Guatemala et résident de la Floride, nous a aimablement permis de résumer et de traduire en français la notice nécrologique qu’il a signée récemment dans Paris Review sur Nicanor Parra, poète et physicien chilien iconique, disparu le 23 janvier dernier, à l’âge de 103 ans. Nous avons confié ce travail à notre traductrice surdouée, Nadine Gassie**, que nous remercions infiniment de sa prestation. Son texte témoigne de sa pleine possession de l’anglais et de l'espagnol. En effet, Nadine détient une maîtrise d'anglais de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (1993) et un DESS de traduction littéraire de l'Institut Charles V, faculté d'anglais de l'Université Paris-Diderot (1994).
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David Unger | Nicanor Parra | Nadine Gassie |
In memoriam
Nicanor Parra est mort il y a un mois à l'âge de cent trois ans. David Unger revient ici sur une collaboration houleuse avec lui.
J'ai commencé à traduire le poète chilien Nicanor Parra en 1973, sur les conseils de Frank MacShane, mon prof de traduction à l'université Columbia. J'étais un petit poète sérieux à l'époque, foulard de soie et effluves de whisky, et mon meilleur copain était mon camarade de classe Frank Lima, un jeune Rimbaud ayant fait ses classes de poète en prison.
Après avoir lu Obra gruesa, une anthologie en langue espagnole, j'ai dévoré Poèmes et Anti-Poèmes et Poèmes d'Urgence. Puis je me suis mis en quête de poèmes non traduits. J'ai découvert Ultimo brindis, un poème mathématique cynique qui illustrait la philosophie antipoétique de Parra. Je l'ai traduit en anglais sous le titre Final Toast. Après l'avoir retravaillé en atelier à la fac, j'ai envoyé mon texte à la Massachusetts Review, que j'admirais depuis longtemps. Une semaine plus tard, une carte postale de l'éditeur, Jules Chametzky, me disait que le poème avait subjugué la rédaction et qu'ils voulaient le publier dans leur numéro suivant. Avec quinze dollars à la clé pour moi si je leur en donnais la permission. À vingt-deux ans, ce premier succès m'a fait tourner la tête, me faisant miroiter les attraits de la traduction.
En 1978, j'ai traduit avec Jonathan Cohen et Jonathan Felstiner The Dark Room and Other Poems d'Enrique Lihn, un autre poète chilien, pour New Directions. En 1982, j'ai cotraduit avec Lewis Hyde World Alone du Prix Nobel Vicente Aleixandre, pour Penmaen Press. Et quand New Directions a acheté les droits d'un nouveau recueil de Nicanor Parra, ils m'ont demandé d'en assurer l'édition. Dès le début, Parra a été déçu. Il avait espéré qu'Allen Ginsberg, avec qui il avait fait une lecture à l'Americas Society, serait son éditeur, alors que Ginsberg parlait à peine l'espagnol et que ce rôle ne l'intéressait pas. J'étais de plus un poète américano-guatémaltèque inconnu, de trente-six ans son cadet...
J'aimerais pouvoir dire que Nicanor et moi avons travaillé comme sur du velours. J'adorais sincèrement sa poésie, son style anarchique, humoristique et irrévérencieux, son absence de grandiloquence et de maniérisme littéraire. En bon poète, selon le précepte de T. S. Eliot, je l'ai pillé plutôt qu'imité dans mes propres vers. Mais en tant que son éditeur en langue anglaise, Nicanor m'a au mieux toléré, comme la toux tenace d'un catarrheux. Je n'ai jamais pu l'amener à surmonter sa déception que je ne sois pas Allen Ginsberg. À l'époque, Parra habitait dans la 110e rue à Manhattan, avec sa fille artiste Catalina, et je vivais avec ma famille dans la 113e rue. Nicanor était à un appel téléphonique de distance et quelques minutes à pied. Au téléphone, il était toujours évasif et réticent ; et chaque fois que j'allais le voir chez Catalina pour lui faire part de mes idées pour le livre, il me recevait en pyjama, pas rasé, ses cheveux gris en bataille, et il ne voulait parler que de sa traduction de Hamlet, en particulier son fameux « Être ou ne pas être » : Ser o no ser, He aquí el dilema.
