E N T R E T I EN E X C L U S I V E
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Geraldine Brodie docteur ès lettres l'intervieweuse |
David Bellos |
University College London | University of Princeton |
David Bellos est professeur de français et de littérature comparée et Directeur du Program Translation and Intercultural Communication de l'Université de Princeton. Il est l'auteur de Romain Gary: A Tall Story (chez Vintage Digital, 2010) et Georges Perec: A Life in Words (chez David R. Godine, 1993) (Prix Goncourt de la biographie), entre autres livres, et le traducteur de Chronicle in Stone: A Novel by Ismael Kadare (Arcade Publishing, 2011), entre autres traductions.
Geraldine Brodie, notre Linguiste du mois d'août 2016 et depuis lors contributrice fidèle à ce blog, est maître de conférence en théorie de la traduction et en traduction du théâtre, et responsable de la maîtrise en théorie et pratique de la traduction à l'University College London. **
L'interview qui suit a été traduite par Nadine Gassie, qui, avec sa fille Océane Bies fut notre traductrice du mois d'avril 2017. Nadine détient une maîtrise d'anglais de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour (1993) et un DESS de traduction littéraire de l'Institut Charles V, faculté d'anglais de l'Université Paris-Diderot (1994).
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Votre carrière vous a mené d'un doctorat à l'université d'Oxford à une chaire de Professeur de littérature française et comparée à Princeton, l'une des plus prestigieuses universités américaines, assortie de la fonction de Directeur du Programme de traduction et communication interculturelle de cette même université. Comment votre connaissance de la langue et de la littérature françaises a-t-elle influencé votre intérêt pour la traduction ?
À mes débuts, j'étais spécialiste de la littérature française du XIXe siècle, avec un intérêt tout particulier pour Balzac et le marché du livre à l'époque romantique. En tant que professeur de français à l'université, j'enseignais aussi la traduction toutes les semaines mais je ne me considérais pas comme un traducteur, et je faisais bien, car je sais maintenant à quel point la pédagogie de la traduction est une discipline à part entière. Un jour, un collègue m'a passé La Vie mode d'emploi de Georges Perec en format poche, en me disant que ça lui tombait des mains mais que ça me plairait sûrement. Et en effet, j'ai adoré ! Ça a été une révélation. Ce qui m'a frappé, c'est qu'il était écrit en français mais qu'il aurait pu tout aussi bien avoir été écrit en anglais ou n’importe quelle autre langue. Je voulais le partager avec d'autres. Mieux : je voulais le réécrire ! Par un enchaînement de circonstances diverses et variées, c'est ce que j'ai finalement eu la chance de faire. J’ai eu beaucoup de chance, en effet ! La Vie mode d'emploi n'est pas aussi difficile à traduire qu'il y paraît (son style fait largement écho à la tradition anglaise du roman comique), mais c'est néanmoins une rude tâche – et fort longue. Je pense que j'ai appris à traduire en traduisant ce
roman. Et j'ai énormément appris tant sur la nature de la langue française que sur la façon d'écrire en anglais. Ces deux langues sont très proches et ont longtemps emprunté l'une à l'autre, mais le fait de recréer en anglais Life A User's Manual m'a véritablement montré à quel point elles diffèrent sur le plan de la structure. Transférer une œuvre de l'une dans l'autre avec succès demande beaucoup de réflexion, et si la lecture de la traduction finale paraît facile, c'est parce que le processus de traduction lui-même a été très ardu. C'est donc ainsi qu'a commencé ma « carrière » de traducteur : par un phénomène de « sérendipité ». Je ne l'envisage pas exactement comme une carrière, en fait, car j'ai toujours eu un salaire à côté. Mais comme Life A User's Manual a été très remarqué, on m'a demandé ensuite de traduire d'autres textes de Perec, puis d'autres auteurs. Ce que j'ai fait, et continue à faire, en me limitant cependant à un livre par an, mon travail d'universitaire ayant naturellement la priorité.
Pour chaque ouvrage, je m'efforce de me conformer à l'idéologie actuelle en matière de traduction qui veut que le traducteur trouve une « voix » anglaise pour chaque auteur étranger et plie sa propre écriture à cette identité et à ce style imaginaires. Je sais cependant que j'écris comme j'écris, et que nonobstant mes efforts pour trouver le ton juste pour Simenon, Berr, Fournel ou Kadaré, il doit forcément se trouver des points communs stylistiques entre tous les livres que j'ai écrits sous mon nom et tous ceux que j'ai signés en tant que traductions. Peut-être qu'un jour un travail d'analyse assidu permettra d'identifier ce qui fait que mes traductions d'un auteur ressemblent plus à mes traductions d'un autre auteur qu'à des traductions du même auteur signées par d'autres... Je ne peux moi-même identifier ces caractéristiques, car elles me sont naturelles, mais je les soupçonne fortement d'exister.
