: ou quand les mots conceptualisent le sexisme ordinaire
L'article qui suit fut rédigé par Joëlle Vuille, notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Madame Vuille a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie, et elle est actuellement chargée de recherche à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
La dernière décennie a vu apparaître trois mots-valises censés décrire des expériences que feraient bon nombre de femmes dans leur vie quotidienne depuis longtemps. Nous en offrons ici un survol.
1. Mansplaining
Le terme « mansplaining » (issu de la contraction de « man » et « explaining ») peut être traduit par « mecsplication » [2]. Il fait référence à la tendance de certains hommes à expliquer aux femmes avec condescendance, presque avec mépris, ce qu’elles savent souvent déjà ou ce que elles seules peuvent connaitre ou ressentir. Si le mot est nouveau (il semble dater de 2008), le concept, lui, est ancien. Dans un petit livre intitulé « Men explain things to me » [3], Rebecca Solnit racontait par exemple, comment, à une soirée, un homme lui avait fait la leçon sur un livre qu’il n’avait de toute évidence pas lu… sans savoir que c’était elle qui l’avait écrit.
Le « mansplaining » recouvre toutes sortes de situations. L’exemple le plus ancien documenté à ce jour semble être l’homme qui, en 1903, théorisait sur les raisons pour lesquelles les femmes ne voulaient pas du droit de vote [4]. Il y a eu, ensuite, celui qui expliquait à une femme ce qu’elle ressent lors d’un orgasme [5], en passant par le cuisinier amateur qui expliquait à une cheffe comment faire chauffer de l’huile dans une poêle [6]. Dans le cadre du débat sur le Brexit, on pensera au milliardaire Aaron Banks corrigeant la professeure d’histoire antique Mary Beards sur les raisons de la chute de l’empire romain (selon lui : l’immigration), les vagues souvenirs de lycée du premier valant apparemment autant que les décennies de recherche sur le sujet de la seconde [7]. Les exemples sont innombrables.
Au delà de l’anecdote énervante, le « mansplaining » est un symptôme du manque de crédibilité que la société accorde aux femmes lorsqu’elles parlent de leurs propres expériences ou lorsque des sujets plus ou moins complexes sont abordés. Bien sûr, les hommes ont le droit d’avoir un avis sur le féminisme, les contractions lors de l’accouchement et l’inconfort de certaines chaussures à talon. Mais lorsqu'un groupe dédié à la réforme de la législation sur la contraception ou l’avortement est composé uniquement d’hommes [8], il y a un problème. Et lorsque les hommes (en tant que groupe) remettent systématiquement en doute la réalité des expériences faites par un grand nombre de femmes (on pensera au sexisme sur le lieu de travail, par exemple, ou au harcèlement de rue), ou l’écartent sous prétexte qu’elles sont trop sensibles ou n’ont décidément aucun sens de l’humour, il est temps de rééquilibrer la discussion et de donner la parole à celles qui vivent ces situations au quotidien.
2. « Manterrupting »
Terme popularisé par la journaliste américaine Jessica Bennet [9], le « manterrupting » peut être défini comme l’interruption systématique et injustifiée des femmes par leurs collègues masculins [10]. Une étude devenue célèbre avait établi il y a quelques années que les hommes accaparent les 75% de temps de parole dans les réunions professionnelles, bien au delà d’une représentation proportionnelle des genres [11].
Au delà du manque de politesse qu’il incarne, le « manterrupting » a toutefois une facette plus insidieuse. En effet, le langage étant un outil de pouvoir, en interrompant continuellement leur interlocutrice, les hommes monopolisent les conversations, marquent une hiérarchie, et augmentent leur crédibilité professionnelle [12], alors que les femmes, elles, apprennent à se taire [13].
