ENTRETIEN EXCLUSIF
David Crystal L'interviewé |
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Grant Hamilton L'intervieweur |
David Crystal, un linguiste britannique de renommée internationale qui a publié plus de 120 ouvrages sur la langue anglaise*, a bien voulu accorder un entretien à notre contributeur fidèle, Grant Hamilton, traducteur agréé. Grant, Québécois, est l'auteur du livre Les trucs d'anglais qu'on a oublié de vous enseigner. Voici une traduction abrégée de leur conversation.
Original English text.
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Vous avez signé en tant qu’auteur, coauteur ou directeur de publication plus de 120 livres. Comment choisissez-vous vos sujets?
La plupart me viennent de conversations comme celle-ci. Un éditeur ou un congressiste me demande « y a-t-il un livre sur tel sujet? », et je finis par l’écrire. Les grandes encyclopédies existent précisément parce que quelqu’un s’est demandé si on pouvait trouver des ouvrages de langue illustrés. L’idée était séduisante, et l’encyclopédie a vu le jour. Si tant de questions n’ont pas été traitées, c’est que la langue évolue sans cesse. L’anglais et le français d’hier étaient différents de l’anglais et du français d’aujourd’hui, et ils le seront encore demain. Il y aura toujours de la nouveauté et donc de nouveaux besoins.
C’est tout de même un sacré défi d’écrire sur un sujet aussi costaud que la grammaire anglaise, comme vous l’avez dans « Making Sense : The Glamorous Story of English Grammar », ouvrage que j’ai présenté dernièrement sur ce blogue. Vous devez avoir une concentration exceptionnelle ou être très bien organisé, ou alors vous entourer d’une équipe nombreuse de documentalistes.
Je n’engage jamais de documentalistes ou d’assistants. Je ne suis pas bon collaborateur. J’avais coutume de travailler en équipe, il y a des années, mais ça s’est avéré de plus en plus difficile pour la simple et bonne raison que les horaires des uns et des autres coïncidaient trop rarement. Parfois, on progresse beaucoup plus vite en solitaire.
Comme bien des linguistes, je suis un collectionneur : d’usages, d’orthographes, de ponctuations, de tout. Je prends constamment des notes. J’ai un tiroir qui déborde de papiers en permanence : titres de pages Web, manchettes, articles, billets de blogue... Le but étant d’écrire quelque chose d’inédit. Mon ouvrage sur la grammaire, comme vous l’avez remarqué, a ceci de particulier qu’il combine l’apprentissage de la langue par la grammaire et les aspects descriptif (qu’est-ce que la grammaire?) et explicatif (comment l’étude de la grammaire s’est-elle développée?) de la grammaire. Tel était le concept : réunir ces trois domaines d’ordinaire séparés.
Votre livre a dû être d’autant plus difficile à écrire que vous vous adressez à différents publics.
Oui, ce qui en a fait un exercice littéraire intéressant : comment présenter le matériel de manière à départager ces différents intérêts tout en rendant l’ensemble accessible? Tout livre doit avoir une dimension littéraire, selon moi. Être érudit, c’est bien, mais être à la fois érudit et auteur, c’est mieux.
Où tracer la frontière entre les usages acceptables et inacceptables?
C’est là l’essence de la linguistique : tenter de définir la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.
Certains cas de figure sont totalement inacceptables. Personne dans le monde anglophone ne place l’article défini après le nom, comme dans cat the. En roumain, pourtant, c’est tout à fait normal. Très rares sont les usages (environ 2 à 3 %) dont l’acceptabilité est débattue. Les linguistes passent pourtant beaucoup de temps à discuter de ces cas.
En n’accordant de l’intérêt qu’aux questions litigieuses, les prescriptivistes [NDLR : personne qui croit qu’il existe des règles absolues de bon usage] commettent une erreur monumentale. Il y a des enjeux de grammaire, voire de prononciation, beaucoup plus importants que ces questions-là.
Que conseilleriez-vous à un traducteur hésitant devant un usage grammatical controversé comme les pronoms their ou they avec un nom singulier? Peut-il s’en permettre autant qu’un écrivain?
Si la question se pose, c’est parce que l’usage a commencé à changer. Il est difficile de prévoir quand le nouvel usage ne fera plus sourciller. Quand j’écris des scénarios pour la radio, je m’assure d’éviter tout ce qui pourrait hérisser les auditeurs plus âgés. Par exemple, je n’utilise jamais de split infinitive[1]. Non que je croie que c’est une erreur, mais je ne veux pas recevoir des piles de lettres d’auditeurs qui sont montés aux barricades, oubliant complètement mon propos. En ce qui concerne they au singulier, un processus d’acceptation est en cours, mais il n’en est qu’à 30 % environ.
J’ai écrit sur Twitter que les traducteurs ne devraient pas se précipiter à adopter les changements grammaticaux.