Deux de ces visites m'ont fait prendre conscience que sa mise négligée était intentionnelle, une manière de manifester son dédain sans se montrer carrément impoli. Il était l'éternel trickster, fidèle à son non-conformisme, mais jamais sans motif. Rien d'étonnant à ce que sa poésie donne à ses lecteurs l'impression de recevoir un coup de revolver à bout portant : une détonation sourde, suivie du drapeau blanc de la reddition pointant comiquement le bout du nez hors du canon fumant.
En tant qu'éditeur, je tenais à rendre hommage à ses traducteurs précédents en incluant une grande partie de leurs textes déjà publiés. Je souhaitais néanmoins revoir certains passages, où selon moi les traducteurs s'étaient fourvoyés, en avaient fait trop, ou pas assez. Ginsberg et Ferlinghetti, par exemple, dans leur traduction du « Soliloque de l'individu », ont retranché deux vers de l'original. J'ai ainsi fait plusieurs suggestions à Miller Williams et W. S. Merwin pour des interprétations alternatives de certains passages ; Williams les a toutes acceptées tandis que j'ai dû batailler avec Merwin pour arriver à un compromis. Quant à Denise Levertov, elle a catégoriquement refusé que je republie sa traduction, pour protester contre la poignée de main échangée par Parra avec Mme Nixon à la Maison Blanche pendant la guerre du Vietnam, et son refus d'intervenir pour obtenir la libération de son neveu Angel, fils de sa sœur Violeta, emprisonné au Chili après le coup d'État de Pinochet. La lettre qu'elle m'a adressée était venimeuse.
Pendant la préparation du manuscrit, Parra ne cessait d'annuler nos rendez-vous et refusait de répondre aux questions que je lui envoyais par courrier, à trois rues de chez moi. La goutte d'eau qui a fait déborder le vase, c'est quand j'ai donné El hombre imaginario, un magnifique poème lyrique parlant d'un homme au cœur brisé vivant en solitaire dans une grande maison, à Edith Grossman, traductrice en pleine ascension et auteur de Antipoetry of Nicanor Parra (L'antipoésie de Nicanor Parra). À mon insu, Nicanor avait envoyé ce poème à au moins quatre traducteurs différents. Lorsque je lui en ai demandé la raison, il m'a répondu que la traduction devait être comme une course de chevaux et qu'il devait pouvoir choisir le gagnant. Il était très sûr de son anglais, que je trouvais médiocre, et l'arrogance de sa réponse m'est plus ou moins restée en travers du gosier.
J'ai alors demandé à le voir sans délai afin de discuter de mon rôle d'éditeur. Nous nous sommes retrouvés au Hungarian Pastry Shop en face de la cathédrale Saint-Jean le Théologien, près de l'Université Columbia. Je ne me rappelle pas comment il était habillé, mais je suis sûr qu'il s'était attifé pour l'occasion, s'attendant à ce que je jette l'éponge. Le cœur battant la chamade, je lui ai dit qu'en tant qu'éditeur, je ne pouvais tolérer ce genre d'entourloupe. La traduction est un art difficile, et il était hors de question que je mette en concurrence, comme des chevaux de course, des traducteurs respectés, et amis à moi par-dessus le marché. Nicanor m'a écouté sans broncher et sans toucher à son thé. De temps en temps, il pinçait les lèvres et m'opposait un visage inexpressif, évitant mon regard et jetant de fréquents coups d'œil aux étudiantes qui nous entouraient. Sans dire un mot, il s'est brusquement levé et il est parti. Il a regagné le Chili environ une semaine plus tard. Il n'a ensuite jamais répondu à mes appels ni à mes lettres. J'ai soupçonné que peu de gens s'étaient jusque là opposés à lui, et son silence était sa façon de souligner mon insignifiance, et son autorité. Après tout, Nicanor était un mâle dominant.
J'ai continué à travailler au manuscrit, révisant d'anciennes traductions, en commandant de nouvelles. J'ai soumis Antipoems: New and Selected à mon éditeur en chef Frederick Martin, qui l'a envoyé à Parra pour dernière révision. Parra étant un éternel insatisfait, il lui était difficile de se détacher d'un poème, tout comme de sa traduction de Hamlet, pour les laisser vivre leur vie. Il n'a jamais répondu à Martin, ni à aucun de ses interlocuteurs chiliens, même quand on l'a prévenu que le livre sortirait sans ses corrections finales s'il ne répondait pas dans les délais.