Un article récent a mis en lumière le phénomène au sein de la Cour suprême des Etats-Unis [14]. Les auteurs ont examiné les transcriptions des débats devant cette juridiction afin d’identifier quels juges interrompaient le plus souvent leurs collègues, respectivement étaient le plus souvent interrompus par eux. Il ressort que les femmes juges étaient interrompues de façon disproportionnée par rapport à leurs collègues masculins : elles représentaient le 22% des juges, mais étaient la cible de 52% des interruptions. Et plus elles étaient nombreuses à la Cour suprême, plus elles étaient interrompues par leurs collègues : en 1990, Sandra Day O’Connor était la seule femme siégeant à la Cour suprême, et les 35.7% des interruptions étaient dirigées contre elle. En 2002, alors qu’il y avait deux femmes à la Cour suprême, elles étaient victimes de 45.3% des interruptions. En 2015, les trois femmes juges étaient la cible de 66% des interruptions. La même année, une femme juge était interrompue presque 4 fois plus souvent qu’un homme juge, en moyenne [15].
Cette attitude de la part des hommes pourrait être renforcée par la façon de parler de certaines femmes. En effet, les femmes utiliseraient plus de mots visant à rendre leur discours moins direct et moins ferme (en utilisant ce que les linguistes anglosaxons appellent des hedges tels que peut-être, parfois, d’une certaine façon, etc.), s’excuseraient plus [16], poseraient plus de questions, nuanceraient plus leurs propos, s’interrompraient plus pour inviter d’autres à parler, montreraient plus de soutien aux interlocuteurs, etc. [17] Une solution pourrait dès lors être d’apprendre aux filles et aux femmes à s’exprimer différemment ou plus comme les hommes. Mais cela soulève un autre problème, car certaines études suggèrent que les femmes qui adoptent les mêmes habitudes de langage que les hommes sont perçues comme trop agressives et trop dominantes et perdent alors en crédibilité professionnelle [18]. Le problème reste donc entier.
3. « Manspreading »
Le « manspreading », enfin, est un phénomène bien connu des utilisatrices de transports publics (le mot lui-même n’est apparu qu’en 2008, sur Twitter, d’après le Oxford English Dictionary [19]). Il s’agit de cette tendance qu’ont certains hommes à s’asseoir les jambes très écartées et de prendre ainsi deux fois plus de place que leurs voisines [20]. On parle en français d’ « étalement masculin ».
Si certains voient dans le phénomène un simple comportement malpoli isolé, d’autres le perçoivent comme le symptôme d’une lutte politique pour le contrôle de l’espace. Citant la sociologue Colette Guillaumin, qui a étudié depuis les années 1970 les positions des hommes et des femmes dans les espaces publics, Le Monde rappelle que l’homme qui écarte les jambes, debout ou assis, est « une des caractéristiques majeures de la virilité occidentale, à la manière du cow-boy qui descend de cheval et reste jambes écartées » [21]. Y répond la femme qui croise les jambes, symboliquement pour protéger son sexe d’une possible agression, ou tout simplement pour se faire plus petite et éviter un combat de genoux. D’après certaines féministes, ces comportements seraient le syndrome de la même domination masculine qui se traduit dans les pratiques sociales en inégalités salariales et aux violences domestiques et sexuelle. Raison pour laquelle le « manspreading » devrait être combattu, comme toute autre dérive du patriarcat.
Certaines villes (dont New York, Paris et Madrid) ont donc décidé de prendre le taureau par les cornes et affichent désormais des messages de sensibilisation dans les transports publics.
La réaction des hommes ne s’est pas faite attendre, et elle est riche d’enseignements: insulter les femmes qui dénoncent le phénomène, inverser la problématique (« Certaines femmes le font aussi, surtout quand elles sont enceintes ou grosses ») et ridiculiser la revendication ou la noyer dans des revendications absurdes (« Et les gens qui se tiennent à gauche sur l’escalator, alors ?! ») [22]. À les entendre, les hommes auraient une bonne raison de s’asseoir les jambes écartées, à savoir éviter une pression trop grande sur des organes génitaux (très) volumineux [23]. Puisqu’on vous le dit…
[1] L’auteure remercie la Prof. Fabienne H. Baider, Université de Chypre, Département d’Etudes françaises et d’Etudes européennes, pour sa relecture et ses suggestions.
[2] Mansplaining : «Les mots sont liés au pouvoir» - Liberation -
[3] Ces hommes qui m’expliquent la vie, de Rebecca Solnit, traduit de l’anglais par Céline Leroy, éditions de l’Olivier, sorti le 1er mars 2018.