C’est très sage. Il faut être conservateur sur ces questions. Les avant-gardistes vous trouveront un peu démodé, mais ils ne se plaindront pas, tandis que les personnes âgées risquent de s’en offusquer. Le flottement dans l’usage de their et they rappelle l’évolution des pronoms de la deuxième personne au Moyen Âge. Comme en français, où le pronom « vous », d’abord uniquement pluriel, est devenu petit à petit une marque de politesse au singulier qui le fait coexister avec le « tu », plus familier, le you pluriel a commencé à s’employer au singulier en signe de respect, simultanément au singulier non marqué thou, déjà en usage. Chez Shakespeare, chaque fois que quelqu’un passe de thou à you, c’est exactement comme s’il passait de « tu » à « vous » en français. À l’époque, des gens ont probablement résisté au changement, mais aujourd’hui, personne ne s’en formalise. Un jour, il sera tout aussi normal d’employer they avec un nom singulier qu’il est normal de dire you à une seule personne.
Avez-vous l’impression que l’évolution de l’anglais s’est accélérée?
Il est difficile de mesurer la vitesse à laquelle les langues évoluent parce que nos sources documentaires sur cette question ne sont pas aussi loquaces qu’on pourrait le croire et que le changement n’est ni constant ni linéaire. Il est tout en pics et en creux. Nous commençons toutefois à avoir une meilleure idée de cette évolution grâce à de très vastes corpus d’usages, dont certains corpus historiques. Pour certains types de constructions grammaticales, le changement semble en effet s’accélérer. Par exemple, le present continuous (I’m going) gagne rapidement du terrain sur le simple present (I go). Aujourd’hui, on dira sans réfléchir « I’m having a meeting next week », quand, il y a trente ans, on aurait dit « I have a meeting next week ». L’exemple par excellence de cette tendance est le slogan de McDonald’s : il y a trente ans, « I'm loving it » aurait donné « I love it ».
Connaissez-vous les lois linguistiques du Québec?
Que pensez-vous de tentatives de rétablir le rapport de force entre deux langues, comme cette loi cherche à le faire?
C’est une question d’identité et non d’intelligibilité. On trouve de nombreux exemples parallèles ailleurs dans le monde. Il faut comprendre qu’une langue est mue par deux forces, parfois conflictuelles : le besoin d’intelligibilité et le besoin d’identité. Plus un pays devient hétérogène culturellement, plus la langue et les différents dialectes se déplacent au centre du paysage politique. L’État pèche par naïveté s’il refuse de le reconnaître ou s’il choisit de ne pas s’en soucier ou de ne pas avoir de ministère dédié aux langues ni aucune autre structure similaire. Nous n’en avons pas en Grande-Bretagne, et les problèmes sont de plus de plus évidents à mesure que le multiculturalisme s’accentue.
Les lois linguistiques ne sont donc ni bonnes ni mauvaises en soi, elles existent, tout simplement?
C’est exact. Il est très difficile d’extrapoler d’un pays à l’autre, car les situations sont très différentes.
J’ai remarqué ce qui me semble être un accent adolescent en français québécois. Connaissez-vous de tels cas?
Le langage adolescent est quelque peu négligé dans les études sur l’acquisition du langage. À l’adolescence, les jeunes cherchent à établir leur identité par rapport à leurs pairs, modulant leur accent, de façon parfois assez radicale et rapide, par rapport à ce qu’ils perçoivent comme étant la norme dans leur groupe de pairs et ce qui est désirable ou ne l’est pas. On a pu observer clairement ce phénomène dans l’est de Londres, où des groupes d’adolescents se mêlent aux foules d’immigrants et adoptent leur accent. Plus vieux, il leur arrive de le perdre en partie, mais à l’adolescence, il s’entend.
Je vous ai entendu dire que les anglophones ont tendance à être unilingues, quand partout dans le monde le plurilinguisme est la norme. Pensez-vous que la culture des locuteurs anglais s’en trouve appauvrie?
Dans un sens, c’est le cas, mais cet appauvrissement n’est pertinent que si le fait de ne pas parler une autre langue empiète sur le bien-être ou la qualité de vie de la personne. Quand les anglophones voyagent, ils ne se sentent pas handicapés : « Tout le monde parle anglais, n’est-ce pas? Pourquoi apprendre une autre langue? » Inversement, il n’y a pas beaucoup d’immigrants en Grande-Bretagne qui n’ont pas appris l’anglais. « Alors, à quoi bon? »
Mais les choses changent. La demande pour apprendre des langues étrangères est en hausse, et elle risque d’augmenter davantage après le Brexit. Je ne m’étonne pas d’entendre de plus en plus souvent : « j’aimerais connaître d’autres langues ».
Je ne pensais pas à l’appauvrissement matériel, mais aux bienfaits cognitifs de la maîtrise de plusieurs langues.
La première motivation pour apprendre une langue étrangère est la perspective de gagner plus d’argent ou d’améliorer sa qualité de vie. L’identité et le développement cognitif entrent bel et bien en ligne de compte, mais seulement plus tard selon mon expérience.
