Nous accueillons chaleureusement notre nouvelle contributrice, Fabienne H. Baider. Fabienne est professeur associée à l'Université de Chypre et travaille sur la sémantique et l’analyse de discours d'un point de vue socio-cognitiviste et contrastif (français, anglais et grec). Ses recherches incluent les métaphores conceptuelles et les émotions dans le discours politique, la communication en ligne et le discours de haine. Elle se concentre actuellement sur les stratégies discursives discriminatoires (covert racism, covert sexism) ainsi que sur les stratégies de discours en matière de leadership politique. Sa méthodologie inclut la linguistique de corpus et l'analyse de discours critique (CDA). Elle est la coordinatrice du Projet C.O.N.T.A.C.T. co-financé par l'UE (reportinghate.eu). Avant cette carrière universitaire, Fabienne a voyagé et travaillé comme enseignante de FLE en Afrique (entre autres métiers), particulièrement en Afrique du sud, ainsi qu’au Canada où elle a repris ses études de troisième cycle (cf. sa page web (http://www.fabiennehbaider.
Terme épicène (ainsi journaliste, victime ou personne, mots qui ne changent pas d'écriture pour le féminin et le masculin), point médian [1], termes génériques (le lectorat et non pas les lecteurs) et alternance des masculins et féminins (ou 'double flexion') font partie des techniques de l'écriture dite 'inclusive'. Ces techniques font polémique à l'heure ou s'écrit ce texte (décembre 2017) et les débats font rage en France; l'origine de cette controverse est la publication d'un manuel scolaire rédigé en se basant sur des règles orthographiques plus neutres et égalitaires [2] c'est-à-dire adoptant les techniques décrites ci-dessus. Certains et certaines pensent que cette écriture est un passage obligatoire vers une société fondée sur l'égalité des hommes et des femmes. L'Académie française a toujours refusé ces innovations qui sont parfois d'ailleurs des retours à des usages inclusifs qui datent du Moyen âge, avec notamment l'accord de proximité et l'alternance du masculin et du féminin. De même, certains ministres de l'éducation en France, le ministre actuel par exemple, pensent que ces techniques rendent la langue compliquée ou même dégradent la langue française. Les termes employés pour dénigrer de telles pratiques sont en effet très forts, ainsi sont-elles qualifiées d' 'épouvantables', de 'péril mortel de la langue' [3], au même titre que l'emploi de mots anglais ou la réforme de l'orthographe [4]. Il est aussi affirmé que le combat féministe avec et par la langue française est un mauvais combat. Il est même mentionné que c'est tout le génie de la langue française que le masculin soit aussi valable pour le neutre, sans que personne ne sache pourquoi cela serait littéralement 'génial'. L'outrance et la caricature sont très souvent dans le camp de conservateurs, selon le grand spécialiste d'histoire de la langue Bernard Cerquiligni.
La tension s'explique car plusieurs légitimités s'affrontent sur la question de la langue car comme le disait Barthes la langue est livrée aux pouvoirs, et ici ce serait le pouvoir de la domination masculine. La caractéristique des discussions pourrait même être caractérisée d''hystérie masculine ou masculinisante' - car les femmes sont aussi nombreuses à fustiger une telle écriture- comme le souligne Haddad [5]. De telles techniques ont été seulement suggérées (comme le nom recommandation l'indique), mais jamais imposées au bon vouloir des citoyens et des citoyennes qui parlent cette langue. L'inverse cependant n'est pas vrai : des réformes de grammaire du 17e siècle allant dans le sens de l'emploi générique du masculin par exemples ont été imposées aux locuteurs et locutrices; ainsi Mme de Sévigné se désolait-elle de l'imposition de dire dorénavant 'Je suis le mieux habillé' et non pas 'Je suis la mieux habillée'.
La dialectique langue et société est connue : d'une part, la langue a un pouvoir, celui de créer l'imaginaire et celui, très concret, d'être le véhicule des lois car c'est le langage qui fait nos textes fondateurs et fondamentaux ; d'autre part, personne n'a l'illusion que l'égalité des hommes et des femmes sera obtenue par ces règles de grammaire. Néanmoins comme Haddad le souligne et selon son expérience de terrain, mettre au centre du débat social une telle écriture, est un levier pour améliorer la féminisation des effectifs dans des métiers ou des formations très masculines; c'est aussi un ancrage éthique pour les responsables car on ne peut pas afficher une écriture inclusive et fermer les yeux sur les discriminations et les carrières bloquées en entreprise pour les femmes.