[4] A Cultural History of Mansplaining - The Atlantic, November 1, 2012
[5] 12 Absolutely Infuriating Examples of Mansplaining - Cosmoploitan - March 24, 2017
[6] He Told Me how to Pronounce my own Name - Mail - May 18, 2017
[7] https://bzfd.it/2uLA9o9
[8] Une fois sous Obama ; la seconde sous Trump :
[9] How Not to be Interrupted in Meetings, TIME January20, 2015
Il faut ajouter que l’interruption est un sujet très étudié en analyse conversationnelle (cf. les nombreux travaux en Language et gender à ce sujet) et cela depuis des années. Comme l’humour, l’interruption peut être symptomatique soit d’un rapport de force (invasion de l’espace de parole de l’autre), soit de solidarité (on montre son enthousiasme, son empathie, etc.)
[10] Définition reprise de :Contre le « manterrupting », le bâton de parole, Le Monde 05.02.2018
Voir également: Speaking While Female, The New York Times, January 12, 2015
[11] The Great Gender Debate, Mail, 19 September 2012
[12] Voir l’étude passionnante de Victoria Brescoll sur le lien entre temps de parole et la compétence perçue :Who Takes the Floor and Why: Gender, Power, and Volubility in Organizations
[13] Afin de mettre en lumière le phénomène de « manterrupting », une application a été créée par BTEC, appelée « Women interrupted ». L’application utilise le micro du smartphone pour analyser les conversations et compter le nombre de fois que les interlocutrices sont interrompues par des interlocuteurs.
[14] How Ruth Bader Ginsburg Cut Down on the Supreme Court's 'Manterrupting, Inc.com, 12.23.2014
[15] Mais le genre n’est peut-être pas la seule dimension à prendre en compte dans ce contexte. Les mêmes chercheurs ont relevé que Sonia Sotomayor, qui est latina, est interrompue est interrompue de façon disproportionnée par les avocats (hommes) des parties.
[16] Le début de ce sketch de SNL avec Aidy Bryant et Colin Jost sur l’égalité salariale entre hommes et femmes illustre bien le propos :
[17] Voir la méta-analyse de Leaper C./Robnett R. C, Women Are More Likely Than Men to Use Tentative Language, Aren’t They? A Meta-Analysis Testing for Gender Differences and Moderators, Psychology of Women Quarterly 35(1), 129-142, 2011.
[18] Sur le sujet de la crédibilité des avocates, voir les études synthétisées par Jaquier V./Vuille J., Les femmes et la question criminelle, Genève : Seismo, 2017, p. 408-410. Il existe aussi une littérature assez importante sur le leadership féminin qui pose les mêmes questions.
[19] Manspreading: how New York City’s MTA popularized a word without actually saying it
[20] Voir notamment : "Manspreading": une campagne de sensibilisation dans les transports new-yorkais s'attaque aux incivilités masculines, Huffington Post, December 23, 2014.
On pense aussi à la place des bras sur les accoudoirs dans les avions qui est prise d’assaut par vos voisins.
[21] Comment le « manspreading » est devenu un objet de lutte féministe, Le Monde, 06.07.2017
[22] Les réactions des hommes à la dénonciation du "manspreading" sont pleines d'enseignements, HUFFPOST, 17.06.2017
[23] Revealed: The Scientific Explanation behind 'Manspreading', Independent, 27 July, 2017
Lecture supplémentaire :
« Ce n’est pas la langue qui est sexiste, mais les comportements sociaux »
Le Monde, 26.12.2017
D'autres articles par la meme auteur parus sur ce blog :
https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/joelle-vuille/
J'adore cet article ! Extrêmement bien documenté, clair et concis, drôle et non polémiste. J'ai appris plein de choses. Il me reste à explorer toutes les sources données par l'auteure : merci Joelle !
Rédigé par : Nadine | 04/04/2018 à 23:35
What a great article! And thanks also for giving us the terms in French - I wouldn't have known them, even though of course as a woman I've been exposed to this, especially manturrupting.
Girl power!
Rédigé par : Jacquie Bridonneau | 05/04/2018 à 01:18
Great article! Thank you!
Rédigé par : ingrid | 05/04/2018 à 02:51