Un peu partout dans le monde, des sondages d’opinion indiquent que la réputation et l’aura des États-Unis ont pris un coup avec l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche. Pensez-vous que cela pourrait faire perdre du prestige à l’anglais?
Plus maintenant. Peut-être à une autre époque, quand le nombre total de locuteurs de l’anglais était relativement faible et que les États-Unis en comptaient une assez forte proportion. Mais ce temps est révolu. Il y a aujourd’hui 2,3 milliards de locuteurs de l’anglais dans le monde, dont 230 millions aux États-Unis. On en dénombre davantage en Inde, et la Chine pourrait bientôt occuper le second rang. Les chiffres comptent dans l’étude des langues. Oui, les États-Unis ont peut-être perdu de leur éclat, mais regardez ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Je voudrais également souligner que Trump, d’un point de vue linguistique — rien à voir avec la politique —, fait l’objet d’un procès injuste pour son style oratoire. On le compare à Obama et à d’autres communicateurs, on dit qu’il n’est pas bon orateur. Mais Trump s’exprime dans un anglais plus proche de la langue du quotidien que tous les politiciens avant lui. Résultat : il est allé chercher des voix. Les propos de Trump ne vont peut-être pas dans le sens des intérêts de son pays, mais je ne crois pas que l’anglais pâtisse de sa façon de parler.
Avez-vous une opinion sur le globish, cet anglais simplifié pour les personnes dont ce n’est pas la langue maternelle?
Il y a toujours eu des tentatives de simplifier l’anglais, et le globish est l’une d’elles. Mais la simplification est vraiment trop poussée. Imaginez une réunion d’affaires en globish. Ça n’irait pas très loin.
Les anglophones ne sauraient pas quels mots utiliser et quels mots éviter.
À ce sujet, laissez-moi vous faire part d’un fait intéressant : les gens ont tendance à sous-estimer la richesse de leur vocabulaire. Demandez à un francophone qui affirme avoir une mauvaise maîtrise de l’anglais de feuilleter une série de pages dans un dictionnaire anglais en cochant les mots qu’il connaît, puis additionnez ce nombre et multipliez-le par le nombre de pages du dictionnaire. Vous serez étonné du résultat. Votre volontaire connaît peut-être bien 10 000 mots! Les gens sont meilleurs en anglais qu’ils le pensent.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaite apprendre l’anglais?
Rechercher le contact avec la langue sous ses différentes formes — Web, mobile, etc. L’avenir d’une langue et d’une société qui trouve cette langue importante appartient à la jeunesse. Partant de là, je crois que plus on utilise Internet et toutes ses ramifications, mieux c’est.
[1] Le split infinitive consiste à insérer un ou des mots entre la particule to et le verbe dans une construction à l’infinitif. (N.d.t.)
Parmi d'autres articles contribués par Grant Hamilton :
Le sacrilège d’un Anglo-Québécois
À tout seigneur, tout honneur...
Contre la pensée unique – analyse de livre
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* Crystal est également très actif à titre de professeur et intervient souvent dans les médias à titre d'animateur ou de consultant. Il est né en Irlande, a grandi au pays de Galles et a fait ses études en Angleterre. Il a commencé sa carrière universitaire en tant que professeur de linguistique, d'abord à Bangor, au pays de Galles, puis à Reading, en Angleterre. Il doit sa notoriété principalement à ses travaux de recherche sur la langue anglaise, dans des domaines comme l'intonation et la stylistique, et à la recherche sur l'application de la linguistique dans des contextes religieux, éducatifs et cliniques, notamment dans le développement d'une gamme de techniques de profilage linguistique à des fins diagnostiques et thérapeutiques. Bon nombre de ses ouvrages ciblent le grand public. M. Crystal est professeur honoraire de linguistique à l'Université du Pays de Galles à Bangor.
En plus de ses nombreux ouvrages, il est reconnu pour les deux encyclopédies qui ont été publiées par la Cambridge University Press : The Cambridge Encyclopedia of Language et The Cambridge Encyclopedia of the English Language. Parmi ses plus récents livres, notons Making Sense: the Glamorous Story of English Grammar (2017), The Story of Be: a Verb's-eye View of the English Language (2017), The Oxford Dictionary of Original Shakespearean Pronunciation (2016), The Oxford Illustrated Shakespeare Dictionary (2015, avec Ben Crystal), The Disappearing Dictionary: a treasury of lost English dialect words (2015) et Making a Point: the Pernickety Story of English Punctuation (2015). Il est également coauteur de plusieurs livres, dont Words on Words (2000, une compilation de citations sur le langage réalisée en collaboration avec son épouse et associée en affaires, Hilary); Wordsmiths and Warriors: the English-Language Tourist's Guide to Britain (2013, avec Hilary Crystal); et Shakespeare’s Words (2002) et The Shakespeare Miscellany (2005), en collaboration avec son fils Ben.
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