Ce que j'aime dans la traduction, c'est que cela me permet de transmettre au-delà de l'université des textes et des auteurs que j'aime. La chance y a aussi toute sa place : elle joue dans les titres qui sont portés à mon attention et dans les relations respectueuses que j'entretiens avec un certain nombre d'éditeurs qui connaissent et apprécient mes goûts. Il faut dire aussi que la traduction n'est pas ma principale source de revenus, ce qui me permet de traduire seulement des livres que j'aime. C’est un privilège énorme, et sans doute hélas trop rare, pour un traducteur. La traduction exigeant aussi bien de l'érudition que de la créativité, je pense que c'est l'une des activités les plus enrichissantes à laquelle un spécialiste des langues puisse se livrer.
Votre bibliographie, qui comprend un grand nombre de traductions, est extrêmement variée. Comment voyez-vous cette cohabitation dans votre œuvre entre publications universitaires, textes d'intérêt plus général, et traductions ?
Vous me dites que ma bibliographie est variée, et j'apprécie le compliment, car je voudrais croire qu'à l'instar de mon héros Georges Perec, je n'écris jamais deux fois le même livre. J'aimerais beaucoup le croire, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Trois des livres que j'ai commis sont des biographies (les vies de Perec, Tati et Gary) faisant appel en gros aux mêmes compétences et aux mêmes méthodes, ils sont en outre situés dans le même espace culturel, géographique et chronologique : mes sujets sont tous les trois des créateurs, non-Français d'origine, qui ont travaillé à Paris entre 1945 et 1982.
Trois de mes autres titres sont des livres à propos de livres (Cousine Bette, Old Goriot et Les Misérables [1]) et ils relèvent du même domaine général d'expertise et des mêmes méthodes d'approche. Le seul intrus, c'est Le poisson et le bananier (titre original : Is That a Fish in Your Ear? ; littéralement : « C'est bien un poisson que vous avez dans l'oreille ? »), mais c'est un livre sur la traduction, activité que je pratique depuis trente ans, et que j'enseigne depuis plus longtemps encore. Si j'avais les connaissances requises et l'audace, j'aimerais être beaucoup plus éclectique !
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Translation and the Meaning of Everything | Une histoire fabuleuse de la traduction |
Susan Harris, dans The Quarterly Conversation du 5 décembre 2011, a dit de votre livre Le Poisson et le bananier, une histoire fabuleuse de la traduction (Is That A Fish in Your Ear? Translation and the Meaning of Everything) que c'était « une merveilleuse rareté : un livre écrit par un spécialiste, capable de séduire aussi le grand public. » Qu'est-ce qui vous a incité à écrire ce livre ?
Je n'avais pas du tout prévu d'écrire un livre sur la traduction. Il se trouve qu'en 2007, j'ai été nommé directeur d'un nouveau programme de premier cycle à Princeton visant à familiariser nos étudiants avec la nature et les enjeux de la traduction (et non pour les former à devenir traducteurs : Princeton ne propose pas de formations professionnelles). J'ai donc élaboré un cours autour de certaines questions philosophiques, linguistiques, historiques et sociales liées au phénomène de la traduction. Ce fut extrêmement instructif pour moi ! En préparant et en donnant mon cours, je suis devenu de plus en plus sensible à tous ces clichés périmés sur la traduction que d'autres ont critiqués avant moi et j'ai commencé à écrire de petits brûlots sur les poncifs que les gens continuent à débiter, du genre « la traduction ne peut se susbstituer à l'original », « une belle infidèle », « traduttore traditore », etc. Mon fils, qui est un écrivain beaucoup plus réputé que moi, y a jeté un coup d'œil et m'a engagé à poursuivre. Ce que j'ai fait. Il se trouve aussi que le tout premier jour d'un semestre de congé sabbatique, j'ai glissé sur une plaque de verglas et je me suis cassé la cheville, ce qui m'a valu trois mois dans le plâtre. Que faire d'autre, coincé chez moi, sinon écrire un livre ? Comme je ne voyais absolument pas qui pourrait publier un recueil d'essais sur la traduction, j'ai contacté une agent littéraire, qui elle aussi m'a exhorté à continuer pour aboutir à un livre, sous réserve de divers ajustements qu'elle jugeait nécessaires. Le moment venu, elle m'a trouvé une maison d'édition, et mon éditrice chez Penguin m'a lui aussi fait toutes sortes de suggestions intelligentes pour réorganiser les textes et parachever l'ouvrage. Par conséquent, même si ce livre est incontestablement le mien, il est aussi le produit de l'apport de mes étudiants, de mon agent et de mes brillants éditeurs. J'ai vraiment beaucoup aimé ce va-et-vient entre eux et moi, de même que découvrir ce que mon livre avait vraiment à dire au travers des confrontations et des discussions. Je sais que beaucoup disent du mal de maisons d'édition, d'agents, d'éditeurs, mais quant à moi, j'ai trouvé auprès d'eux sagesse et soutien. Ils ne sont pas écrivains, mais ils savent ce que c'est qu'écrire.
En tant qu'expert en traduction, quels sentiments vous ont inspiré les traductions en différentes langues du Poisson et le bananier ? Avez-vous été impliqué dans le processus de traduction ?