Dans la francophonie, ainsi au Québec, de telles tensions sont inexistantes; l'écriture inclusive y apparaît comme allant de soi. L'objet de l'ouvrage qui fait l'objet de ce compte–rendu est, de fait, paru au Québec et a été rédigé par des féministes québécois et québécoises; il a donc dépassé ce stade de polémique qui porte uniquement sur l'enjeu grammatical. De manière unique, selon mes connaissances et en ce qui concerne la langue française, le dictionnaire critique se focalise sur le sexisme plus caché, celui qui se loge dans les expressions que nous employons dans la langue ordinaire, celles-ci témoignant de l'interaction entre le langage et la subordination des êtres féminins [6]. Ce livre fait en quelque sorte l'archéologie du sexisme, celle des affronts peu apparents et pourtant profondément révélateurs des faits sociaux machistes ainsi lorsqu'on discute de la violence domestique et de mettre ses couilles sur la table par exemple.
Le sexisme s'exprime de fait non seulement dans les insultes explicites, mais aussi dans les mots courants employés sans y penser – même lorsqu'on est (pro)féministe. L'ouvrage rassemble de façon thématique des réflexions très bien argumentées par 33 spécialistes et féministes québécoises et québécois de la question abordée ainsi la culture du viol par une autrice de livres consacré à ce concept. Ces 33 sections procèdent par champ lexical pour dénoncer la banalisation de scandales sociaux de par la normalisation des expressions qui les décrivent ; chaque auteur et autrice démonte le 'processus complexe et historique' qui a fait émerger cette tolérance de l'intolérable. La discussion de chaque thématique se termine par une liste de Termes à surveiller ainsi pour la rubrique consacrée aux facultés cérébrales déficientes de l'être féminin nous trouvons blondasse, blonde, chaude, conne, conasse, connerie, cruche, dinde, épaisse, gourde, guedaille, idiote, nouille, nunuche, penispliquer. La rubrique Pour aller plus loin permet aux lectrices et lecteurs de continuer leur lecture et leur réflexion, ces sources sont à la fois en anglais ou en français; on peut regretter qu'elles ne comprennent peu de références au français des autres régions de France.
Nous avons noté entre autres parmi les thématiques retenues le contrôle de la sexualité des femmes et plus généralement comment la sexualité est au centre de l'oppression et de l'infériorisation langagière à travers l'étude des expressions notamment de Conquête, Facile, Frigide, Gouine, Jouissive, Prendre, Pro-vie, Walkyrie et Zone d'amitié ; la critique des expressions consacrées au corps de la femme permet de décrier l'obsession de l'apparence, du poids etc.; l'étude critique des expressions relatives à la santé mentale celle de l'obsession du stéréotype galvaudé de l'hystérique; le rôle et l'apport de femmes dans la société se réduisent à Ornement ou Mère. La langue du droit est aussi très bien étudiée, notamment avec l'argumentaire sur l'adjectif universel pour désigner les 'droits de l'Homme' ou sur le standard juridique de l'expression juridique bon père de famille, le système de justice produisant et reproduisant les stéréotypes de genre. De manière très convaincante est expliqué comment la perspective ou l'intention du défendeur semble être la perspective considérée dans les tribunaux et non pas celle de la victime en cas de viol ou de harcèlement ; ainsi on ne se demande pas si les droits de la victime ont été enfreints, mais d'abord si une personne raisonnable, placée dans la même situation que la victime, considérerait la situation comme du harcèlement. Il est noté que l'approche du droit suppose que toute avance à caractère sexuel par un homme envers une femme est voulue par celle-ci, à moins de preuve contraire; les auteurs aussi de faire remarquer que lors de harcèlement racial, les propos ou comportements racistes 'sont nécessairement non voulus'.
Lors de la description de la violence faite aux femmes, les emplois des termes abus sexuel, violence domestique, drame conjugal, chicane de couple, crime passionnel, violence domestique, affaire de mœurs ou circoncision féminin etc. sont interprétés comme prônant l'invisibilisation et l'euphémisation de cette violence et de la victime. En particulier, les expressions abus sexuel, violence conjugale ou violence familiale ne précisent pas qui est l'agresseur et qui subit l'agression, la responsabilité étant alors invisibilisée ; la violence même est euphémisée par l'emploi de l'expression abus sexuel car elle nous empêche de comprendre par exemple que c'est un viol, banalisant en quelque sorte une monstruosité. Dans ce dictionnaire critique, les ouvrages de référence ne sont pas en reste ainsi la réduction du mot féminin à un suffixe dans les dictionnaires est aussi très symbolique; de même les stéréotypes de genre implicites dans les métaphores de la conquête (prendre, cueillir etc.), celles pour décrire le corps féminin ou les femmes (elles sont des bijoux), les proverbes et dictons sur la femme bavarde, etc. les adjectifs sexualisées (ainsi la discussion sur facile), les insultes, les termes d'adresse, toutes ces expressions sont expliquées, et leur fonctionnement dans le discours sexiste explicité; elles paraissent anodines mais l'accumulation d'examen critique après examen critique prouve que ces termes participent de la normalisation de la violence patriarcale; tous ces emplois fabriquent aussi des identités sexuelles dévalorisées et dévalorisantes.