Le livre est paru en 1985 avec une formidable introduction de Frank MacShane. Plusieurs amis chiliens m'ont dit que Nicanor l'a détesté parce que j'avais publié des traductions qu'il était encore en train de peaufiner. Le coup de grâce, cependant, a été la couverture choisie par New Directions, pour laquelle il n'avait pas donné son autorisation. La photo de Layle Silbert, a-t-il commenté avec dédain, le faisait ressembler à un singe.
Vingt ans durant, Parra a ignoré le livre que j'ai édité. Chaque fois qu'il soumettait sa biographie pour des prix, des lectures et des publications, c'était comme si ce livre n'avait jamais existé. Et je n'ai plus eu de contact avec lui pendant six ans.
En septembre 1991, il a reçu le tout premier Prix Juan Rulfo à la Foire internationale du livre de Guadalajara. C'était un immense honneur, assorti d'une somme de cent mille dollars. Je couvrais l'événement pour le Publishers Weekly et, deux jours avant la remise du prix, je suis tombé sur Nicanor dans les allées de la foire. De façon assez surprenante, il m'a étreint joyeusement en me demandant : « Qué hay de tu vida? ». Une salutation chilienne classique. J'ai marmonné quelque chose d'incohérent, j'en suis sûr. M'avait-il pardonné, ou étais-je simplement un visage familier ? Je l'ai félicité et il m'a tapé dans le dos plusieurs fois. Puis il m'a dit que sa fille Catalina voudrait sûrement être présente pour la cérémonie de remise le surlendemain. Il m'a demandé de l'appeler à New York pour le lui proposer. « Dis-lui que je paierai son billet », m'a-t-il lancé cavalièrement. J'ai trouvé la requête plutôt étrange, d'autant qu'il était au courant de l'attribution du prix depuis plus de deux mois, mais elle était emblématique de son narcissisme latent. Je tenais vraiment à me racheter, sans pour autant faire ses quatre volontés. Je l'ai conduit au service de presse, où il l'a appelée lui-même gratuitement.
Je suis à peu près sûr que Catalina n'est pas venue (du moins ne l'ai-je pas vue), et bien que Nicanor et moi ayons continué à avoir beaucoup d'amis en commun, nous ne nous sommes jamais revus. Je le regrette parce que j'adorais vraiment beaucoup de ses poèmes et j'avais la conviction qu'avec ses compatriotes poètes chiliens Pablo Neruda et Gabriela Mistral, c'était un vrai pionnier.
Curieusement, avec le temps, Nicanor s'est mis à mentionner dans sa biographie et sa bibliographie le livre que j'avais édité. Qui sait... Peut-être..., me disais-je. Ou... peu importe, en fait.
Nicanor était un grand poète parce qu'il ne mâchait pas ses mots... et n'y allait pas par quatre chemins.
Comme il l'a écrit :
Pendant un demi-siècle
La poésie a été le paradis
Du bouffon solennel.
Jusqu'à ce que j'arrive
Avec mes montagnes russes.
Montez, si ça vous chante.
Mais je ne réponds de rien
si vous redescendez
en saignant de la bouche et du nez.
Extrait de « Montaña rusa » (Montagnes russes)
[version espagnola originale:
La Montana Rusa
Durante medio siglo
La poesía fue
El paraíso del tonto solemne.
Hasta que vine yo
Y me instalé con mi montaña rusa.
Suban, si les parece.
Claro que yo no respondo si bajan
Echando sangre por boca y narices.]
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* Le dernier roman de David Unger s'intitule The Mastermind. Parmi ses autres titres : Ni chicha, ni limonada, The Price of Escape, Para Mí, Eres Divina, Life in the Damn Tropics. Il a traduit les œuvres de Rigoberta Menchú, Silvia Molina, Teresa Cárdenas, Mario Benedetti et bien d'autres, ainsi que le Popol Vuh, mythe de la création précolombienne au .
** Nadine Gassie et Océane Bies - linguistes du mois d'avril 2017
Merci pour cet article très vivant, qui montre qu'il faut parfois prendre des libertés quand on ne nous les accorde pas! Je voudrais être à la fois aussi brave et aussi peu rancunière.
Rédigé par : Elsa Wack | 22/02/2018 à 04:23
j'aime particulièrement la montana rusa - le vertige des montagnes russes dans les foires d'autre fois,
Rédigé par : charles reesink | 10/04/2018 à 18:03
Je voudrais être à la fois aussi brave et aussi peu rancunière.
Rédigé par : Siglo de Durango | 21/08/2021 à 20:09