Ma position inébranlable étant que tout peut être traduit, je suis assez allergique à ceux qui prétendent que certaines choses sont intraduisibles – même lorsqu'ils traduisent des livres au titre aussi absurde que Dictionnaire des intraduisibles – et j'ai donc sauté de joie quand des éditeurs étrangers ont commencé à acheter les droits de mon Poisson dans l'oreille ! C'est un livre qui ne peut trouver sa justification que dans sa propre traduction ! Flammarion m'a mis en contact avec Daniel Loayza, qui s'est avéré le traducteur français idéal. C'est un classiciste érudit qui possède une longue expérience de la traduction pour le théâtre et un formidable sens de l'humour et du jeu. Il traduisait, je commentais, et ensemble, par correspondance mais aussi lors de séances de remue-méninges à Paris et à Princeton, nous avons réussi à trouver des solutions aux problèmes les plus épineux que j'avais créés. Le titre est devenu Le Poisson et le bananier, car Le Guide du voyageur galactique [2], d'où provient le « poisson de Babel » qui a inspiré le titre anglais, est moins connu en France. Cela n'a pas posé de problème en allemand, par exemple, où le H2G2 de Douglas Adams est bien connu : le titre allemand en est une citation directe. Pour la version française, nous avons opté pour une référence interne à la première traduction de l'évangile de Matthieu en malais, où la parabole du figuier devient celle du bananier, et c'est peut-être là le tout premier exemple de transposition culturelle en tant que technique de traduction. Le mot poisson demeure dans Le Poisson et le bananier, avec à l'appui deux pages supplémentaires, accompagnées d'une illustration, pour expliquer l'histoire du fameux poisson de Babel – un poisson extraterrestre qui, lorsque vous le placez dans votre oreille, vous livre des traductions instantanées. La traduction française est parue quelques semaines après l'original anglais, de sorte que le traducteur espagnol a pu s'en servir de modèle d'adaptation ; il a emprunté certaines idées à Daniel Loayza et a rajouté des passages sur l'histoire spécifique de la traduction de la Bible en Espagne, qui est assez différente de ce qui s'est passé en Angleterre. La traduction allemande a modifié, ajouté et soustrait très peu, en partie parce que l'allemand et l'anglais (étonnamment, peut-être) ont une culture de la traduction assez semblable. En ce qui concerne les traductions asiatiques, je ne possède pas les compétences nécessaires pour m'y impliquer. Je me contente de regarder l'exemplaire en coréen dans ma bibliothèque et de m'émerveiller.
Quel sera votre prochain projet ?
Mon prochain projet ? Je vous le dirai lorsqu'il sera réalisé ! Ce semestre, je donne un nouveau cours sur l'histoire et la culture du droit d'auteur (COM 332, À qui appartient cette phrase ?), en partenariat avec un avocat spécialiste de la propriété intellectuelle. C'est un sujet compliqué mais également fascinant et très amusant – et aussi, à mon avis, tout à fait fondamental dans le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Mais j'ignore si le projet deviendra un livre un jour. N'ai-je pas droit à une petite pause ?
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[1] The Novel of the Century - recension
[2] Le Guide du voyageur galactique (The Hitchhiker's Guide to the Galaxy, ou H2G2) est une œuvre de science-fiction humoristique culte, en plusieurs volumes, due à l’écrivain britannique Douglas Adams. Le feuilleton radiophonique d'origine, diffusé sur BBC Radio 4 en 1978, a par la suite fait l'objet de différentes adaptations : romans, pièces de théâtre, série télévisée (1981), jeu vidéo (1984), bande dessinée, long métrage (2005).
** Geraldine a imaginé et co-organisé la série de conférences Translation in History et le Theatre Translation Forum et elle a été co-rédactrice en chef de la revue en ligne New Voices in Translation Studies de 2012 à 2015.
Ses recherches portent sur les pratiques de traduction du théâtre dans le Londres contemporain, y compris la collaboration du traducteur dans la production du spectacle, ainsi que l'intermédialité et l'interlinéarité des surtitres. Elle donne fréquemment des présentations sur ces sujets au Royaume-Uni et à l'international et son travail figure dans de nombreuses publications. Geraldine est membre du panel de partenaires d'ARTIS, une nouvelle initiative de formation en recherche dans le domaine des études de traduction et d'interprétation.
Geraldine est détentrice d'une maîtrise en littérature comparée du University College London et d'un diplôme de premier cycle à Brasenose College, Oxford, où elle s'est spécialisée en linguistique, vieil et moyen anglais et vieux français. Elle a aussi un Diploma de Español como Lengua Extranjera de l'Instituto Cervantes. Les intérêts de recherche de Geraldine comprennent les voix multiples en traduction, la traduction théâtrale directe, indirecte et littérale, l'adaptation et la version, l'intermédialité des surtitres et l'éthique de la traduction. Geraldine est membre de l'Institute of Chartered Accountants in England and Wales et membre du Chartered Institute of Taxation. Sa première monographie, The Translator on Stage vient de paraitre chez Bloomsbury.
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