La lecture de ce dictionnaire critique est passionnante, d'autant plus que chaque section est succincte, mais assez longue et élaborée pour dire l'essentiel; chacun et chacune apprendra énormément, même en tant que spécialiste de la langue ou féministe averti.e. Je recommande vivement ce livre excellent aux personnes travaillant dans l'éducation car c'est là que tout se joue et à toute personne désirant comprendre ou approfondir les enjeux sociaux implicites dans nos emplois quotidiens. Je mettrais juste quelques bémols qui n'enlèvent rien à la très grande qualité et précision de la discussion souvent érudite. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de culpabiliser les lecteurs et lectrices qui emploieraient ces expressions ou de penser qu'ils et elles ne comprendraient pas 'la portée des mots'. Les personnes qui lisent de tels ouvrages sont très souvent déjà concernées et à mon avis ne méritent pas de telles précautions ou remarques. De plus, sur le plan sociologique, les auteurs avancent que employer de telles expressions excusent les violences qui alors ne peuvent être éradiquées car on ne les nomme pas comme telles : 'On se retrouve malgré soi à perpétuer des stéréotypes de genre qui rendent invisibles les violences faites aux femmes par exemple'. Ici la confiance dans le pouvoir inexorable de la langue de transformer la société peut être contesté ; le va et vient entre langue et société, langue et pensée est sinueux et ne peut être pensé univoque ou direct, ainsi connait-on les langues sans genre comme le turc ou le finlandais sans que ces sociétés aient été reconnues comme étant égalitaires ou non patriarcales à toutes les époques. Je ne sais pas non plus si 'comprendre toutes les facettes du sexisme linguistique est crucial à l'avancement du féminisme' malgré le fait que je sois linguiste; en revanche, je suis tout à fait persuadée qu'en prendre conscience permet d'ouvrir le débat pour, nous l'espérons, faire avancer la société vers une plus grande égalité et équité.
[1] Un des problèmes est évidemment l’oral qui ne peut rendre compte des techniques d’écriture telles que le point médian.
[2] Prêt·e·s à utiliser l'écriture inclusive ?
Liberation, 27 septembre 2017
[3] Il est à noter que lors des sondages d’opinion, plus de 80% de la population sont favorables aux principes généraux de l’écriture inclusive et à la féminisation avec sans clivage important social tel que femme vs. hommes ou classe populaire vs. classe supérieure (cf. Jean Daniel Levy, Harris Interactive, https://www.youtube.com/watch?v=uHUc-galr2o).
[4] Le directeur de valeurs actuelles a qualifié d’’idéologie féministe hystérique’ de telles initiatives.
[5]
[6] Des féministes américaines avaient édité plusieurs dictionnaires féministes dans le même esprit.
Lecture supplémentaire :
« Ce n’est pas la langue qui est sexiste, mais les comportements sociaux »
Le Monde, 26.12.2017
Notes du blog :
“Devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel."
DÉCLARATION de l’ACADÉMIE FRANÇAISE sur l'ÉCRITURE dite « INCLUSIVE » adoptée à l’unanimité de ses membres dans la séance du jeudi 26 octobre 2017
Un abus sexuel et un viol ne sont pas la même chose.
Exemple: une personne que je connais (de sexe masculin) a été abusée sexuellement par un pédophile à l'âge de 14 ans. Toutefois le jeune garçon a toujours déclaré avoir été consentant. Il a reçu de l'argent et son abuseur lui a "offert" une prostituée. La victime n'a pas non plus accepté tous les gestes qui lui étaient proposés. La victime n'a jamais dénoncé son abuseur. L'abus résulte ici du fait que la victime était mineure et l'abuseur de vingt ans son aîné.
Contre-exemple: Une fille été violée à l'âge de douze ans. Son violeur lui avait proposé cinquante francs et elle l'avait suivi. Mais elle a voulu faire demi-tour et alors il l'a menacée. C'était un viol.
Cependant je considère que les dégâts causés par l'abus ont été plus graves que ceux causés par le viol. Mais ça, c'est une autre histoire.
Un dictionnaire se doit d'être précis.
Rédigé par : Elsa Wack | 11/03/2018 à 00:25